Qu’est-ce que c’est que ce bloc de carnaval ?
Extrait de Mundo Negro (Monde Noir) – Paulinho Camafeu
J’aimerais bien le savoir
C’est le Monde Noir
Que nous sommes venus vous montrer
Blanc, si tu savais
La valeur du nègre
Tu prendrais un bain de goudron
Pour devenir nègre toi aussi [1]
Quand Gilberto Gil enregistre ce titre fin 1976 pour l’album Refavela, cela fait déjà deux carnavals qu’un nouveau bloc secoue les défilés à Salvador, suscitant la réprobation de la bonne société et déclenchant la colère des autorités : le Ilê Aiyê Mundo Negro, originaire de Liberdade, le quartier de la capitale bahianaise qui compte le plus d’afrodescendants. Non seulement il n’est composé que de noirs, mais en plus les tenues africaines de ses membres contrastent avec les déguisements de bédouin et les suaires de fantôme dont devaient se contenter jusqu’alors tous les bigorrilhos, ces jeunes noirs qui préféraient s’amuser plutôt que de jouer des percussions pour les blancs ou porter leurs allégories ; ou qui ne défilaient ni avec les afoxés, les candomblés de rue et leurs adeptes tout de blanc vêtus, ni avec les Apaches de Tororó, le Cacique de Garcia ou les autres blocs à la mode, celle du western et des Indiens d’Amérique du Nord, où ils étaient généralement cantonnés.
Avec ses échoppes et ses petites demeures aux tons pastels où vit toute une population d’ouvriers et d’employées de maison, Liberdade en 1974 est toujours le lieu de misère et de luttes populaires décrit par Jorge Amado trente ans plus tôt. Privés des loisirs des classes moyennes blanches, les jeunes se retrouvent dans les bars pour jouer au billard. Celui de Chico rue du Curuzu est le QG d’Antônio Carlos dos Santos, alias Vovô (papy), surnommé ainsi depuis l’âge de neuf ans pour être arrivé un jour en classe un paletot sur le dos (un vrai vêtement de grand-père), et de son copain Apolônio Lima dit Popô. Joueurs de timbal et amateurs de samba, tous les deux ont 22 ans et une petite expérience dans les loisirs populaires.
Naissance de « notre maison » noire
Entre deux virées à la plage d’Itapoã et la sortie du samedi matin au mercado modelo, le grand marché couvert de la ville basse, les deux compères décident avec la bénédiction de Mãe Hilda, la mère de Vovô, prêtresse du terreiro de candomblé Ilê Axé Jitolu, de fonder leur propre bloc de carnaval pour rendre hommage au continent africain et partent à la recherche d’un nom. « Je voulais l’appeler Black Power, se souvient Vovô, 70 ans au compteur, la casquette vissée sur des dreads grisonnantes. On était très influencé par les panthères noires avec leurs coiffures afro et leurs pantalons à pattes d’eph, et on écoutait beaucoup de soul. Ma mère a trouvé l’idée géniale mais a dit qu’on allait avoir des problèmes. » Vovô et Apolônio finiront par choisir Ilê Aiyê (notre maison en yoruba), un nom qui fait l’unanimité auprès des habitants du quartier, que les jeunes ont pris soin de consulter.
Le bloc naît officiellement le 1er novembre 1974. En plus du noir, qui représente le peuple noir, et du blanc, emblème d’Oxalâ, la divinité de la paix, il prend pour couleurs le rouge, le sang du peuple noir qui coule et le jaune, symbole de pouvoir et de richesse. Trois ans plus tard, l’artiste bahianais Jota Cunha créera l’identité visuelle du bloc, un masque africain avec quatre coquillages ouverts — des cauris — formant une croix sur la tête, auquel il donnera le nom de « profil azeviche » (de jais).
Organisé en plein régime militaire, le premier défilé d’Ilê Aiyê et de sa centaine de participants aux vêtements colorés, bien déterminés à bousculer le paradigme du carnaval de Salvador, ne passe pas inaperçu. Au son d’une quinzaine de percussions, atabaques, surdos, repiniques, timbals et autres tarols martelés de façon assourdissante tout au long de son parcours, le bloc dont les statuts précisent qu’il est réservé aux noirs aborde sans aucune retenue les thèmes du racisme, des inégalités et de l’éducation. « Aucun d’entre nous n’avait la notion du danger, sourit Vovô. Les patrouilles de police suspendaient nos activités pour n’importe quel motif. Faute de choix pour les jeunes, le bloc a commencé à réunir beaucoup de monde, des familles entières, des gens du candomblé, et cela faisait peur aux autorités. »
Célébration des cultures afro
L’impact de la création d’un premier bloc afro à Salvador est énorme et se répand rapidement dans toute la ville, suscitant des vocations auprès des jeunes, curieux de leurs origines ancestrales. De nouveaux blocs d’identification africaine apparaissent, qui fusionnent à leur tour le battement des écoles de samba avec les rythmes traditionnels du candomblé : Melô do Banzo naît en 1976, suivi par Alufã Tendé en 1978, puis par Olodum, Babá Obatalá et Malê Debalê en 1979, Ara Ketu en 1980 et Muzenza en 81. Loin de Bahia, Agbara Dudu voit le jour à Rio en 1982 et Alafia à São Paulo en 1983. Pour la première fois dans tout le Brésil, des jeunes noirs se rassemblent pour valoriser leur propre culture et lutter contre le racisme.
O mais belo dos belos (le plus sacré des sacrés), comme les Bahianais surnomment Ilê Aiyê, a changé à tout jamais la physionomie du carnaval de Salvador, qui attire désormais une foule de participants venus des quatre coins du globe. Fort de ses 3000 membres, c’est aujourd’hui un patrimoine culturel, célébré par toutes les grandes stars brésiliennes de Daniela Mercury à Caetano Veloso en passant par Martinho da Vila, et bien sûr par Gilberto Gil qui produit leur premier album Canto negro en 1984. En quelques années, le bloc s’est transformé en une composante centrale du mouvement noir à Bahia et un modèle pour les noirs de la ville désireux d’affirmer leur identité et de la rendre socialement respectable.
Le principal de ses activités consiste à célébrer la négritude et à transformer ou renverser les symboles qu’emploient les blancs pour représenter les afrodescendants, suivant le principe de la discrimination positive. C’est ainsi qu’avant chacun de ses défilés a lieu le plus grand concours de beauté du Brésil réservé aux femmes noires : l’élection de la Déesse d’Ébène durant la Nuit de la Beauté Noire. La reine du bloc est choisie pour ses charmes et ses talents de danseuse, mais aussi pour sa force et son charisme, mélange de grâce, de fierté et de dignité. Chaque candidate doit surtout avoir conscience d’appartenir au peuple noir et des responsabilités qui incombent à l’heureuse élue : déconstruire les discours racistes et célébrer ses racines africaines. Sous l’impulsion de Mãe Hilda, la femme a toujours occupé une place privilégiée au sein d’Ilê Aiyê. « J’ai l’air comme ça d’être le grand manitou, mais en vérité, Ilê Aiyê c’est un matriarcat, plaisante Vovô. Ce sont les femmes qui dirigent le bloc. »
Transmissions
Le fondateur du premier bloc afro du Brésil a depuis longtemps quitté son emploi de plombier chaudronnier pour se consacrer entièrement à son administration, qu’il avait d’abord installée dans la maison familiale rue du Curuzu avant d’acquérir un terrain de 5000 m2. C’est dans cet espace, Senzala do Barro Preto, où tout est gratuit, qu’il va pouvoir donner à Ilê Aiyê une nouvelle expression, tournée vers le social et l’éducation. L’école d’alphabétisation Mãe Hida qui accueille des enfants de 6 à 16 ans quelque soit leurs origines, ouvre ses portes en 1988 et enseigne l’égalité raciale et de genre. Quelques années plus tard se met en place un projet d’extension pédagogique qui offre des formations professionnelles aux habitants du quartier et en 1995 sont publiés les premiers cahiers annuels d’éducation retraçant l’histoire du peuple noir. Le lieu possède également une bibliothèque et un studio d’enregistrement.
Depuis la fondation du bloc, la force d’Ilê Aiyê reste intimement liée au pouvoir des tambours. Son école de percussions Band’Erê (enfant en yoruba), dont Carlinhos Brown fut un temps professeur, fête cette année ses trente ans d’existence. Elle essaime de jeunes instrumentistes partout dans le monde, à l’image de Marivaldo Paim, d’Alex Rosa, de Robson, de Wado ou de Clemerson Correia alias Patinho Axé, professeur à Marseille, venus en ce mois de juin redonner des couleurs à l’Est parisien pour un défilé de batucadas qui a mis tous les habitants au balcon. Rejoints sur scène par deux Déesses d’Ébène, les enfants d’Ilê ont fait trembler les murs de la Cigale après un concert de Lenine de toute beauté, sous le regard bienveillant de leur maître, Vovô, grand Ogàn de Obaluaê (prêtre de la divinité Obaluaê), qui concède : « La marque d’Ilê Aiyê, c’est sa musique ».
[1] Que bloco é esse ? / Eu quero saber / É o Mundo Negro /Que viemos mostrar pra você
Branco se você soubesse /O valor que o preto tem/ Tu tomava banho de piche / E ficava preto também