Brian Bamanya alias Afrorack a fabriqué en Ouganda le premier synthétiseur modulaire DIY du continent africain : pour lui, pas de doute, c’est en Afrique qu’aura lieu la prochaine révolution des musiques électroniques.
Brian Bamanya alias Afrorack rayonne. Quelques jours après un set remarqué à l’Atlas Electronic Festival à Marrakech, le trentenaire joue à domicile au Nyege Nyege Festival dans la jungle de Jinja, en Ouganda. Retransmis en direct sur Boiler Room, Afrorack suscite la curiosité du public, de la presse, mais aussi des artistes, fascinés par son installation aux branchements multicolores : c’est sur le premier synthé modulaire DIY du continent qu’Afrorack fabrique son acid-house artisanale.
Développé simultanément aux États-Unis par Robert Moog et Donald Buchla dans les années 60, le synthétiseur modulaire est vite adopté et popularisé par des musiciens-laborantins fous d’exploration sonore, de Zappa à Portishead. Derrière son mur de câbles, il se compose d’un ensemble de modules indépendants, complémentaires et personnalisables — oscillateur, amplificateur, filtres ou enveloppes — qui, en fonction de leur architecture et de la manière dont ils sont interconnectés (« patchés » dans le jargon), produiront des sons uniques travaillés en direct et modulables à l’infini.
Si la quasi-totalité de sa fierté tient dans une valise, Afrorack a bien conscience de l’impact d’un tel apport aux musiques électroniques africaines. « À l’exception de quelques rares passionnés en Afrique du Sud, c’est absolument nouveau ici. Et comme notre héritage ne vient ni de Detroit, Chicago ou Berlin – mais de nos propres traditions musicales, je suis convaincu que c’est en Afrique qu’aura lieu la prochaine révolution des musiques électroniques ! » affirme-t-il.
« C’est un hobby de riches », déplore le bricoleur, de retour à Kampala, dans le salon-laboratoire de sa maison à la lisière de la ville. À l’heure du rapide-et-pas-cher, il est vrai que la popularité du modulaire peut surprendre, car il n’est ni l’un ni l’autre. Bien que des constructeurs comme Behringer travaillent à rendre le monde de la synthèse modulaire plus accessible en produisant des modules compris entre 45 et 90 € selon Tracks, l’achat d’un boîtier et de modules peut facilement atteindre plusieurs milliers de dollars et dans ces conditions, l’instrument ne semble pas le complice idéal d’un usage récréatif. Mais il en fallait plus pour décourager Afrorack qui, après avoir découvert la galaxie modulaire dans les arcanes du web et réalisé qu’il était le premier à se lancer en Afrique de l’Est, fait un constat simple : n’ayant pas les moyens de s’offrir sa nouvelle obsession, il la fabriquera donc lui-même. Au printemps 2018 démarre alors une traque patiente auprès des réparateurs informatiques de la capitale ougandaise notamment et, s’appuyant sur des tutos et un goût très prononcé pour la bidouille, Afrorack finit par trouver la bonne combinaison. Une réverb’ à — énorme — ressort, des vieux câbles, des composants électroniques recyclés en guise d’oscillateur… six mois plus tard, la bête est opérationnelle. Somme toute assez semblable aux standards Eurorack (norme et format de système modulaire conçu en 1955 par le musicien et ingénieur allemand Dieter Döpfer) elle n’en demeure pas moins une véritable prouesse technique. À l’africaine, donc… Afrorack.
« Le charme du DIY, c’est son pouvoir d’émancipation : être capable de construire soi-même un instrument en mesure de créer de la musique. Je trouve ça très anti-consumériste et ça me plaît beaucoup », assume l’ancien guitariste. « Un synthé modulaire, c’est comme un organisme vivant et comme pour un corps humain, il faut trouver une certaine harmonie entre les différents organes. Mon système est purement analogique, il se comporte donc de manière très organique. Ce qui tombe très bien, parce que j’adore être surpris », ajoute-t-il avec un sourire de gosse. Dans son quartier, Afrorack est servi : l’électricité est versatile et même s’il patche son modulaire à l’identique, le son n’est jamais le même. Parfait pour repousser les limites du design sonore.
Technicien brillant, Afrorack se cherche encore artistiquement. « J’apprends chaque jour », assure-t-il avec humilité. Au panthéon de ses inspirations, le producteur inscrit le pionnier Moog pour ses travaux sur la synthèse dans les années 60, Buchla et Suzanne Ciani pour leurs systèmes innovants et leur créativité, Steevio & Suzybee ou encore l’artiste néerlandais Colin Benders pour leur impressionnante capacité d’improvisation. Bien que son acid-house soit encore à ce jour plutôt classique, Afrorack annonce qu’il a une tonne d’idées en cours d’expérimentation : jouer live avec des musiciens traditionnels, incorporer des rythmes acholi ou baxiga…
« En explorant les liens entre l’acid-house et les rythmes traditionnels ougandais par exemple, le synthé modulaire permet aussi d’établir un dialogue entre les cultures, voire même de créer un nouveau langage », explique Afrorack. Au cours de ses recherches, le geek éclairé tombe d’ailleurs dans le monde complexe des musiques algorithmiques, et plus précisément sur les « euclidean rhythms » étudiés par le chercheur canadien Godfried Toussaint. En bref, une manière de programmer le séquenceur d’un synthé qui produirait à l’arrivée des résultats rythmiques semblables à la grande majorité des musiques traditionnelles — sauf hindoustanies, selon les tests. « C’est vraiment fascinant », conclut Afrorack, en ajustant ses lunettes.
La plupart du temps, Afrorack improvise. Si son approche est empirique et qu’il laisse « la machine dicter sa loi », comment envisager la performance live ? En travaillant beaucoup, certes, mais aussi « en rencontrant d’autres musiciens qui jouent sur des synthés modulaires pour affiner ma technique, développer mon style et mes connaissances », espère celui qui allait recevoir quelques jours plus tard la visite pas si fortuite du producteur réunionnais Jako Maron, pionnier du maloya électronique également invité au Nyege Nyege Festival, pour une masterclass en circuit court.
Alors qu’Afrorack a pu concevoir son synthé modulaire grâce à des plans de récupération gracieusement mis en ligne par une communauté de passionnés prêts à partager leurs systèmes, lui admet avoir plutôt pensé à commercialiser ses modules à bas coût notamment pour financer ses recherches. Mais ce qui compte avant tout, c’est « d’activer une prise de conscience et d’inspirer d’autres artistes à se saisir de cet outil génial pour faire danser les gens. » Et tandis qu’Afrorack patche son installation entre son canapé et ses photos de mariage, sa femme, Liz, s’active dans la pièce d’à côté. Son business à elle, c’est le cake design. Elle confirme : ils ne vont pas s’ennuyer.
Retrouvez Afrorack sur YouTube ou sur son site.