Il y a plus de quatre ans, le travail de Yasmine Dubois était cité dans nos pages, à travers les propos du trio Nyokô Bokbaë. Les trois voyous en jupes citaient alors ce qui allait devenir son ancien nom, Lafawndah. “Je me souviens avoir lu cette référence à l’époque, j’avais trouvé ça cute” confie la jeune artiste, qui arpente désormais un chemin nouveau, sous le nom de KUKII. KUKII, nouvelle enveloppe créative pour une renaissance de la musicienne dans le ventre du Caire, la ville de ses origines : “parfois, lorsque je dois expliquer ces choix, ce changement de nom, de ville, j’ai remarqué que, finalement, on attendait de moi beaucoup de rationalité. Mais ma vie, c’est pas ça” assène KUKII.
Côté certitudes, on sait que l’artiste, d’origine égypto-iranienne, a grandi entre Téhéran et la capitale française. À partir de 2015, sous un premier alter ego créatif – Lafawndah donc –, l’artiste française s’est taillé une place de choix à l’avant-garde musicale, en enchaînant sans forcer : signature sur Warp, collaborations avec Midori Takada, Jeff Mills ou Kelela, performances au Théâtre du Châtelet, à la Fondation Cartier ainsi qu’à la Biennale de Venise.
Une renaissance au coeur du Caire
Sa découverte du Caire, la ville de son père, date de moins d’une décennie, à l’occasion de son hypnotique Boiler Room, donnée en 2016 : “après ce concert, j’ai continué à retourner au Caire, encore, encore. Et encore. À travers la musique, j’ai pu accéder à une partie de ma vie qui m’intimidait. Et puis, grâce à la musique, je me suis retrouvée dans une situation, disons, de confort avec une partie de ma famille.”
Autre certitude ? “Il se passe beaucoup, beaucoup de choses depuis que je m’y suis installée l’année dernière. Mon rapport à la spiritualité, à la musique, aux liens familiaux… Il y a quelque chose qui relève de l’atterrissage dans toute cette expérience. Mais comme tu vois, rien de bien rationnel ici.”

Première porte d’entrée musicale au Caire pour KUKII, l’incontrôlable mahraganat, rap de rue incendiaire et caisse de résonance de la Révolution égyptienne de 2011. La musicienne va le découvrir in situ, aux côtés de Sadat, le parrain absolu du genre : “je ne parlais pas encore arabe à ce moment-là, lui ne parlait pas du tout anglais, notre communication était donc entièrement musicale. Ça consistait notamment à rider des taxis la nuit en hurlant du Young Thug ! ” se souvient Yasmine. “Le mahraganat m’a directement bouleversé. Cette musique, c’est la désobéissance. Cette musique, bien qu’elle contienne évidemment beaucoup de poésie, nous montre aussi comment se débarrasser de l’idée de beauté musicale pour se jeter dans quelque chose d’hyper brut. Dans le mahraganat, l’utilisation de la voix est très punk.”
Rare Baby : un manifeste brut et viscéral
Pas vraiment un hasard si les voix de Rare Baby, le tout nouveau six titres de KUKII sont précisément farcies de punk et de grunge. Durant l’enregistrement de ce EP sorti il y a un mois, la musicienne s’était d’ailleurs donné pour règle de mettre en boîte la voix d’un morceau par jour : “dans la musique occidentale, le chant féminin est toujours attendu comme quelque chose qui devrait relever du beau, du lisse, de la séduction. Moi, je ne suis pas là. J’écoute du raï, de la musique traditionnelle mauritanienne, des chants touaregs ou japonais. J’écoute des musiques très orales, qui n’ont pas pour pour finalité l’enregistrement.”
Le Caire, pour en finir avec le beau : “on y chante fort, souvent en groupe, ensemble. Le rapport à la voix y est beaucoup plus viscéral. C’est cette immédiateté, cette énergie live que j’ai cherché en studio pour Rare Baby. Et puis tu sais, finalement, j’ai aussi grandi en écoutant des voix d’hommes blancs dépressifs. Comme Kurt Cobain ou Billy Corgan des Smashing Pumpkins, entre autres. Et ça m’a profondément marqué. Le sentiment de désobéissance, de menace, de grogne, ça manque à l’époque je trouve. Ce EP, c’est une ode à ces sentiments un peu adolescents certes, mais salvateurs, nécessaires, et que je trouve un peu perdus en 2025.”
Brut, urgent, taillé sur-mesure pour la scène… L’opus de KUKII a tout d’une allumette face à un bidon d’essence. Accompagnée en studio par la productrice Cécile Believe, déjà croisée aux côtés d’Austra, oklou, Kanye West ou de la regrettée Sophie, la production de Rare Baby contient elle-aussi une solide charge pulsionnelle. Et instinctive : “je me connais désormais, et je sais que je peux être une maximaliste. En musique, il est toujours plus facile d’être bavard. Aussi, je voulais faire un album à l’os. Un album de voix et d’os. Bon, je ne pense pas y être parvenue. Ce n’est pas un album à l’os. Mais il y avait cette intention.”

Intention probablement perturbée par la profusion musicale qui règne au Caire : “une journée passée à marcher dans les rues de la ville, du lever au coucher, c’est une exploration musicale de dix siècles de musiques qui s’entrechoquent et s’entremêlent. La richesse rythmique, la richesse de genres, les temporalités du Caire sont infinies, pas besoin de Spotify ici.”
Un regard vers l’intérieur de la ville qui nourrit de nombreux artistes égyptiens et fait grandir ici de nombreuses scènes : “il faut parfois se méfier de l’importance que l’on accorde au regard porté vers l’extérieur. Beaucoup de musiciens, d’artistes égyptiens que je côtoie entretiennent des rapports très profonds à leur propre histoire musicale. Et ils ont bien raison. Ont-ils vraiment besoin d’autre chose ? Une partie de la scène actuelle égyptienne est extrêmement instruite et éclairée par rapport à son patrimoine, populaire ou traditionnel. C’est fascinant, cet attrait pour le dedans. Certains se réunissent même régulièrement pour réfléchir au devenir de leur propre scène. J’aime ces dynamiques créatives. Cette capacité à pouvoir se nourrir de l’intérieur, tout en prenant soin de ses propres projections et de son futur.”
Longue vie à la scène du Caire et à KUKII, dont le nouveau six titres Rare Baby vient de paraître.
