Le label britannique BBE a entamé la mission titanesque de rééditer une partie du catalogue de l’incontournable label nigérian Tabansi. PAM s’est entretenu avec le journaliste John Armstrong et le patron du label nigérian Joe Tabansi pour reconstituer cette remarquable histoire.
Photo : John Armstrong
Né en 1996, BBE — littéralement Barely Breaking Even — est le label auquel on doit les compilations devenues cultes signées Keb Darge, Masters at Work, ou Gilles Peterson, mais aussi des anthologies de Roy Ayers, sans oublier l’incontournable série Beat Generation qui a vu défiler des albums de Jay Dee, Will I Am, Jazzy Jeff, Pete Rock ou DJ Spinna. En dépit d’une belle longévité doublée d’un intérêt ardent pour la black music, la maison britannique était jusqu’ici restée plus timide quand il s’agissait d’aller dénicher des trésors en Afrique.
Certes, des albums de Hugh Masekela, Spoek Mathambo, Rim Kwaku Obeng ou Eji Oyewole se sont succédés de manière disparate. Mais 2019 allait tout changer : en marge d’autres sorties africaines de plus en plus fréquentes (comme les fantastiques rééditions de Xoliso ou Sidiku Buari), BBE proposait au label nigérian Tabansi d’explorer son catalogue pour en rééditer les perles.
À plus de quatre mille kilomètres de Londres, sans même l’imaginer, le titan Tabansi Records, actif depuis 1950 et aujourd’hui conduit par le digne héritier Prince Joseph Tabansi, n’attendait que cette proposition surgie de nulle part. Du haut de ses 5000 sorties comptées à la louche, le nouveau patron accepte sans hésiter. Joe Tabansi saisit cette chance tant attendue d’exaucer le vœu le plus cher du père fondateur du label : faire découvrir au monde entier les trésors issus de ses archives. C’est à John Armstrong, proche de Lee Bright et Peter Adarkwah de BBE, que sont alors confiées les clés de ce répertoire géant où afropop, reggae, calypso, hip-hop, musique traditionnelle, gospel, funk ou highlife s’entrechoquent de façon cordiale.
On ne pouvait mieux tomber, puisque ce DJ, compileur et depuis plus de 40 ans journaliste musical est aussi un avocat retraité, autrefois spécialisé dans les litiges liés à la musique et aux médias. C’est d’ailleurs ainsi qu’il se définit : « un simple avocat qui a toujours aimé tous les styles musicaux depuis son enfance, en particulier la musique africaine sous toutes ses formes ». Déjà familier avec les productions et la réputation de la structure nigériane, John devient logiquement l’homme qui co-sélectionnera cette « Tabansi Gold Series » en plus d’écrire la totalité des notes historiques qui accompagneront les disques. « C’est l’un des projets les plus intéressants sur lesquels j’ai eu le plaisir de travailler depuis des années », confie-t-il, emballé par l’enjeu de sa mission.
Une intervention divine
S’attaquer à la réédition d’un tel catalogue est un challenge ambitieux que John portera donc sur ses épaules jusqu’au bout, en respectant les pressages originaux et en leur donnant un petit coup de chiffon : vinyle dense et de haute qualité, pressage dans des usines de confiance testées et approuvées par BBE, pochettes originales, et — cadeau du patron — ces tranches d’histoire rédigées par John pour qu’ « à la fois les newcomers et les aficionados puissent avoir une meilleure vision de la culture musicale nigériane en général, en particulier celle des 70 et 80. » Pour qu’une sortie passe sous la plume de John, deux conditions : il faut bien sûr que le disque soit bon, et qu’il n’ait jamais fait l’objet d’une réédition. « Ça aurait pu être une série de seulement 10 LP, mais ça s’est avéré être bien plus, près de 60 en fait ! », révèle-t-il.
D’emblée, Joe Tabansi sentit que l’identité sonore et visuelle des œuvres n’allait pas être maltraitée : « ils voulaient conserver toute la gloire des enregistrements originaux et de leurs pochettes, même si nous savions que pour quelques-uns, les couvertures devaient être repensées. Ils l’ont brillamment fait en reflétant un design en phase avec les douces mélodies et les rythmes spéciaux de ces œuvres musicales. » C’est donc avec douceur et prudence que John et l’équipe de BBE manipulent les bandes, avec l’aide bienveillante du Nigérian. « La confiance est quelque chose qui démarre quelque part et qui mène bien plus loin », continue-t-il. Au premier contact, Joe se demande même s’il ne s’agit pas là d’un cadeau tombé du ciel : « j’ai prié Dieu pour que ce genre de personnes m’approche, afin de satisfaire la vision de notre défunt fondateur”. En effet, le Prince Dr Chief G. A. D Tabansi — décédé en 2010 — en avait fait son combat pendant des décennies, distribuant au Nigeria des disques occidentaux tout en attendant une réciprocité qui ne se présentera jamais, les majors internationales du disque ayant abandonné tout intérêt pour la musique africaine, faute de retour sur investissement.
Pourtant, même si BBE est une référence en Europe et aux États-Unis, Joe Tabansi n’en avait jamais eu vent. « À l’époque où notre entreprise signait de la musique provenant du Royaume-Uni, des Caraïbes et d’autres pays pour la sortir au Nigéria, BBE était absent, nous dit-il. En réalité, notre connexion avec eux n’est rien d’autre qu’une simple intervention divine qui a rendu cela possible en nous liant pour reprendre le travail là où notre président l’avait arrêté ! » On comprend l’enthousiasme lorsque l’on apprend qu’au moment où BBE le contactait, Joe Tabansi redémarrait le business après une longue période de fermeture suite au décès de son fondateur.
Les grands esprits…
John Armstrong, l’homme de la situation, est un mélomane, un vrai. C’est pourquoi BBE lui a fait confiance en le mettant au centre de cette aventure, fort de son expérience de consultant pour le BBC World service au début des années 90, quand la radio lançait son antenne dédiée à l’Afrique de l’Ouest en émettant à partir d’Abidjan. Il se souvient : « la BBC a fait une étude démographique approfondie des habitudes d’écoute des habitants d’Afrique de l’Ouest, et ça m’a réellement ouvert les yeux. » Il jonglait ainsi avec le contenu musical, diffusant des balades et de la musique religieuse pour les femmes plus âgées en début d’après-midi, puis du hip-hop, de la soul et du funk pour les jeunes prêts à sortir en début de soirée, ou de la musique country pour les plus de 30 ans. « C’était pour moi une expérience riche d’enseignements qui a complètement fait voler en éclat toutes mes idées préconçues, se souvient-il. Quand tu regardes l’immense variété musicale du catalogue Tabansi que BBE réédite, c’est simplement le vrai reflet des goûts musicaux des Africains. »
Pour BBE, il existe deux types de musique : la bonne et la mauvaise. S’ils s’attellent à donner une seconde vie à la musique du label Tabansi, c’est qu’elle fait naturellement partie du premier lot. Et il n’y a qu’une manière de s’en assurer : « on dit toujours qu’il faut manger le pudding pour en sentir le goût, dit Joe. Les beats excentriques, psychédéliques et irrésistibles de la musique africaine la distinguent définitivement de celle des autres régions du Monde et des autres genres. » À l’écouter parler, on entendrait presque les mélodies résonner au loin : « il y a des lignes de basse percutantes, des rythmes de congas et de bongos envoûtants qui ne peuvent être entendus nulle part ailleurs dans le monde. Tout cela mélangé avec le timbre et la sensibilité unique de la guitare rend l’Afrique reine lorsque l’on parle de musique. »
Autant dire que l’oreille avertie de John n’a eu que l’embarras du choix en pénétrant dans cette véritable caverne d’Ali Baba. Choisir les disques à rééditer était simplement un « raisonnement entre grands esprits », décrit Joe, désireux de proposer la meilleure présélection possible afin de couvrir la diversité ethnique et culturelle de l’Afrique à travers ses langues, ses tribus, et ses genres : « Quel que soit ce que nous allions leur présenter, explique-t-il, il fallait y mettre la fantastique richesse du highlife, les rythmes merengue, l’ikwokrikwo old school, la juju, le folklore, les légendes du jazz, ou le son spécial du Ghana. »
À l’heure où nous écrivons ces lignes, grâce à la bénédiction du Chief, des musiciens ou de leur famille, John et BBE ont déjà pressé quelques trésors d’artistes mythiques vivants ou morts, et ce n’est que le début : les rois du disco libériens Zack & Geebah, le trompettiste highlife nigérian Zeal Onyia, le super producteur électronique camerounais Nkono Teles, le Congolais Lumingu Puati et son style unique de rumba, ou le maître ghanéen Ebo Taylor. Cas particulier, ce dernier fait l’objet de la toute première édition d’une session studio oubliée : « le simple fait de voir et d’entendre l’heureuse réaction d’Ebo et de sa famille aurait valu la peine de sortir cet unique disque », confie John, soucieux de la satisfaction des principaux intéressés.
En travaillant main dans la main, les deux labels abattent ici un travail aussi colossal qu’essentiel pour le patrimoine musical africain. Tout en surveillant les prochaines sorties, nous vous invitons à découvrir quelques petites merveilles déjà disponibles à travers cette playlist sur-mesure, disponible sur Spotify et Deezer.
Retrouvez le catalogue de Tabansi Records, ainsi que celui de BBE.