Le vieux père Binda Ngazolo est toujours branché sur le réseau. Cette fois-ci, il a décidé de mettre un coup de projecteur sur le beatmaker Jack Flaag, l’homme caché derrière le « DKR » de Booba. Et tant pis si, pour convaincre, il doit sortir l’artillerie lourde.
La polémique explose ce jour-là avec un de mes « fistons » dans un maquis à Abidjan. Il est l’un des participants à mon atelier autour de ce que je nomme communément « La force du récit ». Justement, il porte avec force un récit qu’il partage avec nous : il affirme que Booba dont il est un inconditionnel aurait fait appel à Sidiki Diabaté, pour mettre une kora mortelle dans son titre « DKR » (le tout premier single de diamant de la carrière de Booba). Je lui réponds que ce n’est pas tout à fait ça : ce titre a été produit avec un simple laptop. En clair, c’est un clavier azerty qui a reproduit le son de la kora du Djeli (le nom malinké qu’on traduit habituellement en français par griot).
Las, le fiston manque de s’étrangler. Il devient gris, tant il est vrai qu’un noir qui rougit, ça craint. Il me dit que c’est parce que je suis un vieux père qu’il ne m’embrouille pas plus. Il précise que pour mon information, il peut me montrer le clip officiel de DKR. Sidiki Diabate joue de la kora dedans. Imperturbable, je lui réponds qu’il se trouve que Sidiki Diabate figure bien dans le clip officiel de « DKR », avec une vraie kora à l’image, mais il fait du playback sur la bande-son du disque. Quant à l’intro du clip tournée à Gorée, elle est du père de Sidiki, Toumani Diabate (avec Ballaké Sissoko). Voilà pour le clip, mais la production originelle du titre est le travail d’un beatmaker dont le blaze est : « Jack Flaag » que je connais par ailleurs. Il se trouve qu’il a participé à un atelier d’écriture que j’ai animé, dans une autre vie, du côté du Mans.
Le fiston a comme un doute. Il n’avait vraisemblablement jamais entendu parler de ce « Jack Flaag ». Il commence à se dire que le vieux lion veut toujours avoir raison (ce en quoi il n’a pas tout à fait tort). Il y a des défauts comme ça qui vous collent à la peau et l’âge n’arrange pas les choses. Sauf que ce coup-ci, je sais que j’ai raison. En même temps, je peux comprendre le jeune homme. C’est vrai que les beatmakers sont d’ordinaire tenus à l’ombre des rappeurs. Comment faire pour convaincre et calmer ce fiston teigneux ? Au rythme où vont les choses, ça risque de finir comme un clash entre Booba et Kaaris. La honte pour un vieux père !!
Nous sommes déjà debout tous les deux à nous toiser, moi dans le genre : « ce n’est pas parce qu’un lion est devenu vieux, qu’il faut le prendre pour un chat ». Il y a un temps mort. En vieux geek, j’en profite pour lui asséner le coup de grâce. Je dégaine mon vieux smartphone et j’ouvre le lien sur le site OKLM, la télé de Booba. On y donne un coup de projecteur sur les 10 beatmakers (entendez, « les faiseurs de rythmes » ou de sons) qui ont marqué les dix dernières années du rap français. Voilà ! Ce n’est pas : « on dit que… »
Les beatmakers se mettent à sortir du maquis et ça commence à bien se savoir. Le récit a convaincu le fiston et je lui ai offert une bonne bière Flag pour boire à la santé de Jack Flaag.
De flag en flaag
Pour la petite histoire, le blase de Jack Flaag trouve une certaine résonance dans l’univers Marvel : avec le super héros Jack Flag (un seul « a »). Il est doué d’une force surhumaine acquise par l’absorption de produits chimiques et un entrainement physique acharné.
De même, par une pratique acharnée, Jack Flaag est doué d’une virtuosité considérable sur le clavier azerty, comme un autre le serait au piano.
Jack Flaag sort à peine de l’adolescence quand il bascule de la filière universitaire basique à celle de l’univers digital. Il est déjà sur le clavier azerty, pour aller jusqu’au bout de sa formation en infographie. Dès son premier contact avec le monde du travail, il réalise qu’il lui faut aussi s’investir dans l’apprentissage du webdesign (histoire d’ajouter une corde à son arc). D’un site web à l’autre, il se retrouve derrière une caméra. Mais ça ne suffit pas. Pour être parfaitement autonome, il se retrouve encore derrière un clavier azerty pour piloter une station de montage vidéo. (Il faut tout faire dans cette filière).
Mais dans le même temps, le feu intérieur du rap le consume. Toujours vissé sur son clavier azerty, il produit des instrus sur lesquels il pose ses textes. (Il faut tout faire dans cette affaire). Voilà comment, sans même y avoir pensé, au détour de « DKR », il se retrouve considéré à son corps défendant comme beatmaker.
Mes arguments ont adouci le fiston teigneux. Il ne pouvait pas savoir que j’avais déjà échangé abondamment avec Jack Flaag sur la genèse de « DKR », et qu’il m’avait raconté par le menu comment les choses s’étaient goupillées.
En réalité, il n’avait jamais envisagé de produire des instrus pour quelqu’un d’autre que lui-même. Jusqu’au jour où il réalise que son abondante production ne semble pas décoller sur les réseaux sociaux. Il se dit alors que tout compte fait, ça vaudrait peut-être le coup de proposer certains de ses sons à un gros vendeur comme Booba, dont il était déjà fan. C’est quand même la tête de pont du rap français. Le contact se fait donc par Heezy Lee, le coproducteur et ami de Jack qui est lui aussi du Mans, et dans le mouvement depuis un bout de temps. Heezy lui donne donc le mail de Booba. Le tout premier son que Jack place, c’est : « Magnifique » (conçu à la base pour lui-même). La réponse de Booba est positive.
Un mois après, Jack lui propose « DKR ». Une production spécifiquement conçue pour le rappeur, avec au bout… un single de diamant. La plus grosse vente du DUC à ce jour.
To beat or not to beatmaker? (That is the question)
Mais quand je demande à Jack Flaag ce qu’il pense du concept de beatmaker, il a l’air quelque peu sceptique. Il me répond :
« beatmaker ça veut tout dire et ça ne veut rien dire. C’est comme dans d’autres disciplines. La question est : à quel moment tu es un beatmaker amateur ? Et à quel moment tu es un beatmaker professionnel ? La plupart du temps, ce sont les gens qui décident de ça à ta place. Moi, du jour au lendemain, pour avoir placé un son chez Booba et avoir signé un contrat six mois plus tard avec une maison de disques, les gens me considèrent comme un beatmaker de profession. Alors que je produisais déjà depuis plus de dix ans. Je ne suis pas devenu plus beatmaker aujourd’hui, juste parce que j’ai placé un son chez Booba. Par ailleurs, c’est parce que le son était bon qu’il l’a choisi. Ce n’est pas parce que Booba a rappé dessus que le son est devenu bon. C’est comme ça que je vois les choses. »
Pour sa part, après « DKR », Jack Flaag ne semble pas crouler sous les demandes, comme s’il devrait encore faire ses preuves. Or, avec « Magnifique » et « DKR », il estime avoir fait la démonstration de ses compétences. Mais ce n’est pas le tout, nuance-t-il : « En tant que beatmaker, certains ont acquis un savoir-faire dans une pratique du beatmaking qui intègre le mixage. Dans une filière hyper concurrentielle, c’est un atout non négligeable. Aujourd’hui, bien des producteurs se positionnent de différentes manières, sauf comme “beatmaker” justement ».
Jack Flaag envisage donc maintenant de poser (comme avant) son propre flow sur ses instrumentaux et, pourquoi pas, sur ceux d’autres producteurs aussi. Tant il est vrai que l’on ne produit pas des « DKR » à la chaine.
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