« Pure Innovation. Pure Imagination. Ce mec était un maestro des plugins bien avant que les requins de studios d’aujourd’hui ne puissent presser simplement un bouton pour créer un chaos sonore instantané… » : comme beaucoup d’artistes visionnaires, Questlove, le batteur des Roots, a salué la mémoire de Lee « Scratch » Perry sur les réseaux sociaux hier. Preuve que le génie de Scratch avait irradié des univers qui dépassaient largement le reggae et la Jamaïque.
Peut-être parce que même s’il a été chanteur, Lee Perry est avant tout l’un des premiers producteurs à avoir eu un rôle aussi important que l’artiste (et son nom en grand sur les pochettes de disques !). Son fameux studio Black Ark n’était qu’équipé que d’un petit magnéto 4 pistes Teac et d’une table de mixage rudimentaire, mais ses productions ont fait le tour du monde. En mode simple et épuré, il a conjugué créativité et qualité artistique dans des chefs d’œuvre où les harmonies et les mélodies flottent au-dessus de basses sourdes comme nulle part ailleurs. Au point que beaucoup y entendent de la magie ou du génie…
Récemment, Perry avait même pénétré le monde très sélect de l’art contemporain. Dans la galaxie visuelle et surnaturelle de Perry, on croisait des icônes, Jésus et le diable, la Bible, des visions apocalyptiques, des coups de tonnerre, du feu, des anges, du sexe et autres politiciens mal intentionnés…
Fantasque, mystique et génial trublion du son
Il faut dire que Perry évoluait dans un univers loin de nos basses préoccupations terrestres, un univers dans lequel l’art se convoque à coup de rituels et de cérémonies, de bougies, de grigris, d’encens et autres miroirs magiques. Ses visions sans concession ont inspiré des musiciens, des poètes, des ingénieurs du son, des producteurs, des cinéastes ou des plasticiens. David Lynch, Brian Eno, Paul McCartney, Keith Richards, Bob Marley, Les Congos, Tricky, Tortoise ou les Beastie Boys font d’ailleurs partie de la longue liste de ceux qui ont travaillé avec le maestro jamaïcain.
Une des vidéos les plus célèbres (ci-dessous) de Perry le montre en studio en Jamaïque dans années 70. Avec un côté Dali pour le décor et la performance, Perry réajuste les bandes avec son tournevis et triture les boutons en jubilant comme un gamin. On comprend pourquoi Brian Eno le voyait comme « un génie de la musique enregistrée » : car Perry a été le premier à considérer le studio comme un instrument à part entière. Cette démarche va ouvrir la voie aux musiques électroniques et au hip-hop.
Bien avant de devenir hype et mystérieux, Perry était surnommé The Little Neat Man (le petit homme bien peigné), Lee « Scratch » Perry, ou simplement « Scratch », (littéralement la griffure, en hommage à son premier tube « Chicken Scratch » en 1966). Lee Rainford Hugh Perry était aussi souvent surnommé The Upsetter (l’énervant).
« En réalité, Upsetter veut aussi dire celui qui t’élève (« set up »), et ça fait référence au peuple noir », corrige son complice, le producteur anglais Adrian Sherwood, qui a sorti l’album Rainford avec Perry en 2019. « Perry m’a élevé dans ce sens. Professionnellement, il m’a appris qu’un producteur doit créer une atmosphère unique pour que les artistes croient que quelque chose de magique va se passer. On perd aujourd’hui l’une des plus grandes figures de la musique du 20e siècle, un maître espiègle de la musique et du son : un vrai visionnaire ! »
Difficile de présenter la longue trajectoire de celui que Keith Richard qualifiait de « mystère », car Perry était plus adepte de ce qu’il qualifiait d’« outerviews » — souvent fantasques — que d’interviews ou de biographies classiques. Son chemin atypique a néanmoins été héroïquement retracé par David Katz, son biographe attitré, l’auteur de People Funny Boy (du nom de son tube, paru en 1968). Perry avait désigné Katz comme son ghostwriter.
Au début de ce gros livre, Perry se présente comme « un artiste, un musicien, un magicien, un auteur, un chanteur. Je suis tout, dit-il. Mon nom Lee vient de la jungle ouest-africaine, je suis un venu de nulle part, mais mes origines sont africaines, j’ai été débarqué en Jamaïque par la réincarnation (…) »
Vies et mort d’un alchimiste
Perry a certes eu plusieurs vies avant d’entrer en studio et devenir célèbre : il a été joueur de domino, danseur, assistant du producteur, patron de sound system Duke Reid et chanteur.
Il aimait souvent dire qu’il était né sur Jupiter et que son cerveau avait été importé sur terre, mais on pourrait situer sa naissance autour de 1936 dans les collines rurales de la Jamaïque. Sa mère travaillait aux champs et son père sur les routes de l’île, où Perry est lui aussi devenu ouvrier. Il avait alors affaire avec le fracas des pierres et la force des machines et il disait d’ailleurs que sa musique faisant entrer en collision ces deux univers de sa jeunesse, la musique de la campagne bucolique et le bruit des outils. Après avoir pavé les routes — au sens propre —, Perry est arrivé à Kingston, et il a travaillé dans différents sound systems dans les années 50, avant d’arriver chez Sir Coxsone. Puis Perry a accusé le patron de Studio 1 d’avoir donné ses chansons à Delroy Wilson, il a donc filé pour miser sur son indépendance en tant que chanteur, avant de finir par créer son propre studio en 1973, le fameux Black Ark Studio. Et c’est en devenant producteur-ingénieur du son qu’il entre vraiment dans l’histoire, notamment grâce aux productions incroyables de ce lieu mystique où il a construit une « musique à trous », un son d’avant-garde. En déconstruisant les chansons, il va influencer toutes les musiques d’expérimentations qui explorent les profondeurs sonores avec des machines et des effets pendant la « copie » (dub en anglais) du son, ce qui qui va résonner dans le hip-hop et la techno de New York, Détroit ou ailleurs…
Le Black Ark est vite devenu le siège de réunions musicales rastas intenses, d’expérimentations sonores diverses (bruit de moto, de bébé, percus, cris, etc.) et de dubs hallucinatoires. C’est là que Perry fait sonner des artistes comme jamais avant, offrant ainsi leurs chefs d’œuvre à Max Romeo (« War Ina Babylone »), les Heptones (« Party Time »), les Congos (« Heart of the Congos ») ou à Junior Murvin (« Police & Thieves »).
Avec le succès de « Police & Thieves », Perry s’envole à Londres avec les Clash, et il retrouve au passage son ancien protégé, Bob Marley, qu’il avait logé sur son perron aux débuts des Wailers, avec qui il enregistre alors « Punky Reggae Party », en 1977. « Je n’aimais pas le mot reggae parce que ça ressemble trop à streggae, fille de petite vertu. J’ai voulu faire un cadeau à Marley avec ce titre. Avant de me connaître, Marley faisait du ska chez Coxsone, puis il est venu me voir pour avoir un nouveau son, une nouvelle vibration », nous confiait Perry, en référence aux années pendant lesquelles il avait travaillé avec Marley, bien avant son succès international.
En 1979, Perry recouvre son studio de graffitis et d’inscription étranges. Hasard, superstition, accident, ou crime… on ne saura jamais trop bien ce qui s’est passé, mais le Black Ark Studio a brûlé peu après, à un moment où la Jamaïque commence à s’enfoncer dans la violence et les crises politiques. « Après ça, Perry est devenu un nomade de la musique, errant de continents en studios », explique David Katz, son biographe désigné. « Installé en Suisse, il se produisait de temps en temps sur scène. Même si ses concerts pouvaient aller du sublime au ridicule, il va vraiment me manquer, car c’était toujours une occasion d’interagir avec son univers étrange, de méditer sur ses pépites de sagesse et de faire la fête. La mort de Perry marque la fin d’une ère dans les musiques populaires. Le Roi Perry est mort… qu’il règne longtemps en nous. »
People Funny Boy par David Katz (Éditions Camion Blanc).