À l’occasion de l’anniversaire des émeutes de Brixton du 10 au 12 avril 1981 (Brixton riots), PAM explore l’impact de la culture sound system à travers les événements qui ont transformé le paysage multiculturel britannique.
Image : © Sound System Culture – Nowness
« Dans ce pays, dans 15 à 20 ans, les noirs auront le dessus sur les blancs ». La déclaration d’Enoch Powell en 1968 a résonné dans la Grande-Bretagne d’après-guerre, telle une affirmation éhontée, représentative de la vision du multiculturalisme de l’époque. De fait, la mère-patrie n’offrait que peu d’espaces où les minorités ethniques étaient égales au reste de la population. Sans voix et marginalisés, les noirs de Grande-Bretagne se faisaient entendre différemment à travers le reggae, le dub et la culture des sound systems importés des Caraïbes, qui allaient progressivement envahir le paysage sonore britannique.
Trente ans après le débarquement du navire SS Empire Windrush – avec à son bord, près de 500 voyageurs venus principalement de Jamaïque et des Caraïbes – la deuxième génération issue de cette immigration est exaspérée par le racisme omniprésent dans la société anglaise, et la soumission aux blancs qu’on lui impose. C’est cette nouvelle génération qui va faire tomber les barricades qui empêchaient la culture noire d’envahir les rues britanniques. Une génération audacieuse et indomptable, tout comme la musique qui accompagne ses luttes, qui se feront dans les rues au son des sound systems.
La naissance de la culture sound system
La culture du sound system est devenue très rapidement populaire dès les années 50 en Jamaïque. Ces systèmes son faits maison voyageaient à travers le pays, lors de showcases et battles – l’art du « clashing » – pour diffuser le meilleur de la musique reggae. En Angleterre, dans les années 70, des sound systems locaux comme Saxon Sound, Coxsone et Jah Shaka annonçaient déjà l’indépendance de l’identité culturelle des Britanniques noirs. Une basse lourde et rebelle : c’était le son de la protestation. En plus des imports de Jamaïque, les sound systems jouaient les dernières nouveautés du reggae anglais, qui comptait déjà ses vedettes : Aswad, Steel Pulse et Matumbi. Bien que le genre ait toujours été la voix des opprimés et des marginaux, le son s’est alourdi au cours des années 70, au plus fort des tensions raciales. Les artistes de reggae sont alors retournés aux racines, la basse vrombissante devenant l’arme ultime pour lutter contre la haine grandissante.
L’incendie de New Cross
La résonance de la musique dans certaines communautés est unique et indissociable. Pour celles de la diaspora africaine, la musique a toujours été synonyme de survie. Un élément intégral de la lutte des Noirs – du « Passage du milieu » aux plantations sudistes esclavagistes des États-Unis – la musique crée la possibilité d’un espace vital pour la résistance et le souvenir. C’était certainement le cas la nuit du 19 janvier 1981, lors de la fête d’anniversaire d’Yvonne Ruddock, 16 ans, quand 13 enfants noirs ont été tués dans l’incendie de sa maison londonienne du quartier de New Cross – un moment charnière dans la construction de la conscience noire. Certains, y compris des témoins de ce drame, pensent que l’incendie était le résultat d’une attaque raciste. Jusqu’à aujourd’hui, l’affaire est restée non élucidée.
Face au silence assourdissant de l’État, le peuple a fait entendre sa voix, et le mécontentement populaire a immédiatement été mis en musique par les vedettes du reggae britannique. « New Cross Fire », de Roy Rankin & Raymond Naptali, condamne le silence de l’État, et va jusqu’à affirmer, avec force écho dub, que l’incendie de New Cross est un meurtre : « Di New Cross Fire dat a murdah » . Complètement dans l’air du temps, la face B de l’album, « Brixton Incident », est une réaction aux émeutes qui éclateront trois mois plus tard. Linton Kwesi Johnson attire l’auditeur avec la même recette sur « New Crass Massakah » ( pour « New Cross Massacre », soit « le massacre de New Cross »). La chanson commence avec cette basse si familière et réconfortante qu’on entend alors dans toutes fêtes. Puis l’ambiance joviale cède vite le pas à ces mots glaçants : « di screamin ¦ an di cryin ¦ an di dyin in di fyah » (« the screaming and the crying and the dying in the fire »), soit « les cris et les pleurs et les morts dans le feu ».
Tout aussi triste et sinistre, sortira New Cross Fire, l’album hommage aux victimes de l’incendie, par Sir Collins & His Mind Sweepers. Récitant l’alphabet avec l’innocence et l’énergie de sa jeunesse, le propre fils de Sir Collins, Steve, ouvre l’album, et teinte de sa voix juvénile le reste du disque. Enregistrée avant l’incendie, la voix de Steve Collins en a été l’une des victimes, puisque le jeune garçon mourra pendant qu’il jouait sur son sound system – une image bouleversante qui illustre le lien étroit entre la musique et la lutte des noirs. Dans son poème, Linton Kwesi Johnson récite que « toute l’Angleterre noire a viré au rouge orangé » (« di whole a black Britn tun a fiery red ») et, sans aucun doute, l’incendie de New Cross fut un tournant pour l’Angleterre multiculturelle. Et la première étincelle de l’enfer qu’allait être 1981.
‘Event af di year’, 2 jours de révolution
Suite à l’introduction des lois « Sus » – qui ont donné le droit aux policiers d’interpeller et fouiller quiconque leur semble suspect – un nombre ahurissant de jeunes noirs étaient massivement arrêtés dans les rues. La nuit du 11 avril 1981, l’interpellation et l’arrestation d’un homme noir a provoqué deux nuits de révoltes en Grande-Bretagne. Les émeutes s’étendèrent de Londres à Liverpool, Manchester, Birmingham et Leeds.
Peu d’œuvres culturelles reflètent aussi bien les émeutes que le poème-dub de Linton Kwesi Johnson, « Di Great Insohreckshan » (« La grande insurrection »). Fusionnant les sons de la Jamaïque et l’expérience urbaine de Londres, Johnson s’est fait l’architecte d’un nouveau style. Accompagné par un des pionniers du reggae anglais, Dennis Bovell du groupe Matumbi, Johnson montrait une nouvelle perspective de vie aux jeunes noirs, mettant l’accent sur les abus de la police et les attaques répétées contre les personnes innocentes. En qualifiant le mouvement noir d’insurrection, au lieu d’émeute, Johnson remet les événements de 1981 au sein d’une lutte contre l’oppression, et non pas une quête de la violence.
Tel un rappel de l’objectif de la communauté noire, le poème de Johnson prône la destruction des institutions qui mettent en place l’oppression et des symboles du racisme institutionnel de l’État : « wen wi mash up plenty police van ¦ wen wi mash up di wicked wan plan ¦ wen we mash up di Swamp 81 » (« quand on défonce plein de voitures de police / quand on défonce le foutu Plan n°1 / quand on défonce le Swamp 81 »). En réfutant l’idée communément admise que l’homme noir est violent et agressif, le poème est une façon de rappeler que les émeutes n’avaient pas pour but d’attaquer la population. « Dem seh we bun doun di George […] we nevah bun di landlaad » (« They say we burned down the George […] we never burn the land »), soit « Ils disent que l’on a incendié le George […] on n’incendie jamais les propriétaires »). « [D]i George » fait ici référence au George Inn, un pub sur Railton Road – qu’on surnommait la pointe – au centre de Brixton, un lieu de rassemblement notoire des groupes fascistes et d’extrême-droite. Sur « Brixton Incident », Rankin et Naptali rejoindront l’appel de Johnson à fermer les places fortes du fascisme dans l’espoir de créer une société plus égalitaire : Ils citent le « wicked tabernacle » [le « foutu temple »], référence directe au George Inn, une fois de plus. Le pouvoir sonore des artistes reggae devenait la bande-son de la mobilisation de la population. En détruisant les institutions racistes, de nouveaux espaces pour l’égalité et la paix voyaient le jour, des lieux qu’on retrouvait alors aussi dans les chansons.
Il n’est pas surprenant que la seule chanson sur les émeutes qui connut un succès populaire durable fut « Electric Avenue », le tube de 1982 par Eddy Grant. Malgré son tempo R&B entraînant, plus convenable pour une audience blanche qu’un roots reggae activiste, les paroles camouflent une critique des réponses aux émeutes. De Brixton à Hollywood, « Electric Avenue » a été nominée pour un Grammy de la meilleure chanson R&B, mais « Billie Jean » de Michael Jackson a finalement remporté le prix.
Sans complexe et sans compromis, la musique reggae était la bande-son de l’époque. Les émeutes de 1981 ont donné lieu à une des plus grandes enquêtes ethniques à ce jour : le Scarman Report. Malgré toutes les injustices commises cette année-là, 1981 fut un moment-clé de changements pour les minorités ethniques en Angleterre, ouvrant à leur influence le monde de la politique, des arts et, naturellement, de la musique.
La musique reggae a profondément bouleversé le Royaume-Uni et le monde. Les sound systems continuent encore aujourd’hui de prôner la paix et de convoquer la joie, un message qui résonne bien plus fort que l’histoire officielle des jeunes noirs violents et délinquants. Surtout, elle est un symbole de l’infatigable et interminable lutte noire, finalement gravée dans l’histoire. La musique caractéristique d’une époque a finalement donné la parole aux sans-voix, une parole dont les noirs d’Angleterre peuvent s’emparer aujourd’hui pour affirmer fièrement, « je suis aussi britannique que vous. »
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