Dix ans après sa première parution, le label Heavenly Sweetness réédite en vinyle l’album qui a fait connaître le chanteur burkinabé, décédé en 2015.
Il y a dix ans, le chanteur burkinabé Victor Démé sortait son premier album solo et se retrouvait propulsé sur les scènes du monde entier. Comme une revanche heureuse sur les années de galère qu’il avait traversées et sur les batailles qu’il avait dû livrer, jusque dans sa propre famille, pour s’adonner à la musique.
Il y a dix ans, je le rencontrai à Ouagadougou, dans les locaux du studio Ouagajungle où ce fameux album, baptisé Victor Démé, avait été enregistré. Il s’apprêtait alors à prendre l’avion pour son premier concert en France, où son titre « Djon Maya » tournait en boucle sur les radios. Il n’en revenait toujours pas. Surtout lorsqu’il se retournait sur son passé, et se souvenait des chemins tortueux que la vie lui avait fait emprunter.
Démé, comme on l’appelait souvent, est né en 1962 à Bobo-Dioulasso, deux ans après l’indépendance de la Haute-Volta, actuel Burkina Faso. Tout jeune, il suit ses parents à Abidjan où son père s’installe comme couturier-brodeur, et compte bien voir son fils lui succéder. Aussi préfère-t-il le garder à l’atelier, assis à la machine à coudre, plutôt que de l’envoyer à l’école. Il passe cependant chaque année les grandes vacances en Haute-Volta, chez ses grands-parents, et se prend de passion pour sa grand-mère, griotte, qui chante constamment.
« Ma grand-mère habillait et maquillait la nouvelle mariée, la nattait, et pendant ce temps elle chantait des chansons pour elle, ça disait par exemple (il chante puis traduit) : “Tu vas aller dans une autre famille, et marcher avec la cadence de cette famille, tu n’es plus libre comme avant”. C’est une femme qui n’arrêtait pas de chanter, même en faisant la lessive, et moi j’entendais des sons qui me faisaient voyager… C’est pourquoi je voulais toujours être avec elle »
De retour à Abidjan, il s’échappe de plus en plus souvent de l’atelier pour suivre des musiciens, et notamment Abdoulaye Diabaté, qui le prend comme choriste dans son groupe Super Mandé, avec lequel il participe à la célèbre émission Podium animée par Fulgence Kassy. Contre l’avis de son père, il vient de se jeter sur les chemins de la musique.
« J’ai choisi la musique, ça m’a créé trop de problèmes. Certains dans la religion musulmane disaient que Dieu n’aime pas la chanson, et à cause de cela, même certains griots ont renoncé à chanter. Moi, j’ai fait cinq ans sans jouer de musique. Après, j’ai compris que Dieu aime la musique, alors j’ai dit — faut pas me mettre en retard ! ».
Démé en est convaincu : la musique aide à vivre.
« Si un enfant est voyou-délinquant, il faut l’envoyer à l’école de musique, ça va lui changer les idées, ça va le calmer. Ça t’emmène dans une autre planète où il n’y a pas la méchanceté, on ne pense pas à la mort, on oublie tout ce qui est mauvais. Et ma famille qui me disait “faut pas chanter”, eux-mêmes ils chantent pour glorifier Dieu. À la mosquée, il faut chanter, à l’Église, il faut chanter pour adorer Dieu. Mais c’est ce que Dieu nous demande… sans la musique, le monde va devenir fou ».
Quelques années plus tard, après avoir joué dans des orchestres de Bouaké (Côte d’Ivoire) ou de Bobo-Dioulasso (en Haute-Volta, devenu Burkina), il rentre définitivement et s’installe à la capitale, où il rejoint les Supremes Kombemba, une formation avec laquelle il remporte des prix, notamment – et par deux fois — celui de la Semaine Nationale de la Culture. Il remporte même — cette fois-ci en solo — un concours organisé par une marque de cigarettes, et se dit que son heure a enfin sonné !
Le premier prix lui donne le choix entre un billet d’avion pour la France ou une mobylette. Deme, qui a les pieds sur terre, choisit la mobylette. Mais la marque de cigarettes qui promettait de l’accompagner dans sa carrière le laisse tomber, et, seul avec sa moto, c’est comme s’il repartait de zéro. Il va traverser les années 90 et la moitié des années 2000 à jouer de cabaret en cabaret, seul avec une guitare qu’il doit souvent emprunter, pour gagner de la menue monnaie. Souvent, on le paie en alcool (deux « boules » de pastis, une calebasse de chapalo – la bière de mil), parfois quelques deux ou trois cents FCFA.
« J’allais devenir un soulard de la rue. Je buvais dans les cabarets, mais je rentrais toujours à la maison avec 1000 F ou 1500 F. »
N’empêche que dans son entourage, on le prend pour un bon à rien qui fait de la musique et gagne à peine de quoi survivre. D’ailleurs, clin d’œil à cette époque, l’album Victor Démé aujourd’hui réédité en vinyle par le label Heavenly Sweetness débute par une plage d’introduction dans laquelle on entend les femmes qui vivent dans la concession du chanteur lui dire « tu nous fatigues avec ta guitare !!! ».
L’album justement. C’est grâce à la rencontre de David Comeillas, journaliste à Radio Nova et Camille Louvel, jeune ingénieur du son français installé à Ouaga, qu’il va l’enregistrer. Dans le studio de l’association Ouagajungle, dont la cabine d’enregistrement est isolée par une épaisse vitre faire de pare-brise récupérés sur des camions. Il y fait chaud, mais l’endroit est vite devenu un repère fréquenté par des dizaines de musiciens de la capitale burkinabée. Camille Louvel et David Comeillas qui ont cassé leur tirelire pour produire le disque, ont du mal à trouver un label intéressé. Aidés par leurs amis du label Makasound, ils montent alors, pour publier le disque de Deme, leur tout premier label : Chapa Blues — Chapa en hommage au Chapalo, et blues certainement en hommage à la voix de Victor Démé lorsqu’il chante « Djon Maya ». Une chanson qui ressemble à son destin, celui d’un homme modeste qu’hier on regardait de haut, et qui, sans que personne ne l’ait vu venir, a gravi subitement les sommets.
« Djon Maya » : la chanson dit qu’il ne faut pas te foutre de ton prochain parce qu’il n’a pas les moyens comme toi, demain tu peux avoir besoin de lui, tout ne se fait pas avec l’argent. »
Converti au christianisme, il déclenche à nouveau la colère de sa famille. Et lorsque sa mère décède, on lui refuse de voir le corps une dernière fois. Il déménage près du cimetière pour être proche de la tombe de celle qui lui a donné la vie. Cette douloureuse histoire lui inspirera une chanson, « Djabila« , elle aussi disponible sur ce premier album.
« Ma mère a planté le mil, mais au moment où il a poussé, elle est décédée, et ne pourra jamais le récolter. Tout ce que la musique m’a apporté, elle n’aura pu le récolter », regrette-t-il.
En ce jour de 2008, à la veille de son premier concert en France, Démé était loin de se douter qu’il allait connaître un tel succès, au point de tourner dans le monde entier. Il ne savait pas encore qu’il enregistrerait deux autres disques ni que « Djon Maya » serait remixé et passerait dans les clubs de Paris à Londres. Il ne savait pas non plus qu’il disparaîtrait sept ans après avoir débuté sa nouvelle vie. Non, tout ce qu’il savait alors, c’était le pur et simple bonheur qu’on le réclame en France, qu’on l’ait programmé pour que des inconnus viennent l’écouter :
« Moi je suis qui ? Et je suis quoi ? Ce sont mes rêves qui vont se réaliser. »
Démé avait raison. Sans la musique, le monde va devenir fou. Et sans lui, il l’est déjà un peu plus.
Victor Démé, le premier disque de Victor Démé, réédition Heavenly Sweetness.