La nuit c’est la nuit, tous les chats sont gris, chantait le fameux groupe de zouglou Espoir 2000 dans son tube « Abidjan Farot » en 2006. La Côte d’Ivoire était en crise, coupée en deux, mais les ambianceurs résistaient aux couvre-feux, aux tensions, et compensaient par la fête les méfaits de la tempête politique qui avait fait tomber le pays dans une puissante dépression. Les maquis et les boîtes de nuit seront le cœur de cette résilience, au point de voir la nuit accoucher de nouvelles tendances. C’est ainsi que le coupé-décalé s’est imposé avec ses atalakus, ses DJ, ses danseurs et ses jetés d’argent, au point d’éclipser le zouglou croyait-on, jusqu’à ce que ce dernier ne profite du vent des ambianceurs pour se réinstaller dans les maquis, en live et plus vivant que jamais. Le rap ivoire et sa dernière tendance, le maïmouna, en sont aujourd’hui aussi les héritiers. Car c’est bien dans ces maquis, et aussi dans les boîtes de nuit, que continue de se forger la culture populaire d’Abidjan et par contagion, de tout un pays.
C’est autour de ces lieux que s’est développée toute une économie, certes informelle, qui fait vivre non seulement les artistes mais aussi quantité de restaurateurs de rue, vendeurs de mouchoirs et de cigarettes, gardiens de parkings et marchands à la sauvette. C’est bien dans ces endroits de sociabilité que bat le coeur de la nuit. Et tant pis pour ceux qui dorment. Léo Montaz, anthropologue et son camarade photographe Camille Millerand, eux, n’ont pas beaucoup dormi. Pour PAM, ils vous emmènent en voyage (en 3 épisodes) dans ces lieux de vie, ces lieux de nuit, à la rencontre de ceux qui les font, dans les beaux et les bas quartiers, avec des vieux pères et des jeunes premiers, des danseurs acrobates et des mamans qui se battent pour gagner leur pain… un tableau multigénérationnel et multicolore, dans la lumière des phares ou des stroboscopes, arrosé de musique, de bière, et parfois de champagne. Leurs nuits sont-elles plus belles que leurs jours ? Peut-être… mais de toute façon, comme le disait la chanson, « tôt ou tard, le jour va se lever ».
Comme chaque dimanche, à partir de 17h, l’Académie du Zouglou, un maquis-live situé dans la commune populaire de Yopougon, reçoit progressivement des groupes d’amis venus se détendre devant quelques bières ou des bouteilles de Valpierre, un vin bon marché très répandu en Côte d’Ivoire. Ils attendent la prestation des artistes du soir devant lesquels ils pourront esquisser quelques pas de danse. En ce début juin, alors que la saison des pluies bat son plein et rend difficile l’organisation des concerts, une table est occupée par un groupe de femmes d’une cinquantaine d’années réunies pour célébrer la fête des Mères, une semaine après la date officielle, des fortes pluies ayant perturbé les festivités. Un autre groupe s’assoit à proximité et commande un premier casier de 12 Doppel, bière brune du groupe Castel flanqué d’un taureau en charge sur l’étiquette, ça ne sera que le premier d’une longue série. Rapidement, le maquis se remplit et le DJ augmente le niveau sonore à la même allure que monte l’ivresse des clients.
La manager du lieu, Mireille, arrive pour donner les consignes aux équipes. Elle tient ce maquis depuis son ouverture en 2018 et gère une équipe de onze personnes : commis de ménage, serveuses, techniciens son et lumière… Elle a la charge de trouver des artistes pour remplir la programmation : des stars confirmées le vendredi soir et des orchestres de reprises le dimanche. Les plus grands noms du zouglou sont passés par ici : Soum Bill, Yodé & Siro ou encore Molière. Ce soir, ce sera l’orchestre SelecBand qui animera la soirée, alternant entre les tubes du groupe rock-bété Les Woody et ceux des stars du zouglou. L’ambiance dans le maquis est bon enfant, les tables s’emplissent de bières à 2000 Fcfa le kit de trois ou de casiers, de poulets braisés, d’attiéké et de choukouya (viande braisée en morceaux, NDLR). Chacun mange jusqu’à être « gbê » (rassasié) et boit jusqu’à plus soif. Pour animer la soirée, l’animateur clame les slogans classiques : « en zouglou ça réussit toujours » ou encore crie « Zouglou ! », ce à quoi le public répond « C.I ! » (Côte d’Ivoire). Jusqu’à la tête de l’État, le zouglou est désigné aujourd’hui comme « l’identité culturelle » du pays. L’ambiance dans le maquis est bon enfant, les tables s’emplissent de bières à 2000 Fcfa le kit de trois ou de casiers, de poulets braisés, d’attiéké et de choukouya (viande braisée en morceaux, NDLR). Chacun mange jusqu’à être « gbê » (rassasié) et boit jusqu’à plus soif. Pour animer la soirée, l’animateur clame les slogans classiques : « en zouglou ça réussit toujours » ou encore crie « Zouglou ! », ce à quoi le public répond « C.I ! » (Côte d’Ivoire). Jusqu’à la tête de l’État, le zouglou est désigné aujourd’hui comme « l’identité culturelle » du pays.
Ambianceurs de l’Académie du zouglou à Yopougon.
Institutions populaires, les « maquis » sont probablement les lieux de distraction les plus fréquentés. Apparus au tournant des années 1990, notamment dans la mythique rue princesse (voir notre article), ces vastes espaces ouverts et bon marché sont visités à toute heure du jour et de la nuit, et s’emplissent considérablement le week-end. Depuis 2007, ils ont pris une nouvelle ampleur avec l’arrivée du concept de « maquis-live » que l’on doit à l’artiste Vieux Gazeur et à l’homme d’affaires Franck Govoei – dit Francky Lagova – qui, après avoir assisté au concert d’un orchestre de reprise de reggae a décidé de faire tourner les artistes de zouglou en live dans des espaces populaires : « Cette opération c’est un concept gratuit. Mon objectif, moi, c’est non seulement de casser la barrière des grandes salles, mais aussi de vulgariser, c’est-à-dire donner le spectacle à la ménagère. La cible du zouglou c’est la maman de Koumassi Sicogi [quartier populaire] , c’est le boutiquier, c’est-à-dire le gars qui écoute zouglou-là, c’est le grouilleur [le débrouillard], et c’est à lui qu’il faut envoyer le zouglou. C’est le gars qui quitte la maison avec ses 5 000 f, dans son programme, dans son cœur, il va boire 10 bières. Si c’est à 550 f la bière il ne boit pas ! Le gars de Cocody [quartier chic] il est déjà assis, il a 30 000 dans sa poche, s’il arrive et qu’on dit ici c’est 700, ça ne le dérange pas. Le gars de Yopougon, lui, il travaille toute la semaine et il y a un jour dans la semaine où il se tue avec ses amis. C’est-à-dire ils sont quatre gars, et puis chacun vient avec ses 10 000, et puis c’est coup sur coup, c’est millimétré hein ! Ils savent qu’ils commencent par un choukouya, et puis après ils savent qu’ils boivent ! Ils boivent, ils boivent ! »
En rendant le zouglou accessible, Francky Lagova est le précurseur de cette scène live qui, depuis 2007 a vu se multiplier les espaces qui essaiment désormais sur l’ensemble du territoire national. C’est aussi lui qui fera jouer en live le premier orchestre de reprise zouglou, devenu par la suite l’un des groupes phares du genre jusqu’au décès de leur chanteur Jean-Roger Adom en 2022 : les Zouglou Makers. Les artistes reconnaissent tous que les maquis-live ont révolutionné l’économie musicale du pays, leur permettant d’avoir des cachets hebdomadaires et d’être moins dépendant des mécènes.
Yopougon, quartier de naissance du zouglou, est aussi le mieux loti en maquis avec le plus célèbre espace du genre : l’Internat, monté par Aimé Zébié et l’artiste Fitini en 2009. Chaque dimanche soir, le lieu accueille jusqu’à 1800 personnes devant les stars du moment. 70 personnes travaillent directement dans le lieu, et, selon son propriétaire, près de 200 personnes bénéficient indirectement des bénéfices : femmes qui vendent de la nourriture aux abords, vendeurs de cigarettes, boutiquiers, jeunes qui sécurisent les voitures de clients, etc. Depuis une dizaine d’années, des maquis-live plus modestes, tels que l’Académie, sont apparus à Yopougon : Le Campus du Zouglou, Chez Gnawa ou encore la Forêt Magique. La plupart de ces noms font directement allusion à l’origine estudiantine de la musique zouglou, née dans la cité universitaire de Yopougon en pleine lutte pour le multipartisme au début des années 1990.
Dans les stands installés aux alentours des maquis, tous les classiques de la nourriture de rue ivoirienne se retrouvent : poulet braisé, kedjenou (viande en soupe pimentée), soupe de poisson, choukouya et, bien sûr, garba (thon frit & semoule de manioc).
À l’Académie, nous rencontrons Mamouska, une dame d’une soixantaine d’années assise à son stand en train d’éplucher les oignons, elle travaille en famille avec ses deux filles.
Elle habite dans une cour de la rue adjacente et a vu dans la création du maquis une bonne occasion d’ouvrir son commerce. Elle est la plus ancienne des restauratrices de ce bout de rue, où elle loue son emplacement au propriétaire du maquis. Elle travaille toute la semaine, midi et soir, mais c’est surtout les week-ends avec les lives qu’elle arrive à faire rentrer l’argent. À ses côtés, Eddy, un jeune homme qui fait du poulet et du porc grillé vient tous les soirs d’un autre quartier de Yopougon, Toit Rouge. Il travaille ici avec son associé depuis deux ans, uniquement les soirs. À l’instar de sa collègue, c’est les week-ends où l’argent rentre plus facilement.
Si les maquis sont des espaces de consommation prisés, car peu onéreux et populaires, ils sont aussi des lieux de vie centraux dans les quartiers qui permettent à de nombreuses personnes de travailler. Pour une très large partie de la population, surtout masculine, ces espaces ouverts constituent le principal lieu de sociabilité et de divertissement. Cette culture du maquis évolue aujourd’hui vers un nouveau type de lieux, qui viennent prendre le relais une fois la nuit avancée : des boîtes de nuit à petit budget, dont l’ambition est à la fois de reproduire cette ambiance populaire tout en « montant en gamme » les équipements dans des espaces fermés avec stroboscope, laser et machine à fumée.
Au quartier des 220 logements à Adjamé, ancienne cité des fonctionnaires devenue aujourd’hui un quartier de la classe populaire, nous rencontrons Dieudonné et Paul Éric qui nous emmènent à la « Farmacy 2 Garde », dont le nom est emprunté à l’un des maquis historiques de la mythique rue princesse. L’endroit est déjà plein quand on rentre, mais va rapidement atteindre sa saturation alors que les artistes du soir, l’orchestre « Les Élites », débutent leur balance. La circulation est difficile dans la pièce où les serveuses envoient kit de bière sur kit de bière à chaque table. À la nôtre, nos accompagnateurs ne nous laissent pas commander et renouvellent nos bières avant même que nous ayons bu la moitié de celles devant nous. L’endroit se veut être « la meilleure boîte de nuit d’Adjamé », et au regard de la forte population pour un mercredi, cela ne semble pas impossible. L’ambiance est relevée par les effets de lumières et la fumée sur la piste.
Ici, la clientèle est constituée essentiellement des jeunes du quartier qui vivent des économies informelles ou de petits boulots. La bière est au même prix qu’à l’Académie, et les tables sont recouvertes de larges seaux à glace emplie de boissons. Les jeunes se sapent pour sortir : t-shirts Disquaded 2 et Armani, survêt de (fausses) griffes Lacoste, chaussures ouvertes et quelques baskets, comme ces magnifiques Nike couleur Jamaïque que porte Dieudonné. Certains adoptent le style coupé-décalé, lunette longiligne à verre unique et vêtements américains, casquette de l’OM ou de marque DC sur la tête. À l’extérieur du bar, tout le monde n’a cependant pas la chance d’assister au spectacle. Car si le lieu se veut accessible à tous, quelques jeunes sans revenus qui vendent des cigarettes devant le bar ou des précaires assis au kiosque à café en face ne peuvent se permettre d’assister que de loin à la soirée. La nuit n’appartient pas à tout le monde.
Pour Paul-Éric et Dieudonné, qui sont responsables du syndicat d’une tour des 220 logements, ce lieu a eu du bon pour la commune : il a apaisé les tensions entre deux quartiers anciennement rivaux en permettant aux jeunes de se retrouver et de faire la fête ensemble. Il a aussi sécurisé ce coin de rue, désormais animé toutes les nuits. Enfin, le propriétaire de l’espace, Antoine, a donné du travail à des jeunes des 220 logements, quartier dont il est lui-même originaire. On pourrait ajouter que le lieu apporte une réelle plus-value au quartier, accueillant chaque dimanche soir un set de DJ Arsenal, star des premières heures du coupé-décalé avec son « concept » qui allie danse & musique, le shéloubouka, qui lui a permis de gagner un RTI Music Awards en 2005, un prix décerné par la télévision nationale.
La « Farmacy 2 Garde » et les maquis ouverts de Yopougon sont emblématiques de cette culture du maquis, omniprésente à Abidjan comme dans les villes de l’intérieur de la Côte d’Ivoire. Pour de nombreux Ivoiriens, ces lieux sont au cœur de leur vie sociale, on y vient s’amuser, découvrir l’actualité musicale et danser, le tout à un prix qui reste accessible à la plupart, contrairement à certaines boîtes de nuit. Comme l’exprime Oulahi, un client de l’Académie du Zouglou, la plupart des gens qui comme lui fréquentent ces espaces ne songent même pas à aller dans les nouveaux endroits huppés de la capitale économique : « c’est les quartiers hyper chics où il faut beaucoup de moyens, avec ce que nous on a, on préfère rester au maquis ».
7h30 du matin, la puissante voix rauque du DJ hurle dans le micro, sur un fond de coupé-décalé tonitruant : « L’argent ne fait pas le bonheur, mais Ruinart oui ! Ce n’est pas champagne… c’eeeessssstttttt Ruiiiiinnnnnart !! ». La serveuse joue des coudes dans une atmosphère électrique pour apporter au client le seau contenant le graal : une bouteille de Ruinart Blanc de Blanc facturé à près de 500 euros la bouteille. Le destinataire est Jr La Mélo, 17 ans, star montante du rap-ivoire dont le succès a explosé en 2022. Depuis, il est le promoteur du « mouvement des enfants », aussi appelé maïmouna. Comme nous le raconte le jeune rappeur : « De base, le maïmouna c’est un style musical qui est né en 2021, qui est composé de coupé-décalé et de rap français. C’est juste qu’il y’a eu un buzz où un gars qui s’appelle Tchaikabo a fait une vidéo, (et comme) il comprenait pas bien les paroles du son, il a dit « maïmouna ». Et c’est resté, tout le monde a appelé ça comme ça. C’est pas lui qui a lancé le mouvement, mais c’est lui qui a lancé le mot. Sinon on appelait ça mouvement des enfants par rapport au mood du son : ce sont des sons où y’a pas vraiment le sérieux. Normalement tu vas voir des sons trap qui vont te faire réfléchir, des sons drill tout ça, mais le maïmouna là, c’est que pour s’amuser ».
Sérieux ou non, Dadju lui-même s’est converti au mouvement le temps d’un duo avec Didi B, figure tutélaire du genre. Dès que la bouteille arrive sur la table, Jr La Mélo multiplie les photographies, aussitôt partagées sur les réseaux. Alors que les coupes commencent à circuler, il garde la bouteille en main, ne voulant pas se séparer de son trophée de la soirée.
Une des tables de l’espace V.I.P. de la Maison B. Abidjan, Juin 2023.
À la Maison B, nouveau haut lieu de la nuit des élites abidjanaises, pas de bières sur les tables, mais des bouteilles de Veuve Clicquot, de Laurent Perrier, et de Ruinart donc. La soirée avait déjà commencé depuis plusieurs heures pour le jeune rappeur et ses amis, avec une première étape dans une boîte huppée de la zone 4 – quartier des expatriés -, puis au Skinny, boite de la jeunesse dorée de Cocody où nous le rejoignons au milieu de la nuit, à 4h du matin. À l’entrée, le matériel photo est conservé par les vigiles, interdiction de dévoiler ce qui se passe ici. C’est Ali le Code, bras droit et ami de DJ Arafat, qui nous introduit dans le groupe. Après avoir fréquenté la plus grande star du coupé-décalé qui défraya la chronique tout au long des années 2010 avant de décéder dans un accident de moto en 2019, Ali suit aujourd’hui l’éclosion de cette nouvelle scène du rap ivoire. C’est lorsque le Skinny ferme à 6h10 du matin que le groupe propose de continuer la soirée à la Maison B. En voiture avec Ali, nous voyons défiler nos vies pendant quinze minutes de trajet à 120 km/h dans les rues d’Abidjan. Pour Ali le Code comme pour son défunt ami, l’existence se vit au pas de course. À l’apparition de la star et de son entourage, la tension monte d’un cran dans la boîte. Selon Ali, qui assiste depuis une quinzaine d’années à la succession des « concepts » – lancement d’une musique et d’une danse associée – en Côte d’Ivoire, le « mouvement des enfants » représente la tendance forte du moment : « Y’a mon gars qui s’occupe des artistes ici qui s’appelle « Djina la coordination » c’est lui qui m’a parlé du mouvement des enfants parce qu’il était déjà dans le quartier. Et quand je suis arrivé il m’a dit y’a un nouveau truc, le mood des jeunes ils sortent, ils font la fête. On a parlé comme ça, et un jour il m’a ramené un petit, Jr La Melo, il me l’a présenté, il m’a demandé qu’on le produise. On l’a testé, on a fait son showcase, on a vu qu’il était fort, on a commencé à le programmer et à le suivre sur la direction artistique. A partir de là je le suis, je vois le mouvement, le truc prend de l’ampleur, ça me rappelait même le début du coupé-décalé, au début tout le monde a dit que ça n’allait pas durer, mais quand les jeunes ont accroché, le mouvement a perduré. Donc c’est ce qui est en train de se passer là, cette nouvelle génération elle est en quête, elle est en soif même d’industrie. »
Si le mouvement touche un public jeune et majoritairement issu des quartiers précaires de la capitale économique, ses principales figures sont plutôt issues du quartier cossu de Cocody et fréquentent ces soirées réservées aux élites, où l’indécence est de mise, chaque bouteille de champagne valant au moins autant qu’un salaire moyen ivoirien, à savoir 80 000 Fcfa.
Depuis l’apparition fulgurante des « boucantiers » (nom que se donnaient les pionniers du coupé-décalé) sur la scène musicale ivoirienne au début des années 2000, les nuits d’Abidjan ont changé de visage : la démonstration de force et de richesse est devenue une pratique existentielle pour toute une génération qui a grandi en pleine crise ivoirienne aux sonorités saccadées du coupé-décalé. « Le mouvement des enfants » n’est que le dernier phénomène en date de la riche actualité des musiques dansantes en Côte d’Ivoire qui se sont imposées depuis une vingtaine d’années à travers toute l’Afrique francophone, mais aussi comme influence pour les artistes d’afro-pop nigériane et pour des rappeurs français tels MHD et Dadju.
Né au début des années 2000 parmi des jeunes Ivoiriens qui fréquentaient les boites de nuit parisienne, le mouvement des boucantiers s’est consolidé autour du groupe de la « Jet-Set » dont faisaient partie Douk Saga, le Molare, Lino Versace, Serge Defallet et Boro Sanguy. Ces jeunes aimaient frimer en boîte de nuit habillés en costumes de créateurs italiens, cigares cubains aux lèvres et coupe de champagne entre les doigts. Ils inventent aussi la pratique du travaillement : jeter de l’argent sur les artistes et le public avec style pour imposer leur nom dans la nuit en le faisant chanter par les DJ. À leur retour en Côte d’Ivoire en 2002, ils diffusent ce style de vie qui mélange l’esbroufe et l’appétence pour les nuits arrosées. Quelque temps en berne après la mort de Douk Saga en 2007, le mouvement prendra une ampleur inédite la décennie suivante avec la montée en puissance de DJ Arafat, Debordo Leekunfa, Serge Beynaud, et plus récemment de Fior 2 Bior ou Safarel Obiang qui actualisent le genre en le mélangeant au rap et à l’afro-pop. Mais depuis quelques années, le coupé-décalé laisse progressivement sa place au rap ivoire qui lui emprunte ses rythmiques saccadées, les styles vestimentaires, mais aussi ses pas de danses acrobatiques et spectaculaires.
Pour les très jeunes rappeurs du maïmouna, dont les clips font défiler les images de la ville balnéaire d’Assinie, les grosses cylindrées, les bouteilles de champagne et les jolies femmes, la richesse et la réussite sont au cœur du projet, quitte, comme le chante Jr La Melo, à dégager les (jeunes) papys.
Deux jours avant le passage à la Maison B de Jr La Mélo, nous étions déjà dans ce lieu afin d’assister à la prestation du danseur star Alaingo, ex-membre du binôme Magic Feet avec Ordinateur, qui fit carrière auprès de DJ Arafat. Nous avions rejoint vers 2h30 ses acolytes Sangokou et Mardoche, qui appartiennent à l’écurie de l’artiste Debordo Leekunfa. Après plus d’une heure à attendre dans un petit maquis de quartier que le manager du lieu appelle les danseurs, nous rejoignons finalement Alaingo peu après 4h.
Lorsqu’une heure plus tard les danseurs entrent en piste (comme ici Alaingo), ils propulsent la soirée déjà bien animée au firmament.
La foule en liesse autour de la piste s’exclame devant un parfait salto avant de Sangokou et des nombreuses cascades de ces adeptes de la danse acrobatique nommée roukaskas.
Le rappeur Tchaikabo, dent en or et dreads soignées, décide de se distinguer en venant travailler les danseurs. Ces quelques billets jetés au sol compléteront leur cachet du soir, agrémenté d’une bouteille de mousseux bon prix et d’un whisky-coca avant qu’ils n’entrent en scène.
Si les stars du coupé-décalé et du rap ivoire bénéficient d’entrées d’argent rapides et considérables, les musiciens et les danseurs ne peuvent pas en dire autant. Le cachet pour ce type de soirée ou pour une prestation dans un live varie de 100 000 à 200 000 Fcfa par danseur pour ceux qui sont déjà bien installés dans le milieu alors que celui d’un artiste confirmé peut varier de 2 à 10 millions de Fcfa selon sa popularité du moment, auquel s’ajouteront les contrats de sponsoring pour les marques de bières de ou de téléphonie mobile. Comme l’explique Sangokou, qui fit d’abord carrière auprès de DJ Abobolais (décédé en 2017) avant de devenir chorégraphe pour Black K, Serge Beynaud et de danser dans l’écurie de Debordo : « Les prestations même c’est ma base, c’est mon petit gagne-pain. moi-même j’essaie d’improviser les différentes soirées avec les managers, dans les différentes boîtes de nuit où y’a les soirées. Si on peut prendre… On ne va pas dire peut-être le cachet, mais au moins le (prix du) transport pour pouvoir partir se chercher on le fait. Soit c’est un show-case, soit c’est une démonstration. Pour un showcase, si tu as besoin de la totalité des danseurs de Debordo, c’est une rémunération qui est élevée, si c’est moi-seul je peux négocier. Mais ce ne sont pas tous les promoteurs et tous les managers qui ont assez, certains vont te donner 100 000, d’autres vont descendre encore ».
Si ces revenus permettent tout de même aux danseurs confirmés d’évoluer dans ces milieux musicaux et de fréquenter les nuits abidjanaises, il n’en va pas de même pour tous les travailleurs sans qui ces lieux ne fonctionneraient pas, dont les salaires dépassent rarement les 150 000 Cfa le mois pour des serveurs, agents de sécurité ou d’entretien qui observent chaque soir le défilé des grosses cylindrées et des stars locales. Pire encore : la situation de ces nombreux jeunes gens qui vendent des cigarettes ou qui assurent le transport des boissons entre les caves et les établissements, sans salaires fixes. Ils passent leur nuit à attendre les clients avant de dormir quelques heures et de reprendre une activité informelle le jour.
Le développement spectaculaire de ces lieux de la nuit depuis le début des années 2010 doit beaucoup à « l’émergence » promue par le chef de l’État dans un pays où le taux de croissance du PIB varie de +7% à +11% depuis la fin de la crise postélectorale de 2010-2011. Les nuits ivoiriennes sont le reflet de ce Nouveau Monde où l’enrichissement des uns doit surtout à la stagnation des autres alors que le coût de la vie – comme ailleurs – a drastiquement augmenté ces dernières années. À 9h30, lorsque la Maison B ferme enfin ses portes, les clients sortent hagards de la boîte climatisée. Le jour est déjà levé depuis plusieurs heures alors que ces jeunes fêtards fatigués rejoignent leurs voitures de luxe. Les taxis s’arrêtent dans l’espoir d’une course bien payée, et les vendeurs de rue regardent envieux et étonnés le défilé des jeunes stars du rap.
Àpresque 60 ans, il est temps pour DJ Luciano de se reposer à la même heure que les autres, même si, comme il l’affirme : « Je n’ai jamais dormi la nuit ». Le fondateur et président depuis plus de 20 ans de l’Association des DJ et Animateurs de Côte d’Ivoire (ADJACI) fera son dernier tour de piste à l’occasion de la Coupe d’Afrique des nations, qui se tiendra en Côte d’Ivoire en janvier 2024, belle manière de boucler la boucle pour celui qui commença sa carrière comme footballeur à l’Africa Sport d’Abidjan à la fin des années 1970. Il organise pour l’occasion des battles de DJ entre les pays participants, et lâchera ensuite la gestion de cette association qui représente selon lui plus de 20 000 DJ ivoiriens sur le territoire et à l’étranger. Il restera encore un temps manager du Seven Parade, boîte de nuit sur deux étages du quartier d’Angré où se produisent les DJ au rez-de-chaussée, et des orchestres de zouglou et de rumba à l’étage le week-end. C’est là que nous le rencontrons, à 1h du matin, accompagné de sa vieille amie Monique de passage à Abidjan. L’ambiance est calme dans la boîte de nuit où seules deux tables sont occupées devant l’orchestre de zouglou du soir. Au rez-de-chaussée, bien que plus animée, la soirée peine tout de même à décoller. Après avoir partagé quelques bières dans la boîte, nous allons nous asseoir avec Luciano et Monique dans une petite cave en face, où ils nous racontent quelques anecdotes de la longue carrière du Président des DJ de Côte d’Ivoire.
Le parcours de Guéï Boné Lucien, dit Luciano, est une plongée dans l’histoire des nuits ivoiriennes, qu’il fréquente sans discontinuer depuis 1981. Il fut d’abord danseur de smurf dans le premier collectif de hip-hop ivoirien – si ce n’est africain : les Abidjan City Breakers, en compagnie d’Yves Zogbo Junior et Consty Eka qui animeront quelques années plus tard la très célèbre émission « Afrique Étoile », dans laquelle défileront les plus grandes stars africaines. Dès 1984, Luciano suit la tendance hip-hop et devient DJ. Il officie d’abord à Yopougon dans la boîte « Canal Plus » de l’animateur radio Paul Dokui. En 1986 il prend les platines d’une des plus grandes boîtes de nuit d’Abidjan, le Whisky à Gogo, à Treichville. À cette époque, la musique ivoirienne n’a pas encore percé, et les DJ passent essentiellement du makossa, propulsé par la victoire du Cameroun à la Coupe d’Afrique des nations en 1984, et de la musique zaïroise avec les Kanda Bongo Man ou le TP OK Jazz.
Alors que les boîtes de nuit se multiplient à Abidjan et avec eux le nombre de DJ, le mouvement se structure progressivement et les DJ accompagnent l’émergence d’une musique proprement ivoirienne. Au début des années 1990, la nuit abidjanaise prend toute son ampleur : « Les années 90, nous on révolutionné la nuit en fait. Parce qu’il y a une nouvelle génération de DJ qui arrive. Moi, JC Kodjané, Jean-Paul Sven Attéméné, S.A.B., Cervé, on vient à la place de Biram Diawara et de Désiré Adoh qui sont de la vieille époque. Nous, quand on arrive, on apporte un style d’animation au micro qui fusionne avec le rap. Parce que d’abord, étant dans les boîtes de nuit, on est d’abord des rappeurs, on prenait le style d’animation des Américains, des MC. C’était l’avènement des sound system où on a pu faire des concours de rap en Côte d’Ivoire, et après y’a la génération des Stezo, Almighty’s, etc qui sont venus nous compléter. Et puis, 90, l’avènement du zouglou ! Ça nous permet, à nous qui étions des DJ qui ne jouaient pas de musique ivoirienne dans les boîtes, de jouer de la musique ivoirienne. Et ajouté à ce concept de zouglou-là, on a mis maintenant les Meiway, et les Gadji Celi…»
La musique et le football n’étant jamais loin pour Luciano, la victoire des Éléphants à la Coupe d’Afrique de 92 accompagne l’émergence d’une scène ivoirienne, dont Gadji Céli, ex-footballeur international devenu chanteur, puis de tous les zougloumen qui vont porter jusqu’en Europe la musique ivoirienne : Yodé & Siro, Les Salopard, Espoir 2000 et, bien sûr, à la fin de la décennie, les Magic System. Si les années 1990 sont incontestablement une période faste pour la musique locale, le meilleur était encore à venir pour la nuit ivoirienne et le monde des DJ : « La crise de 2002 a révolutionné la rue Princesse avec le coupé-décalé. Beaucoup de maquis ont ouvert dans tout Abidjan car Yopougon a contaminé les autres quartiers. Le Diarra à gogo, la Cour des Grands à Marcory, les 1000 maquis, le Marcory Gasoil… c’est dans ces maquis que sont révélés des grands DJ comme DJ Arafat, Debordo, DJ Lewis, DJ Mix, DJ Bonano… »
Si les premiers artistes de coupé-décalé tels que Douk Saga et Le Molare étaient des chanteurs, les DJ se sont rapidement accaparés le mouvement en diffusant leurs morceaux dans les cabines et en développant la pratique de « l’atalaku », terme qui désigne à l’origine les animateurs qui font les louanges des personnalités dans la rumba congolaise, mais qui est détourné par les DJ ivoiriens qui citent le nom des clients en soirée dans en échange de quelques billets.
« À ce moment, tout le monde était dans un bloc de DJ. Ça a beaucoup emmerdé le zouglou d’ailleurs, qui était la musique qui avait le pouvoir avant. Mais quand le coupé-décalé arrive, que les DJ commencent à s’imposer, qu’ils commencent à jouer plus leur musique dans leurs espaces, ça crée des soucis au zouglou. Et pendant la crise, on n’entend plus que les DJ. »
Le DJ du Seven Parade Lounge en pleine « science ».
Dj Arsenal au maquis la Farmacy 2 Garde, Adjamé.
C’est à cette époque que Luciano décide de ranger ses disques et ses platines pour organiser le mouvement des DJ et lui donner toute son ampleur. Il fonde l’ADJACI en 2001 et, depuis plus de 20 ans, structure progressivement ce milieu : il impose des cachets convenables pour les DJ aux gérants de boîte de nuit, il organise la diffusion de la musique ivoirienne dans les espaces, il promeut la scène DJ ivoirienne à travers le monde et il négocie aussi le statut professionnel des DJ avec le ministère. Dans le même temps, il change de métier et devient manager de boîte, continuant à participer activement au développement de la nuit ivoirienne, tout en proposant ses services de DJ pour certaines vieilles connaissances.
Les années 2010 vont marquer une nouvelle étape de la nuit ivoirienne, à laquelle Luciano assiste donc comme gérant. C’est l’arrivée massive du phénomène des « brouteurs », ces jeunes gens qui vivent d’arnaques sur internet et qui dépensent ostensiblement leur argent dans les boîtes de nuit, justement afin de faire chanter leur nom par les DJ, graal de la reconnaissance : « Les brouteurs, ça a beaucoup aidé les DJ. Parce qu’à un moment, quand il y a eu le travaillement, ceux qui ont pris le pouvoir, c’étaient des petits brouteurs. C’étaient des petits qui faisaient des coups, mais qui avaient de l’argent. Donc eux aussi ils ont boosté certains artistes, d’où même on disait leur nom dans les morceaux. À l’époque y’avait des noms qui sortaient, plein de noms. Je n’ai pas envie de citer ici, aujourd’hui ils sont plus forcément brouteurs, mais c’est eux qui ont envoyé le système de broutage. Ça fait qu’ils ont donné la valeur à ce qu’on appelle l’animation de bar. Parce qu’après les maquis on ouvre maintenant des grands bars, et ceux qui soutiennent ces grands bars maintenant, ce sont les petits brouteurs.
Si les travaillements ont été inventés dans les nuits parisiennes par le groupe des boucantiers – qui vivaient également d’arnaques avant l’arrivée d’internet -, ce sont les brouteurs qui vont porter la pratique à un autre niveau. Des grands noms du milieu comme Commissaire 5500 ou le Président Extractor se font remarquer en dépensant plusieurs millions de francs CFA dans les boîtes de nuit et forgent ainsi leur légende à la limite des mondes de la nuit et du banditisme. Devenus des modèles pour toute une génération de jeunes précaires qui voient dans les arnaques sur internet un juste retour de la « dette coloniale », ces noms de la nuit transforment aussi l’économie musicale en important la pratique congolaise des « spots » [noms cités dans les morceaux] comme source d’argent pour les artistes.
Aujourd’hui, les DJ sont devenus arrangeurs et chanteurs, ils participent pleinement à la force de l’industrie musicale ivoirienne. Nombreux sont les artistes actuels qui ont commencé par les cabines tels que les stars DJ Arafat, Serge Beynaud et Debordo mais aussi Kerozen ou DJ Léo. La nouvelle génération d’arrangeurs, notamment Bébi Philip et Tamsir, ont eux aussi commencé comme DJ avant de produire aujourd’hui les plus grands succès du rap ivoire, de Didi B à Suspect 95 jusqu’à la nouvelle génération des maïmouna.
Ambianceurs du Seven Parade Lounge, Abidjan.
Pour Luciano, après plus de 40 années passées dans les nuits ivoiriennes, il est dorénavant temps de laisser la main à cette nouvelle génération et de céder la structure qu’il a patiemment mis en place, tout en restant président d’honneur. Avant de nous quitter, il raconte une dernière anecdote sur ce monde de la nuit, qui remonte à ses débuts : « Ce qu’on sait dans l’histoire du DJing en Côte d’Ivoire… c’était le président Houphouët-Boigny [décédé en 1993], il a été une fois dans la cabine d’un DJ. C’était à Yamoussoukro. Le DJ s’appelait Zérê, le président rentre dans la cabine et puis il demande au DJ en montrant la table « C’est quoi ça ? ». Zérê dit c’est une table de mixage. Le vieux : « Comment tu peux dire que ça c’est une table de mixage !? ». Zérê lui dit : « Si, c’est une table de mixage ». Le président ne comprenait pas. Quand zérê explique, il dit « donc c’est un mélangeur ? » ! On a pris ça un moment pour désigner les tables de mixage en Côte d’Ivoire : on dit mélangeur ! »