Depuis sa première cassette en 1993, Tinariwen cultive un son, une cadence, un art de la résistance dont la splendeur et l’intégrité demeurent intacts sur Amadjar, neuvième album nomade enregistré dans le désert de Mauritanie.
Crédit photos : Marie Planeille
Douze jours : c’est le temps qu’il aura fallu à la caravane blues la plus connue du monde pour parcourir les 3000 kilomètres de Sahara qui relient Taragalte, au sud du Maroc, et Nouakchott, capitale de la Mauritanie. Comme pour les disques précédents – Tassili en Algérie ou Emmaar en Californie, c’est dans le désert – et nulle part ailleurs – que sont enregistrés les treize titres d’Amadjar. Au fil des haltes, lorsque la nuit tombe et que le feu crépite, Tinariwen sonde une nouvelle fois le pouvoir mélodique de ses guitares dans les replis des dunes amies tandis que les conversations, incorporées au tout comme des fragments intimes de cette grande traversée, laissent affleurer ce dont les hommes sont faits, avec ou sans industrie du disque : une identité tamasheq irréductible, une nostalgie viscérale, un regard sur le monde, rebelle et poétique.
Originaire de l’Adrar des Ifoghas, massif désertique situé entre l’extrême nord du Mali et le sud de l’Algérie, aujourd’hui aux tristes mains des djihadistes et trafiquants, Tinariwen – dont le premier disque est paru en 1992- a gagné le respect de Santana ou Robert Plant, et un Grammy en 2011. Depuis lors, malgré les tribulations, le désert est resté chevillé au cœur de leurs chansons, à l’instar du “Ténéré Maloulat” qui ouvre majestueusement le disque, ode à la source de la poésie tamasheq dont les youyous et les chœurs féminins appellent les tende (chants traditionnels). “Ce voyage nous a donné le sentiment de n’avoir jamais quitté chez nous. Le désert est un endroit important, puissant, très spécial : le temps est souple, l’énergie circule librement entre la nature et les hommes” souffle Eyadou Ag-Leche, bassiste au regard doux préposé aux interviews, tranquillement posé parmi la demie-tonne de guitares du showroom Gibson à Paris après le tournage d’une session vidéo.
Les cordes de Tinariwen sont peu sensibles aux modes. Le plus souvent électriques (et en cela parentes du blues d’Ali Farka Touré), elles embrassent invariablement les couleurs du patrimoine traditionnel touareg. A Nouakchott, les musiciens nomades ont convié celles du violon de Warren Ellis (Nick Cave and the Bad Seeds), saisissantes tant elles s’apparentent à l’imzad (le violon traditionnel) des femmes touarègues, et celles aussi, country, de l’américain Micah Nelson à la mandole et au charango sur “Taqkal Tarha”. La rockeuse-griotte mauritanienne Noura Mint Seymali, héritière de la grande Dimi Mint Abba, nourrit quant à elle de sa harpe ârdîn et de son timbre renversant les mélopées du groupe qui ne manque pas, dans plusieurs morceaux du disque, de célébrer les femmes, piliers de la culture tamasheq. Si l’on y croise également les guitaristes Jeiche Ould Chighaly, Cass McCombs, Stephen O’Malley ou Rodolphe Burger, Amadjar raconte en fait bien plus qu’une histoire de cordes. Désignant l’étranger de passage autant que l’invité en tamasheq, Amadjar dit une vision du monde où l’accueil, le partage et l’hospitalité ne sont pas négociables. Tinariwen semble opter pour une stratégie simple : inclure pour concerner.
“Tu n’es pas toujours obligé de clamer haut et fort tes revendications pour être entendu. Nous sommes des résistants et en musique, plus ton discours politique est discret, plus les vrais politiciens sont touchés. C’est une lutte de chaque instant” ajoute Eyadou Ag-Leche. Ambassadeurs d’un peuple déserté par un Mali aux prises avec un profond désarroi sécuritaire qu’un gouvernement impuissant ne parvient pas à enrayer, Tinariwen préfère aujourd’hui “les armes de l’art, de la conscience, de la poésie et de la philosophie à celles des criminels qui sont purement inutiles” pour défendre les droits des Touaregs. Cela n’a pas toujours été le cas.
Dès 1960, à l’heure de la décolonisation, l’instauration des frontières dans le désert met en péril la liberté de mouvement ancestrale des nomades tamasheq. S’ils pansent les douleurs de l’exil de leur blues pénétrant, ils se rebellent aussi, notamment au Mali en 1963 pour protester contre des projets de réformes agraires et l’autorité du président Modibo Keïta. La répression, brutale, et des sécheresses à répétition incitent de nombreuses familles au départ pour le sud de l’Algérie, le Niger ou la Libye : et c’est là que naîtra Tinariwen, dans un camp d’entraînement du colonel Kadhafi au milieu des années 80. Avec le vibrant “Amalouna”, texte exhumé des sables, Tinariwen témoigne d’ailleurs de ces années où la colère avait poussé ses fondateurs Ibrahim Ag-Alhabib et Abdallah Ag-Alhousseyni à prendre les armes, les vraies, rêvant de rentrer au Mali pour intégrer le Mouvement Populaire de Libération de l’Azawad et se battre pour l’autodétermination du peuple touareg. A l’époque, le jeune groupe diffuse cassettes et appels à la révolte clandestinement, car “l’État malien interdisait notre musique, il ne supportait pas notre insoumission ! Des musiciens étaient envoyés en prison ou exécutés… mais tu ne peux pas attraper le son” sourit Eyadou Ag-Leche. Après les accords de paix de 1996, Tinariwen abandonne la lutte armée mais pas la volonté d’obtenir“respect et dignité pour le peuple tamasheq, des écoles pour nos enfants, des puits pour nos bêtes, le droit de pâturer sur notre territoire.” En se consacrant à la musique, en se tournant vers l’Europe, son marché et ses promesses, les anciens rebelles entendent bien servir la cause.
“Mais en cinquante ans, nous n’avons rien obtenu pour notre peuple. Au Mali, seules la corruption et la violence progressent.” Comme le soulignaient récemment des articles parus dans le journal Le Monde, plus de 1,13 milliards d’euros aurait été dépensé irrégulièrement par les autorités maliennes entre 2005 et 2017, quand le nombre de civils tués dans des attaques a augmenté de 300 % entre novembre 2018 et mars 2019. “Les Peuls et les Dogons se massacrent et on n’y comprend rien ! Il y a 30 000 soldats au Mali, toutes les puissances du monde sont là et ils n’arrivent pas à faire la stabilité d’une zone de 100 kilomètres… A part pour piller le désert, ils sont venus pour les vacances ou quoi ?” s’emporte le bassiste, intarissable lorsque la discussion glisse sur l’actualité chaotique du pays.
Partisan, son point de vue l’est forcément : chargeant à tous les coups les autorités maliennes, il n’évoquera pas la responsabilité de certains Touaregs qui un temps s’allièrent avec AQMI (Al-Qaïda au Maghreb islamique, NDLR) lors de la rébellion de 2012. Un sujet de toute façon trop sensible, quand on a, comme c’est son cas, ses collègues, ses amis et sa famille qui vivent là-bas. Que faire alors ?
Si pour l’intellectuel malien Adam Thiam, “seuls le désarmement et une bonne gouvernance” peuvent enrayer les tourments du Sahel, Eyadou Ag-Leche préconise quant à lui “la musique, une nouvelle génération en paix et les coutumes des peuples pour faire la différence”. En trois temps, comme le thé des Touaregs. Installé à Tamanrasset, en Algérie, comme bon nombre d’anciens nomades, Eyadou Ag-Leche soutient activement Imarhan, relève électrique du blues tamasheq, tandis que Tinariwen continue d’amplifier, disque après disque, les espoirs et les luttes de son peuple.
Amadjar, sortie le 6 septembre via Wedge/[PIAS]
Tinariwen sera en tournée en France et en Europe en Octobre, dates ci-dessous.