Depuis plus de 20 ans, La Rumeur continue de courir. Les deux rappeurs Hamé & Ekoué ont récemment publié Il y a toujours un lendemain, un livre qui raconte leur parcours semé d’embûches et d’espoirs.
Depuis plus de 20 ans, La Rumeur fait bande à part. Loin des schémas promotionnels classiques du rap français, le groupe cultive son indépendance pour s’assurer une liberté de parole totale, quitte à déranger les institutions au pouvoir. Son but : « une expression artistique, doublée d’un combat politique ». Son moteur : « l’irrévérence ». Après quatre albums et un long métrage sorti en salle en début d’année, Hamé et Ekoué, ses deux principaux MCs, publient aujourd’hui un livre très personnel : Il y a toujours un lendemain. Une fresque sociale de la France des années 1990-2000, doublée d’un pied-de-nez aux déterminismes, au système judiciaire et à l’industrie musicale.
« Lire est un acte de défense. Comprendre, voilà le but »
À tour de rôle, et parfois en écho, Hamé et Ekoué se confient. Ils racontent leur découverte des mots. Prévert et Zola pour Hamé et, plus tard, Fanon pour Ekoué : « j’ai l’impression d’avoir une arme sur ma table de nuit. Il y a un avant et un après Les Damnés de la terre. Electrochoc. Lire est un acte de défense. Comprendre, voilà le but ». Ils décrivent avec passion l’entrée du rap dans leur vie d’ado à la fin des années 80, telle une planche de salut face à l’ennui, la haine, la délinquance, le manque de repères : « Le raï n’est pas ma musique, Molière n’est pas ma littérature, écrit Hamé. Je cherche ma propre contrée (…) Le rap devient ma nourriture, mon sport, ma revue de presse ». Et son complice de rajouter : « Sélection sociale. Talent gâché. Le rap va absorber tout ça (…) L’écriture compense. Elle cicatrise ». Ils évoquent leur rencontre, leur parcours musical unique en son genre en France et les coulisses du procès en diffamation, long d’une décennie, qui les a opposés à Nicolas Sarkozy. Mais avant tout, ces « enfants de la déchirure » avec l’Afrique pour « bagage spirituel », retracent l’arrivée en France de leurs parents, venus d’Algérie et du Togo, et c’est cet héritage qui donnera naissance à leur « rap de fils d’immigrés ».
Blessé dans mon égo
Comme l’écrit Ekoué, l’auteur de Blessé dans mon égo (Le poison d’avril 1er volet, 1996) : « La Rumeur démarre sur ce texte là. Sur cette idée. Sur ce cri. » Car Mohamed Bourokba et Ekoué Labitey, alias Hamé et Ekoué sont nés du même « déséquilibre ».
« Je me souviens, c’était tout vert. Le parc, le bois, le soleil ; c’était le Paradis. Mais au Paradis, les anges sont blancs. »
Hamé est un « enfant de l’Histoire ». Le fils d’un berger algérien poussé à l’exil, au début des années 50, « par l’exigence de survie ». Un homme « de peu de paroles » pour qui « la valeur ultime c’est la terre » et « rester en dehors du radar des autres », un credo. Jusqu’à l’âge de 8 ans, Hamé et les six autres membres de sa famille vivent dans un garage à tracteur, « un taudis », dans la région de Perpignan. « Il n’y a pas de livres à la maison, pas de journaux, mais il y a cette injonction : l’école. L’unique chance. La dignité ne tient qu’à ça. » Hamé ne lâchera jamais les études : titulaire d’un DEA en sociologie des médias, puis d’un master 2 d’Histoire de l’art et d’études cinématographiques, il obtiendra en 2007, à 32 ans, une bourse d’excellence pour une année d’étude aux Etats-Unis et suivra des cours de cinéma à l’Université de New York. « La géhenne familiale a favorisé l’ambition, devenue moteur à réaction. Nous sommes tous sortis par le haut, pour échapper à la noirceur de cette vie. »
Dernier Verre (La Rumeur – Les Inédits 2)
Ekoué, lui, est né à Villiers-le-Bel : « point de chute des Togolais (…) à 18 km au nord de Notre Dame de Paris : c’est un autre pays. » Il vit dans le petit appartement d’une tour HLM où « la solitude n’existe pas. Le salon, c’est la place du marché. » Son père a lui aussi « les mots pingres ». Sur son arrivée au Havre au début des années 60 avec une bourse d’études, il ne livre aucun détail. En 1979, Ekoué a 4 ans et devient « quasi campagnard ». Direction la ville dite nouvelle d’Elancourt, à 30 km à l’ouest de la capitale : « Je me souviens, c’était tout vert. Le parc, le bois, le soleil ; c’était le Paradis. Mais au Paradis, les anges sont blancs. »
À l’école, il est le seul garçon noir. Il défend son intégrité à coup de poing. À la maison, on ne parle que de politique. Et du pays : « l’un des premiers à réclamer son indépendance (…) devenu l’une des plus anciennes dictatures du coin ». En mémoire de son oncle formé à Sciences Po, opposant de F. Gnassingbé, assassiné à Lomé en 2009 pour « avoir écrit un article à charge contre la corruptions des politiciens », Ekoué reprendra ses études à 23 ans : licence et maîtrise en Sciences politiques et, plus tard, 3ème à Sciences-Po Paris.
Du déclin au défi (Premier Volet : Le Poison D’Avril –1996)
Les parents d’Hamé et Ekoué viennent d’un continent pluriel, les raisons qui les ont poussé au départ sont différentes, mais le « gouffre » qu’ils ont eu à traverser est le même : la misère, la solitude, les ratonnades, les humiliations, le racisme. Et si le père d’Hamé a le sentiment d’avoir « réussi » (« parti de rien, de moins que rien, il a élevé sa famille et survécu en terre étrangère »), son fils a le sentiment de rester en marge : « nous ne sommes pas représentés, nous n’avons aucune existence sociale, nous n’avons pignon sur rien. Tout est à conquérir ».
Alors, quand le hip hop arrive des Etats-Unis, qu’ils découvrent des groupes de rap comme Public Enemy et N.W.A, « l’identification est immédiate», écrit Hamé. « C’est pour nous ça. Ça nous appartient ». D’un seul coup, « la vie prend des couleurs. Le désert reverdit. Tout se met en place, les questions sur l’existence, les probabilités du futur, l’expression d’un manque, le dynamisme de la jeunesse, tout. J’ai l’impression que tout est sublimé. »
« Nous ne voulons pas être un produit Skyrock. Nous voulons faire de la bonne musique, dans notre coin, créer notre espace à nous. »
Des horizons et un espace d’expression s’ouvrent à eux, et c’est leur histoire et celles de leurs parents qu’Hamé et Ekoué décident de raconter. L’immigration post-coloniale, la réappropriation de l’Histoire, le refus de s’agenouiller mais aussi l’envie d’offrir des perspectives deviennent le moteur de leur création :
« Le discours officiel c’est la séparation de deux générations. Aux parents le bled, l’Afrique, le passé. Aux enfants l’intégration, la France, le melting pot. Les liens générationnels sont cassés, comme s’il fallait en avoir honte. Nous nous inscrivons en faux (…) Le lien avec la périphérie de Paris et l’histoire, voilà ce que nous déclinons dans nos textes (…) La figure du père a été torpillée, abimée, rendue invisible, humiliée ? C’est à nous de la réhabiliter. Et d’exiger justice. Le colonialisme a été une émasculation collective. Il faut en finir. Nous sommes comptables des malheurs de nos parents. »
On m’a demandé d’oublier / Volet 2 : Le Franc-Tireur (1998)
Au moment où La Rumeur sort son premier maxi, en 1996, une nouvelle loi entre en vigueur et impose aux radios privées « de diffuser, aux heures d’écoute significatives, 40 % de chansons d’expression française, dont la moitié au moins provenant de nouveaux talents ou de nouvelles productions, pour la part de leur programme composée de musique de variété ». Pour conserver son cœur de cœur de cible, les 15/25 ans, Skyrock, mise alors sur les musiques urbaines. Tous les rappeurs s’y ruent. Pas La Rumeur. Les trois premiers efforts du groupe, sortis uniquement en vinyle, marchent dans des circuits parallèles : « Pas d’itw, pas de radio, tout est dans nos disques », écrit Ekoué. Et Hamé d’ajouter : « l’équipe de France de foot incarne le black-blanc-beur et le rêve de l’intégration devient général, dominant. Le rap est la B.O. de cette publicité idéologique. La Rumeur n’a pas sa place là dedans (…).Nous ne voulons pas être un produit Skyrock. Nous voulons faire de la bonne musique, dans notre coin, créer notre espace à nous. »
Fidèles à l’esprit premier du hip-hop, Hamé et Ekoué, estiment que le rap est une contre-culture et doit le rester : « La Rumeur c’est pas seulement du rap. C’est un projet culturel. Une masse critique (…) Nous ne serons jamais des nababs. Mais nous serons impossible à museler (…) L’indépendance est notre volonté. Sans elle, pas d’existence, pas de vie (…) La Rumeur n’est pas à vendre. Nous ne sommes pas des mercenaires. C’est notre acte fondateur. Ce que nous sommes. »
À cette volonté d’indépendance, s’ajoute l’ambition pour Hamé, Ekoué mais aussi Philippe (Le Bavar), Mourad (Le Paria) et leurs deux beatmakers (Soul G et Kool M), de faire résonner la parole singulière de ceux qui n’ont habituellement pas voix au chapitre : « Je suis, précise Ekoué, celui qui clame : debout les damnés de la terre. C’est de là que nous venons. »
Le Cuir usée d’une valise (L’ombre sur la mesure, 2002)
L’ombre sur la mesure, le premier album du groupe – le seul chez une major (EMI), sort à la veille de l’élection présidentielle, le 16 avril 2002. Il est distribué avec un fanzine, La Rumeur Magazine. Peu de temps après, deux plaintes visent le groupe.
« La Rumeur c’est pas seulement du rap. C’est un projet culturel. Une masse critique (…) L’indépendance est notre volonté. Sans elle, pas d’existence, pas de vie (…) La Rumeur n’est pas à vendre. Nous ne sommes pas des mercenaires. C’est notre acte fondateur. Ce que nous sommes. »
L’une, pour « incitation à la haine et au meurtre », concerne le pamphlet d’Ekoué sur l’état de la scène rap, « Ne sortez plus sans vos gilets pare-balles ». Elle émane du directeur de Skyrock, Pierre Bellanger, elle ne sera pas suivie d’effet. L’autre, pour « diffamation publique envers la Police nationale » est signée de la main du Ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy. Elle vise l’article d’Hamé « Insécurité sous la plume d’un barbare » et cette phrase précisément : « Les rapports du ministère de l’Intérieur ne feront jamais état de nos centaines de frères abattus par les forces de l’ordre sans qu’aucun assassin ait été jamais inquiété. » La suite de l’article détaille les formes d’insécurité (abandon économique, discrimination à l’embauche, précarité du logement…) qui, selon lui, ne sont pas prises en compte dans le débat national. « Vivre aujourd’hui dans nos quartiers (…) c’est se rapprocher de la prison ou de la mort un peu plus vite que les autres », ajoute Hamé.
Le magazine est saisi. Pilonné. Commencent les « enquêtes de voisinages, les perquisitions, les amis inquiétés, les concerts annulés » et un véritable marathon judiciaire. Huit ans et cinq « rounds » : une correctionnelle, deux appels, deux cassations. Un véritable acharnement. « Curieusement, les textes des chansons, pourtant plus agressifs, ne sont jamais examinés. Est-ce la démarche du groupe qui est visée ? Son positionnement politique ? Nous le percevons ainsi, il s’agit de faire un exemple avec La Rumeur. »
Ils nous aiment comme le feu (Regain de tension, 2004)
Entre temps : les émeutes d’octobre/novembre 2005. « Pendant 28 nuits -une éternité, la violence règne (…) Le débat s’enflamme à l’image des voitures. » L’État d’urgence est décrété pour la 1ère fois en France depuis la guerre d’Algérie.
Pour La Rumeur, les choses changent : « Nous étions isolés, jusqu’alors, en portant ces questions là sur la place publique. Nous ne le sommes plus. » Hamé et Ekoué font la une de Libération avec un titre qui les fait rire jaune : « Ces artistes qui ont vu venir ». La Rumeur n’a plus à pointer du doigt les violences policières (et l’impunité), elles sautent aux yeux.
Le procès suit son cours sous l’œil désormais curieux des médias. De plus en plus programmé en festivals, La Rumeur élargit son public. Dans le même temps, le groupe casse son contrat avec EMI, créer son propre label et « sort peu à peu de l’underground ».
Il y a toujours un lendemain (Du cœur à l’outrage, 2007)
Du cœur à l’outrage, le troisième album du groupe, sort au lendemain du premier tour de l’élection présidentielle de 2007 qui portera Nicolas Sarkozy au pouvoir. « Il y a toujours un lendemain », annonce le premier titre. Il sera sombre, serait-on tenté d’ajouter à l’écoute de ce disque amer, triste constat d’une époque qui cherche ses marques et écrase chaque jour un peu plus les faibles. Mais « rien n’arrête la Rumeur. Même pas un président de la République ». Hamé est blanchi en juillet 2010 : « cette procédure n’avait pas lieu d’être. Fin de l’affaire.»
Les deux « alpha dogs », qui tirent une large partie de leur carburant de l’hostilité et de l’adversité, décident d’aller là où on les attend pas : « On change de braquet. On doit. Attaquons l’image ». Leurs premières armes : une mini-série pour Canal +, De l’encre (2011) puis Ce chemin devant moi, réalisé par Hamé et sélectionné à Cannes en 2012 pour concourir à la Palme d’or du court-métrage. Les derniers Parisiens, leur premier long métrage produit par leurs soins, sort en salle début 2017. Les « étudiants musiciens » sont devenus « musiciens cinéastes ». Qu’importe, ils restent La Rumeur. Ils ont importé leur façon de faire de la musique dans le cinéma et conservé cette poésie de la rue qui leur est chère. À venir, bientôt, un autre film de fiction et des documentaires. Mais aussi, au printemps prochain, un cinquième album : « Si on arrête la musique, on se coupe une jambe –confiaient-ils récemment au site Konbini. Ce qui nourrit notre rapport au cinéma, c’est la manière qu’on a de faire du hip-hop. On a toujours besoin de retourner à la musique. »
Qu’on se le dise, La Rumeur n’a pas fini de faire du bruit.
La Rumeur sera en concert le 27 janvier 2018 à Riom.
Il y a toujours un lendemain, éditions de l’Observatoire, 2017.