Free Me, du chanteur Jean Patrick Bimenyimana Serukamba, de son nom de scène JP Bimeni, est un écrin soul rutilant sorti sur le label espagnol Tucxone Records. Derrière cette élégance très sixties se cache une douleur, celle d’un réfugié immigré à Londres suite à la guerre civile burundaise de 1993. Portrait.
Photographie : Tomoko Suwa-Krüll
Grand, longiligne, avec un collier de barbe, JP Bimeni a un air réservé, pudique, qui tranche avec le groove puissant émanant de son chant, soutenu par le backing band espagnol The Black Belts. Cette collaboration a donné naissance à un premier album élégant et suave, Free Me, de la soul sixties à l’ancienne, sans fioritures… mais non sans fêlures. Pour se confier sur ses traumatismes passés, ce natif du Burundi a dû faire un travail d’introspection : « À force, ça devient comme un automatisme de m’expliquer. Mais ça m’a pris un peu de temps, » nous avoue-t-il, posément, en détachant les mots : « Pour faire de la musique, je dois savoir qui je suis, d’où je viens, et le partager. Je fais des recherches sur les artistes que j’aime. Je lis sur eux, j’écoute des interviews pour savoir ce qui s’est passé dans leur vie. Il y a quelque chose derrière leur musique, une trajectoire personnelle… »
Le piège ethnique
La sienne paraît sortie d’un roman, au hasard… Petit pays de Gael Faye. Le père de JP est militaire et sa mère est issue de la famille royale burundaise. Une sorte de remake d’amour impossible entre un Capulet et une Montaigu est-africain. Dans les années 60, l’armée renverse la monarchie et le père de JP Bimeni est dans le camp putschiste : « Les auteurs du coup d’État ont voulu effacer toute trace. De nombreux princes ont été assassinés, dont on ne sait, jusqu’à maintenant, où leurs corps ont été enterrés, » relate JP Bimeni. Le dernier roi Mwambutsa IV s’est exilé à Meyrin en Suisse où il est mort en 1977. Dans une ultime lettre, il a refusé que son corps soit transféré au pays. En 2012, à l’occasion du cinquantenaire de l’Indépendance, le gouvernement burundais a demandé en vain sa dépouille à la Suisse : « Pourquoi maintenant ? » s’indigne JP Bimeni. « Alors qu’il devrait y avoir au préalable une commission-vérité et réconciliation ! »
Dès 1972, le pays s’enfonce dans ce que l’écrivain rwandais Benjamin Sehene appelle le « piège ethnique », avec des centaines de milliers de tués. En 1993, les Hutus, majoritaires ne se sentant pas représentés dans les instances du pays, provoquent une « révolution » : Melchior Ndadaye, premier candidat hutu et leader du Front pour la démocratie du Burundi (Frodebu) est élu… puis assassiné. C’est la guerre civile. JP Bimeni, qui a alors quinze ans, survit au massacre de son école : « Presque tous les élèves, majoritairement des Tutsi mais aussi des Hutus ont péri. Deux semaines après être arrivé dans la capitale Bujumbura je me suis fait tirer dessus par des militaires. Tous les jeunes de mon âge étaient enrôlés dans un parti politique ou un autre. Des amis, des voisins, des connaissances de l’école sont décédés ou ont subi des séquelles psychologiques… »
Une moto en enfer
JP Bimeni frôle lui-même la mort de très près. Un jour, un voisin lui demande de l’amener à Nyakabiga, quartier nord de Bujumbura » « Il fallait faire attention pour aller d’un quartier à l’autre, » raconte-t-il « Sur place, le leader des miliciens du quartier Timo a réquisitionné ma moto pour une course. C’était un brigand qui se prenait pour le roi de la jungle. Même les grands le craignaient. Je ne voulais pas être vu avec lui parce qu’il était mis à prix. Je sentais le danger. On s’est arrêté pour qu’il donne des liasses de billets à sa famille. Chez lui, il y avait des grenades, des flingues, du chanvre… Au retour, un groupe armé a surgi de derrière des carcasses de voitures. Timo m’a crié : “continue !” Ils ont ouvert le feu. Tout d’un coup, son corps est tombé. Sous le poids, la moto a écrasé mon pied. J’ai supplié en swahili de ne pas me tuer. Une première balle est allée au sol. La deuxième a atteint mon poumon. J’ai évité une troisième car le chargeur était vide. »
Une fois à l’hôpital, JP Bimeni ouvre les yeux avec sa mère qui l’implore : « Ne me laisse pas, je viens de survivre à un massacre ! » Car les tueries continuent dans la ville : « Je me réveillais le matin, je voyais des cadavres dans la rue ! J’étais épargné parce que j’avais la réputation d’avoir été avec Timo. Un jour, lors d’un check-up un médecin belge qui était lié à un des partis, m’a injecté quelque chose. Après ça j’ai eu des tremblements. J’avais froid. Pendant deux jours j’ai été dans le coma. » Finalement, en 1994, la famille de JP Bimeni réussit à le transférer à l’hôpital de Nairobi, au Kenya, où il passe deux-cents jours en convalescence : « J’avais perdu du poids j’étais passé de 76 à 38 kilos ! » Pour lui cependant, c’est la fin d’un cauchemar et le début d’une nouvelle vie…
« L’inanga c’est du blues »
Grâce à un visa étudiant et une bourse, JP Bimeni étudie au Pays de Galles. C’est là qu’il découvre les compilations de soul de Ray Charles ou Marvin Gaye pendant un premier Noël passé dans une famille anglaise. Mais son initiation musicale remonte à plus loin : « Il y avait la radio RTNB (Radio Télévision Nationale du Burundi) à Bujumbura dont la programmation musicale était très diversifiée, se souvient-il, Les rythmes congolais, le high-life, Miriam Makeba et Lucky Dube qui dénonçaient l’Apartheid, le reggae d’Alpha Blondy, Peter Tosh, Bob Marley, Third World… » JP Bimeni cite également l’influence du groupe burundais des années 70, Amabano, anciennement Explorers, du nom qu’ils avaient pendant leur exil au Kenya : « Ils exaltaient l’amour et la recherche de la cohésion nationale. Sur une dizaine de musiciens, il ne reste que Goreth Habonimana (chanteuse), Antoine-Marie Rugerinyange alias Africanova et Burikukiye Prosper alias Bahaga. Amabano avait une sonorisation très moderne et des influences du Kenya et du Nigéria..» Mais quel rapport entre JP Bimeni et la soul music nous direz-vous ? « On ne connaissait pas les noms des artistes soul, mais on les écoutait au Burundi », analyse JP Bimeni. « L’inanga traditionnel (cythare en bois de 6 à 8 cordes en forme de cuvette jouée également au Rwanda et au Congo NDLR) joue des notes blues. La façon de chanter dessus est chuchotée, comme pour inviter l’auditeur à être attentif. C’est presque comme du Marvin Gaye dans notre langue : le kirundi. » Sa vocation est sûrement partie de là !
Rendez-vous manqué avec Amy Winehouse
En 2001, JP Bimeni s’installe à Londres où il vit de petits boulots. Tous les mardis, il se forme au chant en participant à un open mic à l’Asylum, une cave à Tottenham Court Road. Il s’y fait même inviter sur scène par le toaster jamaïcain Roots Manuva dont il ignore l’identité ! En 2004, JP reprend du Sam and Dave au sein du combo Mantila : « Un soir, Amy Winehouse est venue me voir au Jazz café à Londres. Elle venait de rendre un hommage au Barbican aux dames de la soul, Aretha Franklin, Etta James… On a promis de garder le contact. Mais ça n’est jamais arrivé ! » Au sein d’un autre groupe, Raison d’être, JP Bimeni côtoie Shingai Shoniwa, la chanteuse zimbabwéenne de Noisettes : « C’est une amie de la mère de mes enfants. Elle organisait des jams chez elle où la chanteuse Adèle, qui n’était pas encore connue est venue. » Pendant ces années décidément fructueuses le soulman rejoint le Jezebel Sextet sous le nom de Mudibu. C’est grâce à une tournée l’an dernier en Espagne avec Speedometer, un autre backing band anglais réputé, que JP Bimeni a rencontré son label actuel Tucxone Records : « Le manager Alberto Peces y Génesis Candela m’a envoyé deux chansons à titre de démo. Le reste a été magique ! » Pour la suite, JP Bimeni qui n’est pas retourné au Burundi depuis 2015 n’exclut pas d’y faire un jour une résidence et un festival avec les talents locaux : « J’ai une famille et des enfants. Pour l’instant, je ne suis pas rassuré avec la situation politique tendue, entre rébellions… Et ce président Pierre Nkurunziza qui s’accroche au pouvoir ! » En attendant, il rêve de faire un duo avec le « king » du rhythm and blues Lee Fields, et continue de promener sa soul héritée de l’inanga sur les scènes d’Europe.
Retrouvez JP Bimeni le 3 février 2019 pour les Nuits de L’Alligator, à La Maroquinerie à Paris, et le 22 mars 2019 au Plan à Ris Orangis.
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