Le 6 août 2011, quelques mois après la fin d’une violente crise post-électorale, le nouveau pouvoir d’Abidjan prend la décision de raser la « rue Princesse » au motif qu’elle serait devenue insalubre et qu’y régneraient prostitution, trafics de drogue et d’incessantes bagarres aux abords des maquis [bars ouverts] et des boites de nuit. Pendant 20 ans, cette immense artère festive du quartier de Yopougon fut pourtant considérée comme la vitrine culturelle des musiques ivoiriennes et comme l’un des plus hauts lieux des nuits d’Afrique de l’Ouest. Alors qu’elle est aujourd’hui en pleine renaissance, retour sur l’histoire de celle que les Abidjanais continuent de simplement désigner comme « la rue ».
Le 18 décembre 1991 est inauguré L’Image, la première boîte de nuit du quartier, sous l’impulsion de deux producteurs musicaux bien connus des Ivoiriens : Constant Anagonou et Claude Bassolé. Ils sont accompagnés de DJ Ben à la cabine et du manager de salle Jean-Charles Gouessé dit « Charlie Beau-Yeux ». Ce dernier témoigne des étroites connexions entretenues par leur équipe avec le milieu du showbiz ivoirien, à l’origine du succès du lieu :
« On avait une politique. Pour faire marcher la boîte on avait besoin de beaucoup de stars. Et donc on a appelé Yves Zogbo Junior et Consty Eka, qui faisaient Africa Music Award et une émission télé le samedi soir, Afrique Étoile. On leur a demandé qu’après l’émission ils nous emmènent les artistes. Donc juste après Afrique Étoile, les gens à Yopougon découvraient Wenge Musica, Papa Wemba, Koffi Olomidé… Les artistes venaient du monde entier en Côte d’Ivoire, et ils passaient forcément par-là »
Dès 1992, DJ Ben ouvre son propre maquis, La Clinique, à quelques pas de L’Image afin que les clients puissent avoir un lieu où se retrouver avant l’ouverture de la boîte. Il est rapidement suivi par d’autres investisseurs qui ouvrent les maquis Le Sérum et La Farmacie 2 Garde, dont les noms font référence à la fonction originelle de ce bout de rue, L’Image étant installée à l’emplacement d’une ancienne pharmacie. Le dynamisme de la rue attire également les prostituées qui se postent aux abords des maquis. Alors que la rue n’a pas encore de nom, Les clients de L’Image vont lui donner celui du film d’Henri Duparc « rue Princesse », sorti en 1992, qui raconte l’histoire d’une jeune prostituée poussée par son amant à devenir chanteuse.
De la zougloumania
Dans cette première moitié des années 1990, Abidjan bouillonne : c’est l’époque de la lutte pour le multipartisme et pour la liberté d’expression. Les étudiants sont en première ligne de ces contestations et c’est au sein de ces luttes qu’apparaît un nouveau genre musical à la cité universitaire de Yopougon : le zouglou. Si la paternité du genre est attribuée à Didier Bilé et son groupe Les Parents du campus, c’est presque simultanément que de nombreux groupes d’animations des quartiers populaires s’y convertissent : Zougloumania, Les Potes de la Rue, Les Côcôs ou encore Esprit de Yop. Claude Bassolé flaire rapidement l’impact de cette nouvelle musique. Il devient l’un des premiers producteurs du genre et DJ Ben l’un des premiers à jouer les singles de ces groupes sur les platines de L’Image. Dans le même temps, la « rue Princesse » ne cesse de croître, s’affirmant comme un haut lieu de la promotion culturelle. L’animateur de télévision Barthelemy Inabo ouvre Le Laser où les groupes de zouglou qu’il reçoit dans son émission Variétoscope viennent aussi jouer en playback leurs singles. L’industriel Chao Mao transforme son maquis Le Sérum en boîte de nuit (Le Magnum) et ouvre le premier « maquis géant » de l’artère, le Get 27, sorte d’immense boîte de nuit à ciel ouvert, ce qui deviendra la norme dans les années qui suivent. L’homme de culture Alain Bidi organise également à partir de 1995 le CarnaYop, un festival qui met en avant la culture ivoirienne : la musique bien sûr, mais aussi l’artisanat, le théâtre et la gastronomie. Alors que les plaintes des riverains commencent à abonder, le maire de Yopougon, Doukouré Mustapha, intervient pour défendre l’espace. Il donne sa bénédiction officielle au développement de la « rue Princesse », que rien ne semble plus pouvoir arrêter.
À la fin des années 1990, une nouvelle génération de maquis et boite de nuit remplace la précédente : les lieux s’équipent d’enceintes dernier cri, augmentent leur capacité d’accueil pour monter parfois à près de 1 000 places, s’attirant les meilleurs DJ de la capitale, mais aussi du Congo (Erikson le Zulu, Shegal Mokonzi, TV5). Ces derniers rivalisent de dextérités lors de leurs animations : c’est la grande période des atalaku [hommages] en lingala et des « danses des griffes » durant lesquelles les DJ commentent les tenues vestimentaires des clients les plus en vogue. La rue Princesse prend la forme qu’elle gardera jusqu’à sa destruction : une artère de près d’un kilomètre de long, bondée dès la nuit tombée, où les bruits des enceintes des bars mitoyens interfèrent dans un joyeux boucan, où les tables sont « tuées » en étant recouverte de casiers de bière, où jeunes et moins jeunes s’enivrent et dansent bien après le jour levé. C’est dans cette ambiance que les DJ de la rue acquièrent une reconnaissance internationale, leur permettant de migrer vers Paris. Ils prennent alors possession des platines lors des soirées africaines du dimanche soir à l’Atlantis, quai d’Austerlitz et du Nelson, à Montreuil. C’est dans ces boîtes de nuit qu’un groupe de jeunes noceurs ivoiriens qui se fait dénommer les « boucantiers » ou la « Jet-Set » les rencontre.
Habillés en tenue de grands créateurs italiens, ces jeunes inventent des pas de danse, friment en lançant ostensiblement des billets de banque sur le DJ et le public – ce qu’ils appellent « le travaillement », consomment du champagne et fument des cigares cubains long de 30cm. Ils font chanter leurs noms par les DJ, filment leur soirée et les font diffuser sur cassette VHS à Abidjan, dans la rue Princesse. David Monsoh, déjà bien installé dans le milieu musical comme producteur de Koffi Olomidé et Fally Ipupa, raconte :
« Les dimanches, on se retrouvait au Nelson et à l’Atlantis, et je vois une bande de jeunes. C’est la bande de Douk Saga, Lino Versace, Boro Sangui, Molare, Serge Defalet et autres. C’est les boucantiers. DJ Jacob met une musique congolaise, rythmique “tac-tac, tac-tac”, très dansante, et il a enlevé la voix du chanteur. Et donc, lui, il faisait les atalaku : “Aujourd’hui on reçoit le grand David Monsoh, on reçoit Douk Saga”. Donc ils m’ont intrigué, je m’approche d’eux, je vois qu’ils s’amusent, ça distribue de l’argent. J’ai dit: ”mais on va créer un concept, vous allez chanter”. Ils m’ont tous envoyé balader. »
Au décalement
En décembre 1999, le premier coup d’État ivoirien marque le début d’une décennie de crises politico-militaires. Celle-ci se renforcera lors des élections calamiteuses de 2000 qui voient Laurent Gbagbo prendre le pouvoir, puis par la rébellion armée qui coupa le pays en deux entre 2002 et 2007. C’est la crise post-électorale de 2011 qui conclura cette longue séquence.
Alors que la rue Princesse est régulièrement soumise à des couvre-feux de 19h à 6h, les maquis continuent d’ouvrir la journée, dès 10h du matin où la foule se presse pour trouver une place. Les boîtes de nuit organisent quant à elles des nuits blanches, les clients doivent entrer avant 19h et veiller jusqu’au petit matin. C’est dans cette époque trouble pour la Côte d’Ivoire que la rue Princesse s’impose définitivement, continuant malgré la crise à attirer des clients du monde entier.
En 2002, les boucantiers reviennent en Côte d’Ivoire, où leur célébrité est déjà installée par la diffusion de leurs frasques parisiennes. Entre temps, ils se sont réinventés comme artiste-chanteurs, sans qu’aucun d’entre eux ne sache chanter, ayant finalement accepté les avances de David Monsoh. Aidé par ce dernier et par Fadiga de Milano, un important producteur et distributeur de zouglou, ils enregistrent le premier morceau de coupé-décalé : « Sagacité », signé Douk Saga. Leur retour à Abidjan ne passe pas inaperçu, les noctambules se pressant de bar en bar pour voir le nouvel évènement ivoirien, espérant parfois aussi récupérer quelques billets jetés sur la foule.
Les DJ qui, au départ, font la promotion du coupé-décalé dans la rue Princesse, deviennent eux-mêmes des artistes-chanteurs et profitent de leur tribune pour se faire connaître. Les plus grandes stars du genre, après les membres de la Jet-Set, ont presque toutes fréquenté les cabines de la rue. DJ Arafat, DJ Mulukuku et Ramzy Werrason ont officié au Shangaï, DJ Kerozen au Ministère de la Joie, Francky Dicaprio au Must Bar puis au Get 27, Debordo Leekunfa à La Nouvelle Écriture… Ce dernier, ainsi que DJ Arafat, avaient débuté comme commis de ménage avant de pouvoir accéder aux platines. Freddy Kouyaté, manager de La Nouvelle Écriture, raconte :
« Debordo il commence en tant que caviste [il donne les boissons aux serveurs], et puis un soir il me dit, « le vieux, est-ce qu’après je peux nettoyer dedans ?». Je lui dis y’a déjà des gens pour nettoyer le maquis. Là il a quelque chose dans sa tête, et comme il insistait, j’ai dit vas-y. Le matin, il se réveille tôt pour venir au maquis puis il fait comme s’il était en train de balayer. Quand il a fini, il allume les platines et s’entraîne. Et puis, un jour, le petit me surprend. C’est jour de Tabaski, moi je fais mes préparations, tout le monde est prêt… J’ai Vetcho Dillinger, Sénateur [A’Salfo], Hamed Bakayoko qui sont là… Tous mes DJ là ils viennent me voir, « le vieux, ton petit là il veut chanter ». Je dis quel petit ? Debordo ! Mais je dis vous êtes malades ou quoi, vous voyez ceux qui sont assis là !? À la fin ils m’ont dit « bon le vieux, nous là on te donne le chapeau [la recette] ». J’ai dit « ok, donne lui le micro ». Mais ce jour-là, les durs d’Abidjan étaient là ! Tabaski ! Petit là, il a tué !! J’ai dit j’avais la chair de poule, je n’ai jamais entendu une voix comme ça. Il chante jusqu’à ce que tout le monde soit dépassé, l’argent vient comme ça ! »
Haut lieu de la promotion culturelle dans les années 1990, la rue Princesse devient la décennie suivante le lieu où se forgent les talents. Certains DJ, à l’instar d’Arafat ou de Debordo y ont débuté leurs spectaculaires itinéraires de réussite.
La princesse, entre soleil et pluie
L’immense succès de la rue dans les années 2000 attise aussi la curiosité de la caste politique qui, en pleine crise ivoirienne, y trouve un moyen d’affirmer un ancrage populaire. Le président Laurent Gbgabo lui-même se rend à deux reprises dans la rue : la première fois discrètement avec l’ambassadeur des États-Unis à La Nouvelle Écriture, et la seconde fois avec l’ex-ministre de la culture Jack Lang, visite largement relayée par les médias nationaux.
La détente politique des années 2007-2010 permet à la Côte d’Ivoire de respirer. La rue Princesse, si elle continue à attirer continuellement des clients, se voit progressivement concurrencée par d’autres lieux de la capitale, les autres quartiers ne pouvant rester à l’écart d’une telle dynamique de la nuit. Marcory en particulier se distingue avec le quartier dit des « 1000 maquis » et le plus célèbre d’entre eux, Le Marcory Gazoil. À Yopougon aussi, les lieux de la nuit se diversifient et sortent de la rue Princesse. À Cocody, quartier historique de la bourgeoisie, des investisseurs ouvrent des boîtes de nuit qui attirent un nouveau public. Malgré tout, la rue conserve son statut d’artère la plus festive d’Afrique de l’Ouest.
En 2011, après huit mois de crise post-électorale qui voit s’affronter Laurent Gbagbo et Alassane Ouattara, ce dernier prend le pouvoir et lance l’opération « Pays Propre ». La rue Princesse, au cœur de Yopougon, fief des partisans de Laurent Gbagbo, sera l’une des premières victimes de celle-ci, déchirant le cœur de ceux qui l’ont créée. Claude Bassolé, le co-propriétaire de L’Image, témoigne :
« J’ai eu mal au cœur parce que c’était le seul endroit qui réunissait tout le monde. C’est-à-dire que le gars il arrive de Paris, de Londres ou de New-York, quand il dépose ses valises, le premier endroit qu’il a envie de visiter c’est la rue Princesse. Je pense que la rue a tellement contribué… Y’en a qui parlent de débauche, en tout cas on a passé des bons moments à la rue, ça a nourri pas mal de personnes, et c’était, je veux dire, notre satisfaction quoi. »
Dix ans plus tard, à l’emplacement des anciens maquis détruits, de nouveaux bars- fermés ceux-ci- reprennent possession de la rue : le Rex-Club, le Café de Venise, ou encore l’Internat Night-Club. On ne détruit pas si facilement un mythe.