Hailu Mergia, vétéran de l’éthio-jazz ressuscité par le label Awesome Tapes From Africa, vient de sortir un album de toute beauté, quarante ans après les nuits folles du swinging Addis, dont il était un pilier.
Photos par Avery Leigh
À 71 ans, Hailu Mergia a connu plusieurs vies. D’abord berger, dans la campagne qui s’étend au Nord de la capitale éthiopienne, Addis Abeba. Une capitale où il s’installe avec sa mère alors qu’il n’a que dix ans, avant d’intégrer, jeune homme, l’orchestre des jeunes recrues de l’armée éthiopienne. Formé à l’accordéon et au clavier, il est parmi les membres fondateurs du célèbre Walias Band, un des premiers orchestres privés de la capitale. Chef d’orchestre, arrangeur, il fait partie des grands noms de l’éthio-jazz qui feront la splendeur des nuits d’Addis-Abeba durant les années 60 et 70.
Ensuite, en 1974, Haile Selassié est déposé par une junte militaire, (le D.E.R.G.) qui met fin à l’effervescence musicale dont la collection Éthiopiques a si bien rendu compte. Le couvre-feu est instauré, et le régime de Mengistu Haile Mariam ne laisse guère de place à la fantaisie et au vent libertaire qui soufflait sur la capitale depuis le début des années soixante.
Malgré tout, Hailu Mergia et The Walias Band résistent dans leur fief de l’Hotel Hilton, où ils jouent pour les élites éthiopiennes et les étrangers de passage à Addis. Jusqu’à cette fameuse tournée de 1981 aux États-Unis, la toute première du groupe hors d’Ethiopie. À la fin d’une longue série de concerts, la moitié du groupe décide de rester en Amérique, plutôt que de rentrer dans un pays où Mengistu, le « Négus rouge » s’illustre par son sens aiguisé du stalinisme. Hailu Mergia est de ceux-là.
Mais il n’est pas évident, même dans la ville qui compte le plus d’Éthiopiens hors d’Ethiopie – Washington D.C., de se refaire une vie. Bien vite, les occasions de vivre de son art se font rares et Hailu Mergia se défend avec des petits boulots. Chauffeur de taxi, voilà ce qui fera désormais sa vie. Entre deux clients, quand il fait la pause, Hailu Mergia sort le petit clavier électronique qui dort dans le coffre de sa voiture, et s’installe sur la banquette arrière pour jouer, et se souvenir… du temps où lui et ses camarades étaient des grands, où la musique plus que tout comptait, et le voici qui entonne une tezeta, ce mode musical éthiopien qui a fait de la mélancolie sa raison d’être, capable de perdre celui qui la joue, comme celui qui l’écoute, sur les chemins de la rêverie où le sourire tutoie sans cesse les larmes. Tezeta…
Et puis, il y a la rencontre avec Brian Shimkovitz, le fondateur du label Awesome Tapes From Africa, qui tombe sous le charme et décide de rééditer trois de ses albums oubliés, disponibles uniquement sur cassette et réédités sur ce support par un label qui a fait- comme son nom l’indique, de la cassette sa spécialité (avant de les rendre évidemment aussi disponibles en streaming). Hailu Mergia renaît, et à la faveur de ses archives exhumées, retrouve le chemin de la scène. Il ne lâche pas son taxi pour autant. Pour combien de temps ?
Lala Belu, qui vient de paraître, n’est pas une réédition. C’est même son premier disque depuis quinze ans. Six morceaux en trio : Hailu Mergia – accompagné par le batteur Tony Buck et le bassiste Mike Majkowski, tous deux nés en Australie et vivants aujourd’hui à Berlin. Six titres, ça peut paraître court, mais à eux seuls ils offrent tout un voyage. De la rêverie mélancolique de « Tizita », ouverture sur les plaines orientales éthiopiennes chevauchées par l’accordéon de Mergia, au frénétique et inquiétant « Addis Nat » soutenu par une batterie qui boxe punk, sans oublier « Gum Gum » et sa nonchalance latin-jazz… C’est tout l’éclectisme de l’éthio-jazz, toute sa classe aussi, que l’on retrouve sous les doigts d’Hailu Mergia et de ses camarades. Le doyen conclut par « Yefikir Engurguro », un sublime solo de piano que lui envieraient certainement Keith Jarrett et Abdullah Ibrahim, lointains cousins devenus si proches, le temps d’un morceau.
Hailu Mergia est la, toujours là. Plus que jamais. Et pense peut-être déjà à son prochain concert, ou à sa prochaine course. Son album d’ailleurs se prend comme un taxi. Un taxi pour Addis-D.C.
Écoutez Hailu Mergia dans notre playlist Pan African Music sur Spotify et Deezer.