Mercredi dernier, il est 16h09 lorsque l’information tombe sur les réseaux sociaux de la Fondation Vuitton : Jay-Z se produira sur la scène de son auditorium à l’occasion de l’exposition « Basquiat X Warhol, À Quatre Mains » deux jours plus tard.
Hommage, et mariage de raison ?
La nouvelle se répand comme une traînée de poudre et les 1500 places mises en vente s’arrachent pour cet hommage aux deux figures de l’art contemporain. La dernière effervescence du genre dans l’enceinte du célèbre malletier, c’était Kanye West pour une série de concerts caritatifs en 2015. L’événement est une surprise à la fois prévisible et inattendue. Jay-Z n’est pas à un paradoxe près. Il possède une personnalité complexe, c’est un Che Guevara bling bling ! (cf : « Public Service Announcement » dans le Black Album). Prévisible, le natif du quartier Marcy Project (Brooklyn, New York) n’a jamais caché son admiration pour Basquiat (né également à Brooklyn) avec lequel, il partage la passion de la culture hip-hop et de la musique. Outre, un mimétisme capillaire qu’il cultive, celui que l’on surnomme Young Hov, Jigga ou encore H.O.V.A collectionne les tableaux du maître (il est le propriétaire de Most Kingz et de Mecca) et ne manque pas de le name dropper de « Most Kingz », dans « Kingdom Come », à « Picasso Baby » dans lequel il s’autoproclame « le new Jean Michel » ! L’autre raison qui rend également le show prévisible est plus marketing. Le power couple qu’il forme avec la chanteuse Beyoncé est l’image de Tiffany & Co, le joaillier new-yorkais qui appartient au géant du luxe LVMH, propriétaire du lieu où se déroule le concert. À ce sujet, lors de la dernière campagne de la marque, les deux tourtereaux s’affichaient aux côtés d’une œuvre de l’artiste aux origines haïtiennes et portoricaines. Avec la collaboration sur une paire de sneakers Nike Air Force One (baskets érigées au rang d’icône dans la culture hip-hop par Jay-Z notamment), la marque au bleu turquoise continue désespérément de se forger une street credibility en sponsorisant un concert… à 140 euros l’entrée tout de même ! Bref, quand on aime, on ne compte pas comme le dit un célèbre adage ou pour citer Oscar Wilde : « Les folies sont les seules choses que l’on ne regrette jamais ». Espérons que cela soit le cas ! Ce show est inespéré alors que le public parisien attend de pied ferme sa dulcinée le mois prochain au Stade de France. Le rappeur se fait rare. Dix ans se sont écoulés depuis le dernier concert en solo de Jay-Z sur une scène parisienne (En 2014 et 2018, il s’est produit au Stade de France avec Beyoncé). On s’attend à un concert de l’acabit de son mythique MTV Unplugged ou d’un show du type du B-Sides au Terminal 5. Cet hommage est un réel plaisir pour les fans de la première heure dans une configuration feutrée et intimiste aux antipodes de ses derniers méga concerts.
La fondation Lous Vuitton a mis les petits plats dans les grands. La scénographie simple et soignée se compose de trois scènes. Une de chaque côté accueillant les musiciens et une centrale offrant à Jay-Z, une vue à 360 degrés sur le public qui l’entoure. Le tout drapé de velours de couleur pourpre et surplombé par une série d’alvéoles circulaires faisant office de plafonnier (un clin d’œil peut-être à Prince ou à la tenue de Jay-Z lors du prestigieux Roc Nation Brunch Pré-Grammy de 2017 ?).
Prévu initialement pour 21h pétantes, le show débute avec dix minutes de retard. Un sacrilège, un crime de lèse-majesté pour le groupe LVMH qui dispose d’un portefeuille de marques de montres suisses !
The place to be du who’s who international
Les premières notes du remix de « Diamonds From Sierra Leone » avec la voix sensuelle de Shirley Bassey retentissent en guise d’introduction avant qu’un Jay-Z, tiré à quatre épingles, fasse son entrée sur le très soulful « Roc Boys » de l’album American Gangster. Ce titre est une parfaite entrée en matière, comme un écho à l’ambiance Cotton Club de son clip où les stars sont légion. Dans le public du soir, les V.I.P se comptent à la pelle. Il y a de la célébrité au mètre carré : Beyoncé bien sûr, leur fille Blue Ivy, Rihanna, A$ap Rocky, Pharrell Williams, Chris Rock, Jill Scott, Gims, le fondateur de Twitter Jack Dorsey, Fally Ipupa, Bernard Arnault (le maître des lieux), la ministre de la Culture Rima Abdul Malak, Marco Verratti, Parick Bruel, Gilles Lellouche ou encore Christophe Chassol (qui lui se produira à la Philharmonie pour un concert inspiré par l’oeuvre de Basquiat le 22 avril). Une brochette variée qui prouve le côté fédérateur de la vedette du soir et le crossover qu’il a réalisé durant sa carrière.
Si la scène de la fondation à l’habitude d’accueillir les plus grandes pointures de la musique classique, Shawn Corey Carter (le nom de Jay-Z à l’état civil) a choisi de leur donner le change avec ses propres classiques. Ceux qui ont écrit sa légende entretenue par des chiffres impressionnants : 13 albums en solo (dont 11 numéros 1 aux USA), plus de 50 millions d’albums vendus dans le monde, 24 Grammy Awards pour 88 nominations et une fortune personnelle estimée à 2,5 milliards de dollars !
Jay-Z et Basquiat, poings communs ?
« Can’t Knock Hustle », « Never Change », « Empire State of Mind », « Heart of the City » … le concert débute sur les chapeaux de roues et la couleur est annoncée pour les aficionados qui s’en réjouissent. Ici, il n’y a pas de place pour les tubes : Jay-Z sert ses morceaux pour les OG (les fans purs et durs). La soirée est une célébration de près de 30 ans de carrière, une longévité au top assez rare dans le rap game qui raffole du jeunisme. Comme Basquiat, il a enfoncé les portes afin de combattre le plafond de verre auquel il était confronté dans L’Amérique raciste des 80’s qui persiste encore aujourd’hui. Basquiat avec son pinceau la dénonçait et Jay-Z avec son flow en fait de même. Malgré leur réussite, leur rêve américain, il n’en demeure pas moins que les noirs demeurent marginalisés, comme le rappelle l’œuvre Taxi, 45Th/Broadway présente dans l’exposition. Dans l’ouvrage Know What I Mean de Michael Eric Dyson (Editions BPM) dont il signe l’introduction, Jay- Z évoque le sujet en parlant du travail de l’auteur : « il est là pour dire tout haut à cette masse de personnes en Amérique dont l’esprit est ankylosé par le fanatisme religieux, le puritanisme et le mépris que le hip-hop est américain. Que la culture noire est américaine. Que la noirceur et la négritude sont américaines. Que cela leur plaise ou non, je suis américain. » Quelques lignes plus tard, il ajoute : « il a montré aux sceptiques et aux critiques que le hip-hop est un mouvement artistique à part entière et qu’il a été créé par de jeunes hommes et femmes de couleur issus de la classe ouvrière. Oui, nos chansons peuvent détailler ce qu’est le commerce illicite de drogues et nos refrains peuvent faire danser en jouant sur nos désirs les plus lubriques. Mais tous ces éléments ne sont pas issus d’esprits inférieurs, d’imaginations déficientes ou d’absences de moralité. Toutes ces choses sont sorties tout droit de nos vies. Elles viennent tout simplement d’Amérique. (…) Le fait que nous vivions et ayons grandi dans des quartiers à mauvaise réputation ne fait pas que nos vies soient pourries, inutiles et sans valeur. C’est peut-être le contraire. Nos vies et nos cultures sont encore plus dignes d’être étudiées et analysées justement parce que nous avons réussi à nous imposer, malgré l’échec social que l’on nous promet, dans chaque appartement, dans chaque quartier populaire américain. »
Un plaidoyer pour la Black Excellence
La soirée est une célébration d’une certaine Black Excellence et rien n’a été laissé au hasard pour que ce moment puisse l’honorer. L’ombre des icônes de la soul et du jazz est présente dans la salle tout comme elle hante les œuvres de Basquiat. Les morceaux ont été savamment ré-orchestrés par Young Guru, son fidèle ingénieur du son et directeur musical. Les transitions entre les chansons ont été minutieusement travaillées mettant en avant les samples originaux en laissant respirer des morceaux tels que « Walk of Love » de Isaac Hayes sur Can I Live ou le « Ain’t No Love in the Heart of the City » de Bobby « Blue » Band pour « Heart Of The City ». Parfois, c’est des ajouts de samples qui n’étaient initialement pas dans les morceaux. Les quelques notes de « Ready or Not » des Fugees en plein milieu d’« Heart Of The City » ou encore le mash-up entre le « New York Is Killing Me » de Gil Scott Heron et « Empire State of Mind », son tube en duo avec Alicia Keys, peuvent en témoigner.
Cette volonté d’originalité est appuyée par un orchestre de musiciens (batterie, cuivre, guitare, basse, claviers…) tout de violet vêtu qui ajoute une touche visuelle bien sentie à ce moment d’exception. L’orchestre respire la joie et se met au diapason de la tête d’affiche, offrant des moments soul, jazzy et parfois rock pendant la séquence « Public Service Announcement/ U Don’t Know » qui fait monter encore l’ambiance d’un cran après un « Ni**as in Paris » de feu ! Jay-Z, moins avare que certains de ses confrères, invite le public à applaudir ses musiciens. Certes, il n’est pas réputé pour être une bête de scène mais son bonheur d’être là est manifeste. Il passe un bon moment et n’hésite pas à s’adonner à des petites séances de dédicaces sur des vinyles, des casquettes snapbacks et même une paire de Nike Air Force One blanche ! Le plaisir est certain surtout lorsqu’il montre que sa technique est intacte. Il rappe a cappella la fin d’« Heart Of The City » ou d’ « Excuse Me Miss ». L’interprétation de son couplet de quatre minutes non-stop sur « HOV DID » en est une preuve supplémentaire. Parfois, il joue la carte de l’humour sous les yeux de Beyoncé en oubliant sciemment le « Leave me Alone Becky » de Family Feud, un morceau dans lequel il évoque son infidélité.
Le temps file et le concert se termine sur un « Thank You » de circonstance avant de mettre un point final à sa prestation sur un magnifique « Encore » bien loin de la version avec Linkin Park à laquelle il nous avait habitués en live. Le bassiste agrémente cette version originale en y incorporant de la contrebasse, ce qui donne un caractère plus jazzy et un côté crooner à un Jay-Z dont le charisme est indéniable. Le public en redemande, sans être exaucé.
Il est 22h25 et le live touche à sa fin. C’était un peu court mais somptueux, sublime moment donnant ses véritables lettres de noblesse au rap sur scène et à l’art du sample qui fut autrefois considéré comme le SIDA de la musique.
Et Warhol dans tout ça ?
Une question demeure tout de même à la fin de ce concert. La tenue de cet évènement était un hommage à deux monstres sacrés de l’art contemporain du XXème siècle par l’une des figures de la pop culture actuelle. Une démarche légitime quand on sait l’intérêt que porte Jay-Z pour l’art en général et l’art contemporain en particulier (cf : la vidéo de « Picasso Baby » avec notamment la performeuse Marina Abramovic ou celle d’ « Apeshit » tournée au Louvre). On perçoit l’inspiration que représente Basquiat – dont il possède des tableaux – et certaines correspondances entre leurs œuvres et leurs parcours. Mais qu’en est-il de la relation entre le MC et le résident le plus célèbre de la Factory, Warhol ? L’un des cartels (textes explicatifs de l’œuvre) de l’exposition comme celui du tableau « Dollar Sign, Don’t Tread On Me » offre peut être un début de réponse. Tout comme le pape du Pop Art à son époque, Jay-Z semble incarner à la perfection le portrait de l’artiste en homme d’affaires de notre temps. Tout ce qu’il touche se transforme en or (en diamants). Ne rappait-il pas à juste titre sur « Diamonds From Sierra Leone Remix » de son poulain Kanye West qui a introduit le concert de ce soir : « I’m not a businessman, I’m business man ! »