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The Pan African Music Magazine
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Joey le Soldat, toujours au combat

Joey le Soldat 2017 Photo presse 2 © Florent Mazzoleni

En 2014, le rappeur burkinabé Joey le Soldat sort son deuxième album, « Burkin Bâ ». Un appel à l’unité, au flow radical et aux prods électro ultra novatrices. La même année, une insurrection populaire chasse Blaise Compaoré du pouvoir et met fin à 27 ans de règne autoritaire. Trois ans plus tard, le combat pour la démocratie et la justice sociale est loin d’être terminé et Joey le sait bien, comme le prouve son retour en force avec le puissant « Barka ». Portrait d’un MC au service de la jeunesse africaine.

Sous ses airs faussement débonnaires, Joey le Soldat évolue d’un pas alerte : dans son quartier de Ouagadougou, la capitale burkinabé, où il a tourné il y a peu le clip de Zambfo, comme dans les rues de Paris où, en cette douce soirée de septembre, il s’apprête à enflammer les Nuits Zébrées à la Bellevilloise. Veste militaire, short baggy, basket, le rappeur de 32 ans a les même dreads coupés court que dans le clip, le même collier de perles aussi : « c’est un cadeau d’un fan au pays. Je ne le quitte pas, je l’adore. Et puis je trouve qu’il me va bien ! » dit-il dans un grand éclat de rire.

Joey est fier de porter la voie de son pays et plus largement « d’une Afrique en lutte », comme il le dira en ouverture de son concert, partout en Europe. D’autant plus fier, qu’il se sent aujourd’hui soutenu par ses concitoyens : « je suis plus écouté depuis l’insurrection, les gens reconnaissent que cette musique parle d’eux, de notre quotidien. Je ne passe toujours pas sur certains médias mais toute une génération se retrouve en moi et c’est le plus important. Barka (« merci », en moré) lui est d’ailleurs dédié. » Car Joey n’a pas toujours été compris au pays (Namagamé). Il y a encore 10 ans, être rappeur au Burkina Faso, « le pays des hommes intègres », c’était être un « voyou». Seule sa mère (M’maan), « sa force », l’a toujours soutenu, même « en cachette ». Elle a compris que sa musique fédérait et lui a donné sa « bénédiction», l’autre signification de « barka ».

Joël Windtoin Sawadogo est né en 1985 (soit deux ans avant l’assassinat de Thomas Sankara et la prise du pouvoir par Blaise Compaoré), dans le village de Koumbri, dans le Nord du Burkina Faso, à environ 140 kilomètres de Ouagadougou. Il a 10 ans lorsqu’ il débarque à Tanghin, secteur 23, un quartier situé en périphérie de la capitale, où a vécu et où est enterré son grand-père : « A son époque, c’est à dire avant l’extension de Ouagadougou, Tanghin était un village. On y produisait des céréales et principalement du sorgho. Aujourd’hui encore les gens continuent à cultiver des potagers. Le quartier a gardé un côté rural. C’est le plus grand de Ouagadougou. Pendant longtemps, Tanghin a eu la réputation d’être un quartier violent. La police même n’osait pas trop s’y aventurer. »

« La nouvelle génération ne doit pas avoir peur de se défaire du joug colonial. Il nous faut bâtir une réelle indépendance et ça passe aussi par la culture. »

C’est dans ce quartier en partie « non loti » (sans eau potable ni d’électricité), où il vit toujours, que Joël découvre le rap. Il a 13 ans : « les grand-frères du quartier se retrouvaient pour écouter du son (NTM, IAM, le Wu Tang) dans ce qu’on appelait les QG. Moi je m’asseyais avec eux, j’étais curieux de cette musique. Au début, j’écoutais juste. Et puis, au collège, j’ai commencé à écrire et avec des potes on a formé un groupe, Phénomène. Depuis, je suis resté dedans ».

Son premier texte, Joey le Soldat le consacre à Norbert Zongo, journaliste et directeur de publication de  L’Indépendant, très critique à l’égard du pouvoir, assassiné en 1998. Joey l’a découvert grâce à son père, militant indépendantiste et lecteur assidu de l’hebdomadaire : « Mon grand-père et mon père m’ont aidé à me forger une conscience politique. Ils m’ont appris à combattre les injustices sous toutes leurs formes. »

Comme pour poursuivre le combat de son grand-père, ancien combattant, Joey a choisit de se faire appeler « Le Soldat ». Aujourd’hui, en duo avec la rappeuse guinéenne Anny Kassy (Tirailleurs), il lui rend hommage : « C’est l’espoir d’indépendance qui a emmené les tirailleurs sur le front. Au final ils ont servi de chair à canon et les terres africaines de matière première. Ça continue encore aujourd’hui. C’est un désastre. La nouvelle génération ne doit pas avoir peur de se défaire du joug colonial. Il nous faut bâtir une réelle indépendance et ça passe aussi par la culture. »

Au début des années 2000, Joey affute sa technique et son style lors de free-styles organisés dans la rue, à la radio ou au bar le Ouaga Jungle. Un lieu qui, selon lui, « a joué un très grand rôle dans le hip hop burkinabè » en offrant une scène aux rappeurs, notamment par le biais de ses « clash party » : 2 MCs, un micro, une impro et une victoire désignée à l’applaudimètre. « Mon premier prix, j’ai gagné 75 000 FCFA (115 euros) ce qui m’a permis d’enregistrer mes premiers morceaux. Je rappais sur des instrus des américains Still Dre, Xzibit ou du Wu Tang et des français NTM et La Caution. » A cette époque, Joey organise aussi des sound-systems au quartier : « chacun mettait un peu d’argent dans la cagnotte pour louer du matériel et on utilisait des planches montées sur des vieux pneus de camion pour faire la scène. » 

En 2009, il remporte la finale du clash organisé par le festival Waga hip hop et rencontre un autre rappeur burkinabè : son aîné, Art Melody (déjà signé sur le label bordelais Tentacule Records). Mêmes visions du quotidien et du pays : ils travaillent des morceaux ensemble et dessinent, avec la complicité du beatmaker français Dj Form,  les contours de Waga 3000, le Ouaga du futur, moins fracturé par les inégalités sociales. Avec ce projet, les 2 MCs tournent en Europe, ouvre le concert de la rappeuse Casey et celui du groupe américain Das EFX.

Entre temps, par ordinateurs interposés, Joey le Soldat a fait la connaissance de Redrum. Le producteur bordelais (Art Melody, Charles X) lui taille des instrus sur mesure inspirés par la soul américaine, le rocksteady et le dub pour son premier album solo, La parole est mon arme (Tentacule Records, 2012). « Quand Art Melody nous a fait écouter Joey le Soldat, on a tout de suite été séduits, affirme son producteur, Nicolas Guibert. Cet artiste a des choses à dire et il y met les formes. Il possède un style naturel. Il me rappelle le MC anglais Roots Manuva. » 

Ses morceaux parlent de salaires impayés, d’hôpitaux surchargés, du campus de l’université publique plein à craquer. Pour ce lecteur d’Ahmadou Kourouma et de Ferdinand Oyono, nul besoin d’aller chercher bien loin l’inspiration : Joey a vu son père, fonctionnaire à la retraite, devoir ouvrir une boutique pour nourrir une famille de neuf enfants et sa mère vendre des arachides au bord de la route pour lui permettre de faire des études. Diplômé d’une licence en lettres modernes, il vit alors dans la cour familiale et, entre autres petites activités, est jardinier. Déjà, son flow radical incite la jeunesse burkinabè « endormie » à s’éveiller.

Deux ans plus tard, au début de l’année 2014, sort Burkin Bâ (« enfants du Burkina » en moré). Ce deuxième album propulse Joey sur le devant de la scène nationale (il joue, en tête d’affiche cette fois, au festival Waga Hip Hop) et internationale (finaliste du Prix Découvertes RFI). Joey aborde la conférence de Berlin, les mariages forcés, les héros du panafricanisme ou encore le quotidien des enfants des rues en français et en moré : « Ça me permet de faire exister ma culture au-delà des frontières. Je suis mossi et je n’oublie pas d’où je viens ». Deux collègues de l’internationale hip-hop francophone lui prêtent main-forte : la guinéenne Anny Kassy (Tempoco) et le Togolais Elom 20ce (Révolution). Dj Form produit, aux côtés de Redrum, la quasi-totalité de l’album et lui donne cette griffe électro très sombre sur certains morceaux, d’une douceur enveloppante sur d’autres (Hivernage). Sa voix grave porte des paroles visionnaires, notamment sur le titre D.M.D., abréviation d’une expression qui, en moré, signifie « prendre la parole, s’exprimer » : « A quoi sert d’avoir peur si la lumière est pour tous. La vérité apparaîtra à l’horizon de nos batailles car chaque homme connaîtra son heure. Ne lâchons rien. Insistons pour que ça change. »

 « Quand j’ai sorti Burkin Bâ certains se méfiaient de mes propos critiques envers le système, on m’a même conseillé de tourner ma plume vers autre chose pour ne pas m’attirer des emmerdes. »

Quelques mois plus tard, en octobre 2014, Joey est présent dans les énormes manifestations qui secouent Ouagadougou : en chair et en os, aux côtés de son père et grâce au morceau Burkin Bâ, une ode à l’unité, repris par une partie de la jeunesse révoltée. Une immense fierté pour Joey qui a le sentiment d’avoir été entendu : « Les leaders d’opinion, les rappeurs, les reggaemen, tout ceux qui avaient la parole, chacun a fait son boulot de son côté avec les gens de son quartier et on s’est tous regroupés place de la Révolution. Ce qui m’a le plus marqué c’est l’unité et la bravoure du peuple, son sens de la responsabilité. Quand j’ai sorti Burkin Bâ certains se méfiaient de mes propos critiques envers le système, on m’a même conseillé de tourner ma plume vers autre chose pour ne pas m’attirer des emmerdes. C’est finalement le système qui a eu des emmerdes. Les burkinabés ont fait leur révolution, Compaoré est parti et le coup d’état « le plus bête du monde » [de nov. 2015] a échoué. Ensemble, nous avons montré à tous les pays africains opprimés par des dictateurs qu’ils peuvent dire non.»

Trois plus tard, le bilan est amer. A quelques minutes de son concert, le ton de Joey le Soldat est d’autant plus réservé qu’il sera fâché sur scène : « Il y peu de satisfaction et beaucoup de désillusions. On bloqué le mandat présidentiel à 10 ans (ndlr 2X5 ans maximum), ça c’est positif, mais sinon rien n’a changé. Nous avons marché pour dire non au pouvoir à vie de Blaise Compaoré et pour connaitre un nouveau Burkina. Un Burkina de justice, un Burkina où la gestion de nos ressources serait plus claire. Mais aujourd’hui, les mêmes problèmes demeurent : le système scolaire est encore dans le gouffre,  le secteur de la santé reste à développer, l’armée est divisée. En ce moment, ce qui manque au pays c’est un vrai dialogue entre les dirigeants et le peuple. »

Le dialogue justement, c’est le maître mot de son nouvel album, Barka. L’histoire passée et présente de son pays et plus largement de son continent est contenue dans ses 12 titres. Musicalement d’abord : il mélange le hip hop des années 90 à base de samples du Bembeya Jazz (De la lutte qui libère) ou du Volta Jazz (Zambfo) et instrus electro. Et bien sûr dans ses textes. Davantage rappé en moré et toujours aussi bien accompagné par Dj Form et Redrum, Joey exhorte les Africains à se rendre sous l’arbre à palabre (Goomdé, « la parole ») : « pour éviter les égarements d’hier et la division de nos sociétés, il nous faut régler nos conflits à l’amiable. Il faut qu’on oublie nos différences ethniques ou religieuses. Le combat qui nous attend est plus grand que ça. Il faut arrêter d’accuser les autres, chercher les problèmes en nous-même et s’unir. » 

© Delphine Migueres

L’unité, Joey le Soldat la prône une nouvelle fois sur Travell, un morceau dont il a tournée le clip dans un ghetto de Kampala à l’automne 2016. Après avoir participé au festival Nyege Nyege, il est resté un mois en résidence dans la capitale ougandaise. De ce séjour, sont nés deux morceaux en collaboration avec des rappeurs locaux. L’un deux, Dem Ha head (feat. Blessed San), rappelle que la jeunesse du continent meurt en mer tous les jours dans l’espoir de rejoindre l’Europe et une vie meilleure.

« A travers ma musique, j’essaye de créer des connexions à travers l’Afrique et en l’occurrence avec l’Afrique de l’est, car l’Afrique a besoin de toutes ses forces. Aujourd’hui, le rap c’est la musique de toute la jeunesse. Le rap africain mérite d’être entendu partout dans le monde et d’être pris au sérieux. C’est l’avenir du rap mondial. Le problème, c’est le manque de structure et l’absence de moyens. »

Pour palier ce manque, Joey le Soldat a créé l’association « Sodass Muzik » (« musique de soldat »). Lui qui, depuis plusieurs années déjà, donnent des ateliers d’écriture à Ouaga avec les moyens du bord, essaye aujourd’hui de faire grandir ce projet, de lui donner un cadre : « Les jeunes sont très demandeurs au quartier, ils veulent rapper comme moi ce qui est une énorme récompense. Aujourd’hui, on a un petit studio et un espace pour les ateliers mais l’idée c’est de créer un centre culturel hip hop car il n’y en a pas au Burkina. Il s’appellera Casa Hip Hop. Je l’imagine comme un lieu de travail, de création et de diffusion, pour permettre au maximum de jeunes qui s’essayent dans le rap de trouver leur voie et de mettre en place des échanges avec d’autres rappeurs du continentNous ne sommes pas condamnés à l’échec. Il faut montrer de quoi nous sommes capables ! »

Bien loin de lui pourtant l’envie de suivre les rappeurs à l’égo surdimensionné (Emcee), dont le succès commercial n’empêche ni la vulgarité, ni la vacuité du propos : « Je me sens responsable. Etre rappeur pour moi, c’est avoir une utilité pour la société. Je rêve de travailler avec des rappeurs comme Faada Fredy, Kerry James ou Casey. Et j’espère qu’ensemble, nous pourrons continuer à utiliser cette musique pour des luttes nobles, pas pour se la péter. Parce que chez moi, le bling bling, on connaît pas. »

Pour Joey le Soldat, le combat ne fait que commencer.

Ndlr : le nom Waga 3000 n’est pas choisi au hasard : Ouaga 2000 est le quartier chic où résident les élites b urkinabé, façon Berverly Hills de Ouagadougou.

Joey le Soldat 2017

© Florent Mazzoleni

Photo Une : © Florent Mazzoleni

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