Entouré d’une nature exubérante, il a les yeux fermés et semble communier avec la petite statuette de Iemanjá qu’il tient entre les mains. Ainsi apparaît João Selva, le personnage imaginé par Jonathan da Silva et le producteur et multi-instrumentiste Bruno « Patchworks » Hovart sur la pochette de leur nouvel album, sorti le 2 avril chez Underdog Records. Placé sous le signe des migrations de la diaspora africaine dans l’Atlantique noir, Navegar (naviguer) a été finalisé après un long périple au Brésil fin 2019, qui aura mené les deux compères de Recife à São Paulo, avec un arrêt appuyé à Salvador de Bahia. Le Français Bruno Hovart a eu besoin de ce voyage pour s’imprégner de la langue et de ce pays qu’il ne connaissait jusque-là qu’à travers sa musique. Ce fut sa première rencontre avec le quotidien des Brésiliens et avec leur culture religieuse, candomblé en tête, pétrie d’héritages africains.
Fils de la forêt, enfant de la balle
Les mystères du candomblé ont en revanche touché depuis longtemps Jonathan da Silva. Né en 1982 à Rio dans une famille évangéliste, d’une mère Française d’Algérie et d’un père paulista (de São Paulo), le Franco-Brésilien se passionne dès l’adolescence pour le cirque et le théâtre, part en tournée et commence à gagner sa vie. Au Nordeste, il découvre les rodas de capoeira traditionnelle, dite d’Angola, terrains d’expressions de religiosité syncrétique marqués par les références à l’africanité. Fasciné par le côté mystique des Bahianais, il fréquente les premiers terreiros du Brésil, des lieux de culte du candomblé où se transmettent les traditions africaines. Un jour, un grand babalorixá (« père de saint », prêtre du candomblé), lui révèle qu’il ne doit rien à aucune entité : « Cette phrase m’a permis d’aborder l’univers du candomblé de manière détachée, par la beauté, le respect, la force de l’ancestralité, sans limites, raconte-t-il. Le candomblé est beaucoup plus ouvert que la plupart des religions. »
En ces années 1990, les da Silva ont un rapport très profond à la matière et à l’esprit. À la maison, Jonathan médite avec ses parents et sa sœur aînée. La famille fait partie d’une toute petite communauté évangéliste dont les membres sont des artistes ou d’anciens taulards tous très impliquée dans les œuvres sociales. Depuis qu’il est petit, le garçon participe à l’accueil des sans-abris, distribue de la nourriture dans les favelas des morros environnants (collines, au cœur de Rio, où s’entasse la population dans des maisons précaires, NDLR), et passe tous ses dimanches à l’église, où le père officie comme pasteur. Plus intéressé par la régie que par les prêches, Jonathan touche ses premiers instruments, remplace bientôt les musiciens absents et confirme son attirance pour la musique que lui a léguée son père, grand mélomane et amateur de 33 tours. La musique résonne en permanence dans la maison d’Ipanema, sous sa forme la plus éclectique : du Bach, du gospel, mais aussi du jazz, du rock anglais, de la musique brésilienne régionale et surtout de la black music des USA que le paternel écoute à fond dans le salon. Une des muses de la bossa-nova, la chanteuse Wanda Sá, est une amie proche. C’est elle qui dispense les premiers cours de guitare au futur João Selva qui, après avoir cherché sa voie entre Zona Sul (quartiers chics de Rio) et favelas, finit par s’en aller étudier l‘histoire de l’art au sud du Brésil où il côtoie la diaspora capverdienne. Un départ de Rio et le début d’une longue série d’allers et retours entre l’Amérique, l’Europe et l’Afrique, ponctués par la pratique de la capoeira, l’enseignement de ses valeurs et l’étude des traditions orales.
Orales et musicales, les traditions au centre de l’éducation
De la capoeira aux musiques traditionnelles, il n’y a qu’un pas, que Jonathan franchit allégrement, lorsqu’il revient étudier à Recife, au Nordeste, après un premier voyage qui l’a conduit de France au Cap-Vert, en passant par le Sénégal. Recentrant ses études sur l’anthropologie, par le biais de l’éducation populaire de Paulo Freire (le peuple enseigne au peuple), il se penche sur la transmission de la culture dans les traditions orales. « La capoeira m’a appris à valoriser les maîtres de la culture populaire et à aller vers eux pour apprendre », déclare-t-il. Au Pernambouc, berceau du frevo, du coco, du maracatú, de la ciranda et du forró pé de serra (genres musicaux régionaux, NDLR), les dépositaires de cette culture populaire ont à l’époque pour nom Arlindo dos Oito Baixos, accordéoniste diatonique qui est en train de perdre la vue, Zé Neguinho do Coco, qui exprime son agilité vocale dans des joutes dignes des troubadours, ou bien encore Mestre Salustiano et Seu Luiz Paixão, tous deux virtuoses incontestés du violon rebec brésilien. De la rencontre avec Luiz Paixão va naître une longue amitié qui l’amènera à l’accompagner sur scène lors de concerts européens et à produire son dernier album, pour une sortie prévue en 2021.
À l’aube des années 2000, Jonathan retrouve l’esprit saltimbanque de son adolescence en repartant en tournée en France, au Sénégal et dans les Caraïbes pour des spectacles « jeune public » joués dans des écoles ou en brousse. Pour la plupart des gamins qui viennent applaudir la compagnie, assister à ces spectacles est une première. Peu à peu, la musique qu’il compose et interprète pendant les représentations finit par prendre le pas sur les autres activités artistiques qu’il a développées au long de ses pérégrinations. Dans l’idée de recréer les bals festifs du Nordeste rural, il monte en 2008 le groupe Forró de Rebeca avec le percussionniste et violoniste Stéphane Moulin et l’accordéoniste Jean-Luc Frappa. Puis il assouvit sa passion pour les mixes électroniques du Mangue Beat en s’associant au projet Sociedade Recreativa de l’Américain Maga Bo installé à Rio et collabore avec des artistes comme Papet J des Massilia Sound System, Sir Jean, DJ Tudo ou encore Flavia Coelho.
« L’Atlantique nous rapproche plus qu’il ne nous sépare »
Le projet João Selva est né de la rencontre de Jonathan avec Bruno « Patchworks » Hovart, dans un club lyonnais de la Croix Rousse. « Selva, c’est moi, mais autrement, explique-t-il. C’est une contraction : Selva (forêt) est l’origine du nom Silva et beaucoup de Brésiliens ne le savent pas. On donnait un nom à tous ceux qui n’en n’avaient pas, soit par ce que c’étaient d’anciens esclaves, ou des aventuriers qui fuyaient la famine, la guerre ou les persécutions. Parmi ceux-là, certains étaient de la forêt, de la jungle ». Les rôles sont vite distribués : Jonathan chante et écrit la majorité des textes, Bruno compose la plupart des thèmes. Le premier album Natureza voit le jour en 2017 chez Favorite Recordings et aborde déjà la notion de cousinage musical qui fera la force de Navegar, l’album suivant.
Véritable voyage transatlantique à travers les anciennes colonies portugaises, Navegar a été conçu de façon à pouvoir défendre les chansons sur scène : rehaussés par les flûtes et les cuivres de Boris Pokora (Yapunto) et par le Fender Rhodes de Paul Charnay, le funaná dialogue avec le forró, la bossa avec la disco, le semba avec la samba et le samba rock avec le kompa. Les textes de Navegar, signés cette fois à 50/50, ravivent l’espoir de jours meilleurs dans un Brésil qui souffre, déchiré et ravagé par la politique désastreuse de Bolsonaro à tous les niveaux. « En montrant que l’Atlantique nous rapproche plus qu’il ne nous sépare, notre intention était de recréer du vivre ensemble dans un pays pourtant réputé extrêmement convivial et tolérant. » Comme pour conjurer la crainte que l’absence de dialogue entre les parties conduise à la guerre civile.
Dans la famille da Silva, les veilles querelles entre évangélisme et candomblé se sont quelque peu apaisées. Les grands maitres de la capoeira Angola ont enseigné à Jonathan la générosité, rappelant au passage que la discipline était aussi pour les esclaves un moyen de se faire du bien après d’interminables journées de labeur. Une vertu qu’il s’applique désormais à transmettre en tant que João Selva, en éveillant l’esprit des jeunes aux richesses de l’univers et de l’oralité. C’est ce mélange d’humilité et d’enthousiasme qui a conquis Bruno Hovart, et lui a donné envie de travailler avec lui : « Jonathan est un Brésilien qui s’adresse au monde », résume-t-il.
Navegar, disponible sur toutes les plateformes.
Écoutez la playlist des plus beaux morceaux de folk brésiliens dédiés à Iemanjá, sélectionnés par l’auteur Stéphane de Langenhagen pour Getup.