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JayOne : au commencement était le mouvement
Photos issues du catalogue de l'exposition Né dans la rue, Fondation Cartier

JayOne : au commencement était le mouvement

L’artiste – qui expose en ce moment au Palais de Tokyo à Paris –, est entré en peinture avec le graf, l’une des disciplines d’un hip-hop qui, il y a quarante ans, bourgeonnait à Paris. Bienvenue il y a quarante ans, au début du « mouvement ».

« Depuis le métro aérien qui passait boulevard de La Chapelle, on avait une vue plongeante et panoramique sur le terrain et la majorité des peintures qui l’habillaient. Chaque fois que l’on empruntait la ligne 2, on y jetait un long regard, guettant l’apparition de nouvelles fresques. Le contraste saisissant avec l’horizon gris et terne conférait à cette vision un surplus de magie. » 

Ces quelques phrases extraites du texte que JayOne Ramier signe dans le remarquable ouvrage Mouvement rappellent ce que fut cet espace de liberté, planté dans une des nombreuses « dents creuses » (terrains vagues séparant des constructions) qui jonchaient les quartiers nord de Paris au milieu des années 1980. Pendant près de cinq ans, cette friche deviendra le terrain de jeu et d’expression de tous ceux qui étaient dans le « mouvement », comme aime à le rappeler JayOne. « Le mouvement, le mouv’, ça correspondait à notre état d’esprit. Ça bougeait, tu ne faisais pas de surplace. Tous les gens de cette époque ont gardé cette terminologie. Pour être dedans, il fallait être actif : tagger, breaker, danser, deejayer, rapper… » Et ce terrain découvert par Ash, qui sera bientôt son compère au sein du BBC (Bad Boys Crew) avec Skki, un camarade lycée, va devenir « le lieu de rassemblement, pour se rencontrer et se passer les dernières infos ». Dee Nasty comme Bando, pour citer deux figures emblématiques de ces pionnières années, tout le monde y est passé. 

Jay one en train de graffer
La ligne 2 comme horizon

Pas encore sorti de l’adolescence, JayOne, contraction de son prénom que l’on découvre au dos de son blouson dans une photo d’époque, faisait alors le mur, traçant ce qui fera son singulier sillon. Ce terrain, logé entre Stalingrad et Jaurès, était au cœur du quartier où il avait grandi. Né à Morne-à-l’Eau à la fin des années 1960, au moment même où les forces françaises d’occupation de la Guadeloupe tirèrent sur la foule, il atterrit à Paris, dixième arrondissement, non loin de là où il vit toujours, après quelques détours. À deux pas de la mythique salle Paco Rabanne, c’est là qu’il va grandir — père ouvrier agricole embauché à la SNCF, mère agent hospitalière — avant de déménager en 1978 dans le dix-neuvième arrondissement. C’est-à-dire à une poignée stations de la ligne 2, cet axe au cœur de la jungle asphaltée. Celui qui se verrait bien désormais vibrer à la campagne guadeloupéenne va découvrir le hip-hop par la télévision, notamment le cultissime rendez-vous Megahertz, « sans trop savoir ce que c’était jusqu’au film Beat Street et l’émission de Sidney. » Les premiers disques sortis à Paris sous étiquette Celluloïd tournent, alors que la page de la génération punk est en train d’être retournée. Entre ces deux mouvements nés dans l’underground, il demeure un même esprit DIY.

Celui qui va bientôt signer JayOne se situe à la jonction. Après avoir manié les pochoirs avec Skki, il embraye sur le graf directement au début 1982. Son premier, il le plantera au Trocadéro, et puis ce sera à La Villette, « dans un endroit visible depuis le Périphérique ». Être vu de tous, pour que son nom soit connu de tous. À l’orée de cette décennie qui voit le hip-hop pénétrer les mass medias, ils sont encore peu nombreux à redessiner le paysage urbain. Parmi les pionniers, Bando sera le plus fameux, avec le Bomb Squad 2. « Bando était très avancé techniquement. Il connaissait mieux la culture graf que nous, ayant eu la possibilité de voyager aux États-Unis. Il était finalement plus technique. Nous on était plus laborieux, moins sophistiqué, ça brillait moins. Nous n’étions pas les meilleurs, mais il fallait compenser par nos idées et notre créativité. » Bando est né sur l’autre rive parisienne, dans une famille bien dotée (la famille Lehman Brothers…), ses grafs et dessins étaient souvent plus futuristes, en tout cas moins encrés dans l’apprêté du terrain. « Nous on représentait inconsciemment notre couche sociale, ouvrière et middle class. Les personnages qu’on dessinait étaient à notre image, racontaient ce que nous vivions comme ado », reprend JayOne, pour qui le crew, c’est aussi une histoire d’amitiés et d’affinités esthétique, une histoire au collectif qui va durer.

Par Jayone et Skki © H. Chalfant
Signatures en quête de (re)connaissance

En traversant l’Atlantique, cette reconfiguration spontanée de la grisaille urbaine va accoucher de deux techniques qui, à croire ce pionnier, n’en faisaient qu’une dans les États-Unis des seventies : le graf, envisagé comme une œuvre à part entière, et le tag, considéré plus comme une signature. « Le tag, c’était pour beaucoup codifier la rue. C’est comme mettre des noms de rue pour ceux du hip-hop. Il faut se promener dans la rue pour tagger. En allant d’un endroit à l’autre, on taggait. C’est pour ça qu’il y avait beaucoup de tag entre Barbès et Belleville, vers le Trocadéro. » Et dans le genre, ceux qui excellaient avaient pour dénomination : les TCG (The Crime Gang), eux aussi bel et bien présents sur leur terrain de jeu. Lequel, menacé par les descentes de police qui rythmaient le quotidien des années Pasqua, va être investi par les travaux publics, et sa mémoire d’instants aussi fugaces que tenaces sera engloutie par les bulldozers tandis qu’on apprête à enterrer les années 1980. « En lieu et place du terrain se dresse un centre de tri postal dans lequel travaille mon frère », concluait JayOne Ramier, dans son texte publié dans Mouvement

Pas d’amertume, juste le constat que les temps changent. Alors que les tags et grafs envahissent rames de métro et RER, il y aura un amalgame avec les violences urbaines, un raccourci avec lequel il ne sent pas trop à l’aise, pas plus qu’avec les articles de presse qui abondent, les clichés sur la banlieue. La France périphérique stigmatisée, les délits de faciès, les politiques de la ville qui se succèdent, JayOne et ses acolytes entament en 1988 un autre mouvement, bougeant en Allemagne, où ils seront reconnus, exposés en galerie. « Il s’agissait d’une forme de reconnaissance d’un mouvement artistique à part entière, mais en même temps c’est resté très anecdotique. Un peu comme l’art populaire. La majorité des expositions seront dédiées à des groupes, parfois même on mélange les époques, ça ne représente pas le travail d’un artiste. Il n’y a pas vraiment eu un regard qui valorise la signature de chacun en tant qu’artiste contemporain. Même si la valeur collective existe, il y avait quand même des singularités, à l’image de Futura 2000 qui a été reconnu en tant que tel. »

Fresque de JayOne à Berlin
De la bombe à l’acrylique

Tandis que le graf commence à perdre de son importance au profit du rap dans la culture hip-hop, il est paradoxalement reconnu comme une discipline des arts graphiques contemporains, sous l’égide de Jack Lang. « Nous-mêmes on a fait des ateliers dans les MJC. Paradoxalement on était plus connus au début des années 1990 alors qu’on était moins présents en France. » Le graf, mouvement pictural qui va essaimer au-delà ? Lui hésite. « C’est quand même un art qui est resté à la place qu’on lui a donnée dans les années 1980 : la rue. C’est une relation un peu perverse. » Peu à peu, sans renier ses jeunes années dont son geste a conservé des traces, les tags et grafs ayant laissé place à des citations, des paroles, celui qui sera exposé à Beaubourg comme au Bronx Museum va se tourner vers d’autres techniques : acrylique et huile, photos retravaillées et mots posés pour pointer les maux qui travaillent sa psyché. « J’ai une relecture du mouvement hip-hop et de son histoire. Pourquoi cela a émergé, pourquoi cela a adopté ces formes d’expression. C’est quand même lié d’un besoin de personnes sortant du ghetto, des conditions sociopolitiques objectives. C’est la raison pour laquelle Afrika Bambaataa a fédéré ces pratiques, à travers la Zulu Nation, qui n’étaient pas forcément unies. C’est lui qui créé le hip-hop tel qu’on l’a connu ici. Par la suite, cela s’est de nouveau scindé, et les deux disciplines qui sont restées encore proches sont les DJ et danseurs. »

En 2021, il a quasiment délaissé la bombe, après avoir développé une allergie aux particules. Le graf, il le pratique encore de temps en temps, quand il est sollicité par des plus jeunes. Affaire de transmission, pour celui qui, une fois l’interview terminée, dit sans aucune malice qu’il s’était promis de ne plus revenir néanmoins sur ses années de formation. « C’est pour ça que j’avais publié Mouvement., pour que les gens aillent voir… ». Certes, mais à l’heure des célébrations d’une culture désormais quadragénaire, tout cela revient régulièrement en mémoire. Pour l’expo Hip-Hop 360 qui se tiendra dans le temple de la Philharmonie de Paris à partir du 17 décembre, une pièce lui a été commandée. Il a livré quelque chose de différent aux attendus. « Tu verras ! », sourit-il. On peut en avoir une idée en allant d’ores et déjà voir ce qu’il expose à la galerie Rabouan Moussion, au cœur du Marais. L’âme afrodiasporique est au cœur de ses œuvres, « avec sans doute un aspect politique et social plus affirmé », où l’on ne peut manquer de voir quelques traits qui font écho à la genèse de son histoire. La spiritualité, la négritude, les ancêtres, et bien entendu la musique sont les grandes thématiques actuelles de ce peintre qui aborde la toile avec la sensibilité du musicien, lui qui fut sevré des sons caribéens par ce père récemment disparu. Toutes ces choses devraient apparaître dans un livre auquel il pense depuis une dizaine d’années, autour son rapport au hip-hop et son parcours personnel. Un album d’images, ponctué de quelques textes de sa plume ou de proches, qui retrace le singulier parcours d’une vie, des images d’enfance aux grafs, des sources d’inspirations aux photos qu’il recompose. Cette monographie accompagnera (accompagne , au présent) ? Une grande exposition au Palais de Tokyo dans le cadre du festival L’Appel du large. Et la musique y aura encore toute sa place, puisqu’il compte bien organiser « un moment funky, dans le sens de la résistance, mais aussi de la danse », comme une réunion en mode improvisation où il espère réunir Erick Cosaque, Roger Raspail, David Murray, Chassol, Casey, LKJ, David Walters… Sur le papier, ça promet.

Jay Ramier est actuellement exposé au Palais de Tokyo jusqu’au 20 mars 2022 ainsi qu’à la galerie Rabouan Moussion.

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