Trente ans après sa mort, personne n’a pu remplacer Franco. Mais le « Grand Maître » de la rumba congolaise a fait école, et son héritage a survécu dans la voix et les doigts de certains artistes.
Le 12 octobre 1989, le monstre sacré de la musique zaïroise s’en allait, passant « la guitare à gauche ». Il a laissé derrière lui une énorme discographie composée d’innombrables tubes et un vide abyssal, que tentent de combler ses héritiers. Une gageure quasi impossible, tant le talent du « Grand Maître » était multiforme.
Francois Luambo Makiadi alias Franco n’était pas seulement ce peintre de la société zaïroise (congolaise), auteur des chansons qui s’adressent à chaque mélomane de façon personnelle. Il était aussi cet instrumentiste hors pair dont le jeu de guitare en enchantait plus d’un, à telle enseigne qu’on se demandait par quel bout le prendre : guitariste ? chanteur ? compositeur ? D’autres diraient encore agitateur, provocateur ou moraliste… On pourrait ajouter à cela ses talents d’homme d’affaires, qui contribua à son succès en Afrique et hors du continent. Parmi ces qualités, il faut bien choisir car personne, en réalité, ne les réunit tous. Mais choisissons-en deux : la voix, et la guitare.
Juste après la mort de Franco, ceux qui incarnent le mieux sans doute sa « descendance vocale » sont certainement Madilu Système puis Youlou Mabiala, qui furent membres de l’OK Jazz. Quant à la guitare, son disciple — passé maître — était certainement Simaro Lutumba (décédé le 30 mars 2019 à Paris). Simaro était aussi le récipiendaire des capacités de meneur d’hommes de Franco, et l’héritier de son groupe : le Tout-Puissant OK Jazz, dont il prit la présidence au décès du « Vénérable Yorgho ». Plus tard, un conflit avec la famille biologique de Luambo amènera Simaro à créer les Bana OK (« les enfants de l’OK Jazz », ou « les héritiers de l’OK Jazz »).
Mais bien que les artistes précités aient eu une longue carrière, d’autres artistes ont, à leur manière, hérité du son que mit au point Franco avec son OK Jazz. Car l’orchestre, tout comme l’African Jazz de Joseph Kabasele, avait fait école. Sa particularité était de pratiquer une branche de la rumba qu’on appelle « odemba ». L’OK Jazz en a bâti les fondations modernes, avant que d’autres n’en suivent les traces et n’ajoutent leur grain de sel.
Les héritiers d’aujourd’hui
Dans la multitude des groupes et chanteurs congolais, il y a un jeune chanteur qui fait de la rumba (odemba) et qui sort du lot : Le Karmapa, de son vrai nom Kibinda Pembele Jean-Jacques. Ses textes incisifs, sa voix, son style font tout de suite penser à Franco.
Des chansons telles que « Bileyi ya mobali », une conversation entre deux rivales, évoque le style lyrique de l’homme de Sona Bata (le village natal de Luambo), père de « Mario » et « Mamou ».
La guitare de Franco n’est pas non plus restée orpheline. Plusieurs « élèves » de l’école OK Jazz (qu’ils l’aient fréquentée ou non) ont pris la relève. À commencer par le doyen Syran Mbenza, l’un des maîtres d’œuvre du groupe Kekele, qui au début des années 2000 refit revivre la rumba à l’ancienne sur les scènes internationales. Fervent admirateur de Franco, il n’a jamais collaboré avec lui, même s’il fut recruté dans l’orchestre Lovy Zaïre par Vicky Longomba, le compère de Franco aux débuts de l’OK Jazz. En 2009, pour le vingtième anniversaire de la mort de Franco, Syran Mbenza lui consacrait un album entier, s’entourant notamment de deux anciens de l’OK Jazz, le chanteur Wuta Mayi et le bassiste Flavien Makabi. Le disque « Immortal Franco » reprenait des grands classiques de « sorcier de la guitare », mettant en évidence les talents de Mbenza, se moulant dans le phrasé de Luambo.
Chez les jeunes, on ne peut oublier le « phénomène » Rodriguez Vangama et sa double guitare (qu’un jaloux lui a récemment volée — crime de lèse-majesté — lors d’un concert au Havre). Vivant entre Kin et Bruxelles, il a joué avec Werrasson comme avec Papa Wemba, mais aussi dans des créations qui associent musique classique européenne et rumba (comme « Coup Fatal », en 2014). Ce n’est pas un hasard si on le retrouvait sur scène pour l’hommage que Ray Lema rendait à Franco au festival Jazz Kif de Kinshasa, en juin 2019. Si Syran Mbenza avait un feeling acoustique, le son et le phrasé de « Guez » parlent la même langue que Franco dans ses années plus électriques (70/80).
Quant à Olivier Tshimanga, il apparaît dans ce domaine comme le « petit-fils » spirituel de Luambo. Recruté dans les Bana Ok de Simaro, il est devenu un véritable « fils de la maison ». Olivier Tshimanga se retrouve par la suite en Europe pour une fructueuse carrière solo. Sa chanson « Tolembi« (« y en a marre ») où il reprend une rythmique de Luambo, est brûlot qui brocarde les travers du pouvoir de Joseph kabila, alors président. Comme le faisait Franco, il dit son texte bien plus qu’il ne le chante. Mais en réalité, il s’inspire d’une manière de « parler-chanter » que Franco avait en son temps inaugurée (cf. notre interview de Ray Lema). En revanche, si pour Tshimanga, « sa bouche ne porte pas caleçon » (comme diraient les Ivoiriens), Franco utilisait des images bien plus allusives quand il voulait faire entendre ses critiques politiques (comme dans « Tailleur »). Mais, puisque le plus souvent il parlait des réalités du quotidien, ces chroniques pouvaient aussi résonner comme telles. D’ailleurs, cette façon de procéder a fait dire à certains observateurs que Luambo était le précurseur des rappeurs.
Beaucoup d’artistes du mouvement rap congolais ont d’ailleurs souvent fustigé dans leurs textes les égarements du pouvoir au cours des deux dernières décennies. Ces jeunes de la mouvance rap qui évoluent dans un environnement « démocratique » ont des textes qu’on peut qualifier d’osés sur le plan politique et beaucoup d’entre eux font du Franco lorsqu’ils brocardent la société suivant le modèle de leur maître. Leurs textes politiquement conscients sont des fois plaqués sur des tubes de Franco, sans doute le plus samplé (avec l’OK Jazz) parmi les rappeurs. Fatima CIA dans « On s’en fout » sample « Mamou », Lopango ya banka dans « Elembo ya 4.0 » sample « Missile » (de Josky, un des Franco boys), ou encore Baloji qui reprend le thème de Ku Kisantu kikwenda ko au début du clip « Glossine (Zombie) »
Aujourd’hui encore, il n’est pas rare d’entendre dans les rues des villes congolaises, devant la crise multiforme qui frappe le pays, les gens s’interroger sur ce qu’aurait chanté Franco devant cette situation… Preuve que ces héritiers ont du mal à combler le vide laissé par « de mi Amor ».