En 1992, Kery James a 15 ans, vit en région parisienne (Orly) et sort son 1er maxi, La vie brutale, avec le groupe Ideal J, héraut d’un rap hardcore et enragé. 20 ans et 4 albums plus tard, le propos est moins provocateur mais les textes toujours aussi incisifs et virulents, sans concession. Kery James compile alors une centaine de ses textes et publie « 92-2012, 20 ans d’écriture » (Silène). Le voici qui récidive aujourd’hui, publié chez Actes Sud, conscient que « notre société n’accorde pas la même importance à l’auteur d’un livre qu’à un rappeur. C’est une façon de m’ouvrir à un public beaucoup plus large ». Le présent recueil comprend des textes écrits entre 2001, date de sortie de son 1er album solo, et 2022, date de sortie du titre « Le poète noir » qui donnera son nom au 8ème album studio de sa discographie, à paraître en 2023.
Parolier percutant, interprète vibrant, celui qui est également acteur, dramaturge et réalisateur, a sélectionné 22 textes (dont deux inédits et un texte écrit à l’occasion du 4ème centenaire de Molière sur France 3) qui sont, selon lui, « les mieux écrits, les plus pertinents, les plus représentatifs aussi de la pensée générale que je développe dans ma musique : que ce soit la dénonciation de certaines injustices, mais aussi la remise en question des gens que je prétends défendre et représenter, l’autocritique de nous même mais toujours avec amour et respect. »
Parmi ces 22 textes, PAM a choisi de revenir avec son auteur sur quatre morceaux.
Ils disent le parcours d’un éternel contestataire dont le rap toujours politique, parfois radical et souvent poétique « a tendance à ne jamais suivre la tendance » (« Le retour du rap français ») et dont l’engagement est éloquent de cohérence : dénoncer les inégalités et raconter la vie des quartiers, saisir la réalité de la société française avec une grande acuité pour mieux bousculer les consciences.
28 décembre 1977
28 décembre 77, aux Abymes j’suis né
« 28 décembre 1977 » – Kery James
D’une famille plus proche d’être pauvre que d’être fortunée
Mes parents sont originaires d’Haïti
Terre indépendante que mon cœur a choisi pour pays
PAM : Ce morceau referme votre premier album solo, « Si c’était à refaire », paru en 2001 et certifié d’or. Vous y racontez le premier quart de votre vie : de votre naissance en Guadeloupe de parents haïtiens sous le nom Alix Mathurin, à votre conversion à l’islam suite au meurtre d’un des vos amis d’enfance, en passant par le choc de votre arrivée dans l’hexagone à l’âge de 8 ans, votre découverte du hip hop puis de la délinquance. Seriez-vous d’accord pour dire qu’il contient en germe tout ce qui va suivre ?
Kery James : si vous m’aviez demandé de ne retenir qu’un seul texte, c’est celui que j’aurais choisi. C’est difficile de faire sans car c’est mon texte de présentation. On comprend d’où je viens et d’où je parle, donc pour moi c’est l’un des textes les plus importants. D’ailleurs, depuis le lancement des concerts acoustiques*, un concept que j’ai lancé en 2012 au Théâtre des Bouffes du Nord (Paris), je change régulièrement le spectacle et donc la liste des morceaux, mais je commence toujours par « 28 décembre 1977 ».
C’est un texte fondateur, empli de sagesse et d’espoir, écrit à l’âge de 24 ans. Si c’était à refaire justement, décririez-vous ce pan-là de votre vie de la même manière, vous qui avez a évolué sans jamais cacher vos contradictions ?
Je ne changerais pas une ligne car je l’ai écrit avec sincérité. C’est vraiment ce que j’étais, ce que je pensais, ce que je ressentais à l’époque. Il y a de l’espoir et une forme d’apaisement aussi car le morceau se termine avec ma conversion, ma nouvelle vision du monde ou plutôt l’acceptation de ce que je savais déjà être juste mais que j’avais du mal à assumer. Mais après j’ai eu un autre parcours que je raconterais peut-être un jour. Car, une fois qu’on a compris les choses et qu’on a décidé de les assumer, ce n’est pas aussi facile que ça et on a encore beaucoup de chemin à parcourir.
Banlieusards
« Banlieusards », un morceau qui figure sur l’album « A l’ombre du show business » (2008), s’ouvre par ces mots : « On n’est pas condamné à l’échec, voilà l’chant des combattants / Banlieusard et fier de l’être, j’ai écrit l’hymne des battants » . Et se termine en ces termes : « Apprendre, Comprendre, Entreprendre, même si on a mal. / S’élever, progresser, lutter, même quand on a mal ».
Apprendre, Comprendre, Entreprendre et Servir, en acronyme A.C.E.S., c’est l’association que vous avez crée en 2008 pur agir en faveur de l’éducation. 14 ans plus tard, comment se porte A.C.E.S. ?
Bien ! Même si A.C.E.S, concrètement, c’est ma femme et moi ! Disons qu’il n’y a pas de budget de fonctionnement (rires). Au départ, il s’agissait d’apporter un soutien scolaire en collège et lycée. Aujourd’hui, on finance des études supérieures par le biais de bourses car, pour beaucoup de jeunes, les écoles coûtent trop cher et pas seulement en banlieue. Sur une tournée, en général, je fais une dizaine de dates A.C.E.S. où je reverse une partie de mon cachet à un ou plusieurs jeunes de la ville en question. Cette année, les footballeurs Nabil Fekir et Bryan Dabo en sont aussi les mécènes. Avant eux, Franck Ribéry, Omar Sy ou encore Florent Malouda s’étaient également investis. A ce jour, 150 étudiants ont bénéficié de la bourse A.C.E.S.
Constat Amer
En février 2012, après deux années de silence, vous revenez sur le devant de la scène avec la publication de « Lettre à la république », un titre choc, qui fait couler beaucoup d’encre, dans lequel vous interpellez la France raciste. Quelques mois plus tard, vous faites part de votre « Constat amer » sur l’album « Dernier MC » (2013). Vous écrivez :
Je suis crevé, j’en ai marre de combattre les miens
« Constat amer » – Kery James
J’serais pas étonné qu’ils me tuent de leurs propres mains
Nous, je veux y croire
Mais j’ai bien peur que ce nous ne soit qu’illusoire
Tous adeptes du chacun pour soi
Personne ne nous respecte et j’crois savoir pourquoi
On est avares et divisés
On s’fait avoir, on ne forme même pas une communauté
A qui ce « nous » fait-il référence ? Et dresseriez-vous le même constat aujourd’hui ?
Ce « nous » ici c’est tous les gens que je prétends défendre et représenter : les Africains, les noirs, les Arabes enfin « les Français d’origine africaine » puisque c’est comme ça qu’il faut dire apparemment. C’est un morceau dans lequel je nous remets en question car je suis persuadé que tous les problèmes ne viennent pas des autres et qu’on sait très bien se mettre nous-mêmes des bâtons dans les roues. Même si j’ai envie de croire que les choses s’améliorent, c’est une réalité qui ne doit pas cesser d’être pointée du doigt car on avancera plus facilement comme ça qu’en attendant des autres qu’ils aient une autre perception de nous.
Le poète noir
« 28 décembre 1977 » (2001), « Banlieusard » (2008), « Constat amer » (2013) mais aussi « Vivre ou mourir ensemble » (2016) ont pour point commun d’être des titres longs (parfois près de 10 minutes) et denses, sans refrain, qui prennent la forme d’un long couplet unique. C’est moins le cas sur vos titres les plus récents, notamment « Le poète noir » (2022). Pourquoi ?
Parce que je crois que j’ai dit pas mal de choses dans ces titres là. Qu’est ce que je peux dire de plus ? Désormais, plus que de revendications, je suis en quête de poésie.
« Le poète noir » se termine par une question que j’ai envie de vous poser à mon tour : « peut-on rendre le monde meilleur en semant des pétales de proses » ?
Oui, on peut si on veut. Il y a bien des gens, comme je l’évoque dans « Marianne » ** qui nous pourrissent la vie avec des déchets de proses, alors on peut bien rendre le monde meilleur avec des pétales de proses, non ?
*Reprise de la tournée de concerts acoustique, en France, à partir du 15 novembre. Toutes les dates ici.
L’intégralité du concert acoustique donné à la Philarmonie de Paris en février dernier, sera diffusé le 17 novembre à 21h10 sur FranceTV Culturebox.
**Titre sorti au printemps 2022 et dans lequel Kery James imagine l’état de la France en 2024 après l’accession au pouvoir d’Eric Zemmour – dont il ne cite jamais le nom, lui préférant le surnom de « Petit Napoléon ».