C’est dans un des quartiers les plus pauvres de Rabat qu’Anïa – « la musique silencieuse » en langue amazigh, grandit avec ses parents et ses deux frères. Dans les années 70, bien que son père écoute du rock et n’hésite pas à monter le son quand il est en voiture avec sa fille, la musique est rare en famille. D’ailleurs, c’est en arrivant en France, à l’âge de 8 ans, qu’Anïa commence véritablement à écouter de la musique : Lorie, Jennifer… avant de se plonger dans le rock/métal quelques années plus tard. « J’ai vécu dans le 94 à Arcueil, raconte Anïa. Je ne parlais pas français. Tous mes camarades de classe se moquaient de moi. A chaque fois que je rentrais chez moi je disais à mon père : tu me ramènes tout de suite au Maroc, je peux pas rester ici. Puis je me suis mis en tête d’apprendre le français et au bout de 3 mois j’arrivais à communiquer avec mes camarades. La deuxième année j’étais première de classe, et j’ai commencé à avoir des rêves là-bas : je voulais faire l’école polytechnique. »
Après trois ans passé dans l’Hexagone, le père d’Anïa lui annonce qu’ils vont rentrer au Maroc : « Pour moi c’était un traumatisme de rentrer au Maroc, de me réadapter avec les gens ici car je suis partie directement dans une école publique (dont le niveau a beaucoup baissé, selon les études officielles, NDA). J’ai commencé à avoir un esprit rebelle et de révolution envers mon père et ma famille. Je leur en voulais et je me suis vengée en n’assurant pas mes études. C’était hyper stupide de ma part, car j’en paye les pots cassés. » Pour s’évader, Anïa passe beaucoup de temps sur l’ordinateur. A partir de 2012, elle échange des morceaux avec un groupe d’amis rencontré sur Facebook, réunis autour du jeu en ligne League Of Legends : « J’ai découvert la musique électronique en écoutant de l’EDM ou de la Dance Music, des styles un peu commerciaux, mais je kiffais bien, c’était nouveau pour moi. Il n’y avait pas de paroles, pas trop d’instruments, c’était purement électronique. Et à partir de 2015/2016, j’ai commencé à aller en soirée quasiment chaque week-end : à Marrakech, Essaouira, Rabat, Casa… j’étais toujours là. Jusqu’à ce que ça ne me suffise plus d’aller en soirée danser. »
Du dance floor aux platines
A cette période, Anïa a quitté le domicile familial et vit à Casablanca, où elle travaille dans le développement informatique chez Dell. N’ayant pas de platines, c’est avec Traktor (un logiciel qui permet d’émuler une platine numérique sur son ordinateur) que l’artiste marocaine se familiarise avec le mix, et enrichit son répertoire musical : « Chaque fois que je découvrais un label, je restais de 18 heures à 4 heures du matin à écouter tous les sons référencés sur Discogs, alors que j’avais un taff à côté ».
Ce n’est qu’en octobre 2018, à 26 ans, qu’Anïa touche pour la première fois une table de mixage lors d’une soirée organisée à La Table du réservoir (Rabat). « Avant, en soirée j’étais toujours derrière les Djs pour analyser ce qu’ils faisaient. Et après, je regardais des tutos sur youtube pour comprendre l’utilité de chaque bouton. Puis quand j’ai commencé à mixer en soirée, j’apprenais de mes erreurs. Il y a aussi quelques artistes qui m’ont donné des conseils, très peu malheureusement, mais ils m’ont beaucoup aidée. »
Parfois soutenue, mais souvent esseulée, voire découragée par des hommes du milieu de la musique dans sa quête d’apprentissage, Anïa se fait un nom sur la scène marocaine en mixant sons électroniques, lignes de basses acides, break et mélodies aériennes. Du rock/métal à la musique amazigh, en passant par l’acid et une touche post/punk, ses sets sont attendus et programmés dans des évènements de plus en plus nombreux. Le dernier en date fut un set dansant et stellaire au festival L’Boulevard de Casablanca, édition 2022. Un événement marquant qui signe paradoxalement une longue pause dans sa carrière de DJ.
Pause profonde
« J’ai quitté mon taff chez Dell à Casa et le milieu du Djing, car je veux sortir de ce système capitaliste. Ça détruit ma santé mentale. Je vois ma famille qui en souffre en étant en-dessous de la classe moyenne. Aller à une soirée ou à un festival qui coûte 200 euros (le salaire minimum mensuel est environ de 300 euros au Maroc, NDA) pour un line-up qui n’en vaut pas le prix… ça ne m’intéresse pas. Je cherche vraiment l’esprit de rave, de partage, d’amour… Et j’ai aussi remarqué que cette expérience de DJ a nourri mon égo : j’ai commencé à jouer sur mon image sur les réseaux sociaux alors que je suis introvertie…».
Dégoûtée du machisme ambiant dans le milieu du Djing, des soirées souvent réservées aux plus aisés et d’un public parfois plus là pour se droguer que pour vivre une expérience sonore, Anïa préfère s’intéresser à l’essence même de la musique et son effet cathartique : « Quand je suis en dépression, il suffit que j’écoute un track joyeux et je commence à ressentir de la joie. Ça a un effet incroyable sur moi, j’ai fait des recherches sur ça : il y a une pratique qui s’appelle la psychoacoustique. Ça étudie l’impact des ondes sonores sur les organes. Et ça a démontré que les sons en général ont un impact énorme sur le cerveau, ça peut changer sa manière de voir et ressentir les choses. Il y a même la musicothérapie qui guérit. Donc quand je vois des gens utiliser la musique à des fins futiles, ça me déçoit.».
Désormais installée dans un village qui borde la mer, près d’Agadir, Anïa se construit un cocon. Entourée de ses chats, elle s’adonne à ses activités favorites : constructions en bois, jardinage et sessions musique, tisane à la main… elle s’accorde un style de vie bien plus sain que celui offert par le milieu de la nuit : « Avant j’étais aussi dans les drogues, les soirées, l’esprit rebelle qui t’empêche voir les choses telles qu’elles sont… puis tu prends conscience que tu dois travailler sur toi-même pour avancer dans la vie et aider les gens. J’essaye de me recentrer sur moi, voir comment je peux gagner de l’argent d’une manière qui convient à ma santé mentale et à mes valeurs. Aider ma famille, et une fois que je serai d’aplomb, je pourrai transmettre ça à d’autres personnes qui veulent commencer de rien, comme moi. »
Ce projet de transmission a déjà un nom : « Behind the Curtains » (« derrière le rideau »), et il « aura pour but, explique Anïa, de promouvoir les femmes artistes underground de la scène marocaine, qui n’ont pas le privilège de pratiquer leur passion et de la partager avec le public. Puis j’animerai des ateliers de Djing pour les personnes qui souhaiteront apprendre cette pratique musicale ». Cette volonté poursuit celle de l’artiste Stranger Souma, la première à organiser des workshops, auxquels Anïa a participé, pour apprendre aux femmes à mixer et leur donner confiance dans cette voie.
Avant de concrétiser ce projet, Anïa souhaite maîtriser davantage de compétences, notamment en production. Un domaine avec lequel elle se familiarise dans l’objectif de sortir son premier projet musical, toujours en autodidacte : « Le Djing c’est cool, mais produire c’est plus créatif. Avant de dormir je compose des sons dans ma tête que j’essaye de retranscrire sur Ableton. C’est un peu chaotique car je maîtrise pas encore les techniques de composition, je suis en train d’apprendre et c’est pour ça que j’ai envie de digger encore plus, de trouver des artistes qui font un peu la même chose que moi pour m’inspirer. Je suis en train de travailler sur mon premier EP où je veux combiner plein de styles : rock, électro, acid, musique amazigh, post-punk, house… Peut-être ajouter ma voix aussi. Car la musique c’est cool, mais c’est bien de communiquer avec son public et le langage permet de mieux transmettre des messages. »
Si son introversion semble fragiliser Anïa, elle est peut-être sa plus grande force. Celle qui lui permet d’aller puiser ses véritables désirs et de les poursuivre avec assurance. Dans une société où l’on convainc les femmes que le Djing ou la production ne sont pas pour elles, le parcours d’Anïa fera sûrement des émules, comme Stranger Souma en a fait avant elle. Montrer que c’est possible en doublant, triplant ou quadruplant d’efforts, c’est aussi ce que souhaite prouver Anïa afin de transformer l’impasse en boulevard et que les questions de genre n’aient plus leur place dans la musique. Si elle y parvient, jamais une musique silencieuse n’aura eu autant d’écho.