La série documentaire Paris c’est l’Afrique de Philippe Conrath ressort de l’oubli. PAM vous propose chaque semaine d’en découvrir un épisode sur sa chaîne YouTube. Aujourd’hui, le premier volet : Les précurseurs.
C’est un document exceptionnel. Où comment voyager dans le temps, quand Paris était la tête de pont des musiques africaines en Occident, et un carrefour par lequel passaient la plupart des artistes venus du continent (francophones, mais pas que).
De Fela à Alpha Blondy en passant par Youssou Ndour, Johnny Clegg, Pierre Akendengué, Manu Dibango, Ray Lema, Papa Wemba, Toure Kounda, Salif Keita, Kante Manfila, Doudou Ndiaye Rose… Tous les grands ou presque sont là, avec trente ans de moins, au moment où leur carrière s’épanouit. Le temps qui passe n’a fait que rendre ces images d’alors plus émouvantes encore, et d’autant plus intéressantes quand on sait comment ces musiques et leurs acteurs ont évolué depuis.
Retour au point de départ. Le journaliste Philippe Conrath, qui depuis 1982 chroniquait les musiques noires pour le journal Libération était en instance de départ du quotidien, quand on lui propose l’écriture et la réalisation de cette série. Une aubaine, tant il avait pu observer de près la montée en puissance de ces musiques, à une époque où l’on ne parlait pas encore de world music mais où déjà, ces artistes avaient gagné droit de cité et succès populaire. Paris était l’endroit où ce phénomène arrivait. C’est ce que rappelle Johnny Clegg, dès l’ouverture de ce premier épisode, baptisé Les précurseurs. Le Sud-Africain devait en grande partie au public français son phénoménal succès. Dès lors, le sujet est ouvert, et la série interroge tous ces artistes sur leur rapport à cette place particulière qu’est Paris. Ceux qui doivent y passer pour développer leur carrière, ceux qui y élisent domicile, et ceux qui décident envers et contre tout de rester chez eux, malgré les difficultés (parmi lesquels Fela, lui aussi présent dans ce premier épisode). Conrath et sa petite équipe ont même les moyens de faire des aller-retour entre Paris et certains des pays africains dont la capitale française est, en quelque sorte, devenue l’ambassade.
Un film maudit ?
Durant une année donc, ils alternent les tournages entre Paris et Bamako, Kinshasa, Lagos, Libreville et Dakar. Un travail de longue haleine qui doit aboutir à une diffusion sur FR3 fin 1988. Mais la case dans laquelle cette série devait être programmée est passée à la trappe avant la fin du montage. Le film est tout de même livré, mais reste dans les tiroirs. Jusqu’à ce jour de janvier 1989, où, durant une grève de la télévision publique française, quelqu’un ressort le film pour « combler » l’antenne. Nous sommes un mercredi après-midi, et c’est une amie qui prévient le réalisateur, enragé qu’un tel boulot soit ainsi balancé en catimini, presque clandestinement. Tant pis, il continuera son travail de mise en valeur des artistes africains par d’autres moyens : à la fin de cette même année 89, il crée le festival Africolor qu’il dirigera pendant plus d’un quart de siècle. Et c’est à l’occasion du trentième anniversaire d’Africolor que l’équipe du festival se met à en reconstituer l’histoire, et à rechercher ce fameux film.
Philippe Conrath lui, l’avait chassé de sa mémoire, tant en son temps il avait été désabusé de l’avoir vu traité, diraient les Ivoiriens, « comme en bas de chaussure ». Le film est retrouvé sur une K7 bêta, et aussitôt numérisé. En le revoyant, le réalisateur prend une claque : « Il y a ceux qui sont morts, ceux qui sont encore vivants, et c’est passionnant de les revoir, et pour moi de comprendre que cette musique a fait ma vie : et quand tu écoutes les propos des artistes, il y a une réflexion profonde, qui t’explique la vie d’aujourd’hui. Et puis, voir l’énergie d’un Femi Kuti en répétition, qui avait à peine 25 ans, juste après son père qui lui venait d’en avoir 50, c’est fabuleux. »
Londres-Paris-Lagos : rencontres avec Fela
Et de fait, Fela était bien l’un des précurseurs de l’émergence des musiques africaines en Europe, même si lui ne faisait que passer à Paris où vécurent ses managers (en 1987, Francis Kertekian). Il l’explique dans cet épisode, où l’on voit — en plus de Femi, le tout jeune Seun (il n’a que cinq ans) qui déjà souffle dans un sax. Cette interview de Fela, le réalisateur y tenait, et c’est pour le voir qu’il part pour la première fois dans la mégapole trépidante et chaotique dont le père de l’afrobeat tire son inspiration : Lagos.
Les deux hommes s’étaient déjà rencontrés, d’une manière qui mérite d’être racontée.
Philippe Conrath : « J’avais été à Londres pour le voir jouer, quelques jours avant qu’il ne poursuive sa tournée à Paris. Dans mon papier pour Libé, je descendais son concert : à l’époque, il avait une espèce de magicien avec lui sur scène qui mettait une demi-heure à faire ses trucs. Plus tard, il m’expliquera que, comme il sortait de prison, il avait mal à la main et ne pouvait jouer continuellement, donc il avait du mal à tenir la scène et c’était pour le laisser souffler un peu. Quand Fela est arrivé en France, son manager Francis Kertekian lui a traduit l’article (Fela avait insisté pour qu’il ne le résume pas, mais le traduise intégralement). Kertekian m’avait fait savoir que Fela voulait me voir. Je suis allé voir son concert à L’Élysée Montmartre. Fela a joué trois heures… sans le magicien !
Après le concert, je suis allé lui rendre visite dans les loges et il m’a dit d’un air hyper menaçant : ‘demain matin, rendez-vous à l’hôtel !’ Quand je le retrouve là-bas, il me demande de me déchausser. Là-dessus, il dit à Femi de prendre un papier et un crayon, et de dessiner le contour de mon pied. Et là Fela dit : ‘quand je reviendrai, tu auras les mêmes chaussures que moi’. L’année suivante, il m’appelle pour me dire qu’il est à Paris. Et il m’offre les mêmes chaussures que lui. Donc, quand je le retrouve à Lagos, il y avait déjà eu ce clin d’œil entre nous.
En arrivant chez lui, il y avait un arbre auquel étaient accrochées plein de feuilles de papier. Je lui demande :
– C’est quoi ces feuilles ?
– Il y a un marchand de bibles qui est passé, il faut bien que ça serve à quelque chose
Fela avait arraché les pages et les avait suspendues dans l’arbre.
– Comme ça, on a un rapport direct avec Dieu. »
Pour une bière, t’as plus rien ?
« – Je voudrais t’interviewer.
– Tu me donnes combien ?
– Une bière !
– Une bière ! Tu te fous de moi ? La télé américaine vient de passer et elle m’a proposé 1000 dollars pour une interview.
Il m’emmène dans la salle où il trône comme un chef de village. C’est là que tout le monde passe le voir, vient lui demander des trucs… lui trônait là, en slip bien sûr, avec un énorme pétard. Moi j’étais bien défoncé aussi. Les deux gars de mon équipe s’impatientaient, ils devaient filmer et pour eux, on perdait du temps.
Au bout d’un moment, Fela me montre aux gens qui sont là :
– Vous savez qui est ce blanc qui est là ? Il vient pour m’interviewer, et il veut pas me payer. Réprobation générale.
– Il me propose une bière, à moi, Fela ! Est-ce que c’est sérieux !
Mais pour Danielle Mitterrand (dont la fondation avait œuvré pour la libération de Fela), et aussi pour Libération (qui l’avait aussi soutenu), je vais donner une interview gratuite à ce connard-là.
Il me dit :
– Laisse-moi changer de slip ! Et il se barre.
Près d’une heure après, il revient, avec un nouveau slip, pour une courte interview. Fela avait vraiment de l’humour, il était au-dessus de la mêlée. Un mec incroyable, qui avait vraiment pris des risques, et qui en plus gardait le sens de l’humour. »
On vous laisse découvrir ce morceau du documentaire, qui réunit dans un seul film le père Kuti et ses deux fils. Dans l’épisode 1, Les précurseurs, on peut aussi voir (on l’a dit) Johnny Clegg, le déjà (presque) doyen Manu Dibango qui raconte les débuts de sa vie de musicien professionnel à Paris, ou à Libreville Pierre Akendengué rentré au pays après avoir passé vingt ans en France, et encore Hilarion Ngema (avec sa truculente chanson « Conjoncture »), sans oublier Les Têtes Brûlées dans le salon de Manu, qui loue leur talent créatif, puisqu’ils sont capables de transformer la tradition en faisant, dit-il, l’aller-retour « entre le village et la lune ». Un épisode qui, comme les autres, nous replonge dans une histoire commune qui lie l’Occident, et en particulier la France, aux cultures africaines. Précisément au moment où ces dernières commencent à s’imposer. Alors que le film était encore au montage, le tube « Yeke Yeke » de Mory Kante explosait en Europe, et occupait durablement le sommet des hits parade, comme pour mieux donner raison à cette série, que PAM est heureux de vous présenter, 31 ans après sa première diffusion (avec l’aimable autorisation de son auteur).