Pinto, c’est la pâte
Un feuilleton inédit pour PAM, signé Blick Bassy et illustré par Raphaëlle Macaron.
Pinto, jeune rappeur camerounais qui rêve de jouer à Bercy, est en plein doute. Malgré son succès, il tire toujours le diable par la queue. Il tient Bella, son ami d’enfance devenu son manageur, pour responsable de son marasme. Car c’est lui qui avait promis de fair décoller sa carrière. Cette fois-ci, Pinto compte bien lui mettre la pression.
Bella, le manager (épisode 2)
Bella : Comment ça va, mon artiste ? J’aime te voir comme ça, toujours au top ! Non, ne parle pas, je sais déjà ce que tu vas me dire. Écoute-moi d’abord, ok ?
Voilà : je sais que tu es inquiet car ces derniers temps, les choses n’avancent pas vraiment comme nous le voudrions tous les deux. Mais j’y travaille – tu me connais, hein ? Comme je te l’ai déjà dit, je vais faire de toi une superstar, du « jamais vu » dans toute l’Afrique, et même dans le monde entier. Regarde, à peine notre premier single sorti, les gens sont déjà tous fous de toi, gars, tu te rends compte ? Rien qu’avec le premier single, on a niqué le Game. Alors, fais-moi confiance.
Tu sais avec qui j’étais au téléphone, avant ton arrivée ? Avec le grand boss d’Universal en personne, gars ! Il dit qu’il aime beaucoup ce que tu fais et que tu fais partie de la short-list des artistes qui sont sur son radar. J’ai aussi discuté avec le responsable de Spotify, qui m’a affirmé qu’il allait voir ce qu’il pouvait faire pour toi, parce qu’il est trop fan de ce que tu fais.
Il faut donc que tu sois patient : comme je te l’ai toujours dit, mon objectif, c’est l’Olympia de Paris à la fin de l’année, puis l’année prochaine, on tape le Zénith. Toi, je te vois à Wembley, tu m’entends ? Et on va tout niquer, mon gars. J’ai d’autres idées dont je ne peux pas te parler pour le moment, j’attends qu’elles avancent un peu plus, et je t’en reparle.
Pinto : Oui, mais j’ai besoin de do (d’argent), tu sais ma go est bèlè (enceinte), gars !
Bella : Je sais, mais écoute-moi, d’abord. Je te parle de vraies choses, et toi tu me parles du bèlè de ta go ? Attention, on est dans du professionnel, là ! Dans du professionnalisme de haut niveau ! Tu me parleras de ta go ensuite, laisse-moi d’abord finir, s’il te plaît. Tu fais comme si je n’étais pas au courant de tous tes problèmes, dis donc !
Pinto : Ok, vas-y, vas-y, speak alors !
Bella : Qu’est-ce que je disais, là… Tu m’as même fait perdre le fil de ce que je disais… Ah oui, voilà : je te disais que j’avais quelques idées… Bon, je vais t’en parler maintenant.
Je travaille sur quelques deals avec certains sponsors, afin de placer ton image et tes chansons dans des publicités, des films et des documentaires ; nous sommes en discussion et j’espère que ça va aboutir. Un des sponsors voudrait qu’on te filme en train de danser avec une bouteille de bière géante, je pense que…
Pinto : Jamais ! J’avais dit que je ne ferais pas de pub avec l’alcool, gars. Tu sais bien que ce sont les ados qui écoutent mes songs.
Bella : Oui je sais, mais on a besoin d’argent. Et surtout n’oublie pas que Happi est enceinte, vous avez besoin d’argent. Cet argent nous permettrait aussi de t’acheter de meilleurs tchombés (fringues), car ton look est important. Je vais négocier pour que ce soit une petite bouteille de bière, pas une grosse. En plus, ce genre de publicité ne dure que 30 à 40 secondes, donc ça passe vite, et même si les gens la voient tous les jours à la télé, ils l’oublient la minute d’après.
Pinto : Il faut d’abord que j’en parle à Happi. Est-ce que je suis obligé de danser avec la bouteille ?
Bella : Oui, mais on s’en fout : le plus important, c’est le cachet, gars, ils veulent te payer 5 bâtons, disons sept mille cinq cents euros. Tu me connais je ne parle qu’en euro, l’euro c’est l’argent, le pôpô, le vrai…
Pinto : Ok, ok. Rien à voir, mais tu devais rencontrer les sociétés de téléphone pour savoir pourquoi nous ne sommes toujours pas payés ; les gars utilisent mes musiques pour en faire des sonneries et certaines vendent même mes songs, mais jusqu’à présent, nous n’avons pas touché grand-chose, voire même rien du tout.
Bella : Je t’ai déjà dit que nous ne pouvions pas compter sur ces gars-là. Ils me fatiguent. Cela fait deux semaines que j’essaie de prendre rendez-vous, et à chaque fois que je me pointe là-bas, on me demande avec qui j’ai rendez-vous : je leur dis que je viens justement prendre rendez-vous, ils me répondent qu’il me faut un rendez-vous pour prendre rendez-vous… Ils me font tourner en rond. Bref, je vais bien finir par les coincer, ils ne savent pas à qui ils ont affaire !
Ah, aussi : en rentrant hier soir, je me suis arrêté à la SGC, la société de gestion des droits d’auteurs, pour savoir pourquoi ils ne t’avaient versé que 50 mille francs CFA, c’est-à-dire soixante-quinze euros. Oui, je sais que ça te saoule que je convertisse à chaque fois, mais on a de l’ambition ou on n’en a pas… Bref, je voulais qu’ils m’expliquent sur quelle base ils ont calculé ta rémunération. J’ai insisté pour avoir les feuillets de répartition et tu sais ce que l’un des gérants a fait ?
Pinto : Non, raconte !
Bella : Il m’a pris par la main et m’a proposé d’arranger ça : il m’a fait attendre une dizaine de minutes dans un coin de la cour, puis il est revenu avec une enveloppe dans laquelle il avait glissé 30 mille francs, l’équivalent de 50 euros.
Pinto : Il est malade !
Bella : Attends, ce n’est pas fini : il m’a dit alors qu’il pourrait me remettre cet argent à condition que je lui offre deux bières au bar d’en face. Comme on a besoin de liquidités, j’ai accepté – finalement, il a bu 4 bières et a mangé 6 œufs durs pimentés, voici le reste : 22300 CFA, c’est-à-dire 33 euros, et là je convertis encore car le CFA est l’enfant de l’euro !
Pinto : Ces gens se sont débarrassés de la honte et l’ont donnée aux chiens. C’est pitoyable ! Comment veulent-ils qu’on s’en sorte, ici ? Ce sont des personnes comme ça qui incitent les artistes camerounais à s’expatrier. Sincèrement, c’est abusé.
Bella : C’est clair ! Sur le chemin du retour, une fois débarrassé de cet escroc, devine qui j’ai croisé ?
Pinto : Qui ?
Bella : Le vieux Belinga, qui joue à clavier recouvert, de peur de se faire voler ses accords par les jeunes, comme il aime à le dire. Il m’a dit qu’il vous avait à l’œil, vous les artistes de la nouvelle génération, qui composez en jouant tous les instruments sur un synthé. Il déteste les beatmakers, il me le répète à chaque fois que je le croise. Il est grave !
Pinto : Hahaha, il me fait trop rire, ce vieux père !
Bella : Écoute, il faut que l’on prépare les prochaines interviews pour la promo du single qu’on lance dans deux semaines. Tu sais qu’en plus du service marketing des radios qui nous demande des sommes énormes pour qu’on rentre en playlist, les animateurs et journalistes exigent à leur tour un petit tchoko (une enveloppe). Il faudra ensuite qu’on clippe ce titre, et comme on veut taper très fort, il nous faut un peu d’argent pour pouvoir le faire avec Matanga : c’est le meilleur en ce moment, mais il coûte cher.
Pinto : Ok. Il faudra que je gère Nyaga : il risque de se vexer. Depuis le début, c’est lui qui réalise tous les clips.
Bella : Oui, gère ça avec lui, s’il te plaît. Je compte aussi relancer, dès cet après-midi, toutes les boîtes de Douala et de Yaoundé, pour que tu puisses, tous les weekends, faire un playback quelque part. Je me disais aussi qu’on devrait accepter les propositions de prestation pour les anniversaires et les mariages, qu’en penses-tu ? Cela pourrait nous aider à faire rentrer un peu de cash pour financer la promo radio et pour le clip. Il y a aussi le lycée bilingue d’Essos qui m’a contacté. Ils aimeraient que tu joues 3 chansons à la kermesse, mercredi prochain dans l’après-midi, pour la fête de la jeunesse : ils proposent 75 mille francs CFA, ce qui fait…
Pinto : 115 euros, je convertis à ta place avant que tu ne le fasses.
Bella : Oui, voilà, c’est pas mal, non ? Surtout en ces temps difficiles. Tiens, voici l’état des ventes du deuxième EP. Avec la piraterie qui mine le pays, nous avons vendu, depuis un an, 100 CD originaux, et pourtant presque tout le monde, ici au Cameroun, a un disque de toi. Pareil pour les plateformes de distribution, nous avons reçu au total 100 mille FCFA, l’équivalent de 150 euros, toutes plateformes de diffusion confondues – or ton premier clip avoisine les 20 millions de vues. Mais nous n’allons pas lâcher l’affaire, crois-moi. J’ai une séance photo demain pour la presse, car c’est moi qui vais désormais répondre à tes interviews et je compte bien en parler. Je dois également passer chez le coiffeur, il faut que je sois nickel ! Si jamais des journalistes te contactent, dis-leur que désormais, c’est moi qui ferai toutes tes interviews.
Pinto : Ok, en tout cas, tiens moi au courant. Moi, j’ai vraiment besoin d’argent. Finalement, tu vas faire un tour à l’événement qu’organise Escale Bantoue, ce weekend ? Je déteste leurs way (choses), là !
Bella : Tu parles de l’atelier sur le développement de carrière machin-chose ?
Pinto : Oui, voilà.
Bella : Gars, tu penses vraiment qu’on a du temps à perdre avec ces conneries ? C’est nous qui sommes les professionnels ! Ces histoires de formation ne servent à rien. En plus, on ne se mélange pas avec des artistes qui ne t’arrivent pas à la cheville. La formation, là, elle paie le loyer ? Qu’ils aillent loin avec ça !
Pinto : En tout cas ! Redis-moi s’il te plait quand se tient la réunion avec le producteur ?
Bella : On le voit mardi soir au restaurant-cabaret La Terre Battue. On doit se retrouver là-bas à 20 h, alors s’il te plait, sois à l’heure, je ne veux pas de problème avec lui. Surtout pas en ce moment. J’aimerais le convaincre de financer une partie de la promo. Mais avant, il faudra que je lui explique ce que c’est et pourquoi c’est important.
Au fait, Happi est à combien de mois de grossesse ?
Pinto : 2 mois. Pourquoi ?
Bella : Est-ce que tu pourrais venir avec elle mardi au rendez-vous, et si en plus elle pouvait faire en sorte que sa grossesse se voie…
Pinto : Comment ça ?
Bella : Je ne sais pas, en mettant quelques trucs pour gonfler un peu plus, tu vois ce que je veux dire ? Ça pourrait aider à convaincre le producteur.
Pinto : Ah ouais, c’est pas bête, ça !
Bella : Super.
Pinto : Ok, gars, il faut que je go, j’ai rendez-vous avec Penda, on doit work sur un nouveau beat. On se call afta !
Bella : Yes, vas-y, salue-le de ma part et dis-lui que je n’ai pas oublié ce que je lui dois. On est ensemble !
Pinto : Ok, ciao !
Pinto (pensif) : Mince, à chaque fois que je viens lui régler son compte, il finit toujours par retourner la situation, et je repars de là totalement amadoué. La semaine prochaine, il faut que je rende visite au voyant de mon village, pour savoir s’il ne m’a pas envoûté. Happi m’a pourtant prévenu, ce matin.
En tout cas… il n’est pas clair, il parle du budget de promotion qui manque et pourtant, le producteur m’a appelé il y a deux semaines pour me dire qu’il lui avait viré l’argent de la promo. Je soulèverai tout ça mardi, je ne sais même pas ce que je vais raconter ce soir à Happi.
En tout cas !