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The Pan African Music Magazine
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Ethiopiyawi, Azmaris électroniques

Depuis une dizaine d'années d'intrépides producteurs éthiopiens – portée entre autres par le tout-puissant Endeguena Mulu – puisent dans les racines de la tradition Azmari pour nourrir l’Ethiopiyawi, une musique qui se danse une basket dans le passé, l’autre tournée vers l'avenir.

Artistes, critiques sociaux, gardiens de la culture et de la musique… Depuis toujours, les Azmaris jouent en Éthiopie un rôle majeur dans leur société. Issus de la racine « mazammar », qui signifie chanter en Amharique, ces poètes-musiciens itinérants, très liés aux traditions rurales, maîtrisent des instruments comme le masenqo (un instrument à cordes frottées du genre des râbab), le krar (une harpe proche de la lyre) ou le washint (flûte). Ces musiciens sont connus pour leurs sémillantes paroles, souvent improvisées d’après les affaires sociales ou politiques du moment.

Ces chroniqueurs musicaux sont souvent spécialisés en fonction de leurs origines ethniques et géographiques. Ainsi les Azmaris de Showa, au centre du pays, sont réputés pour leur savoir-faire en matière de fabrication d’instruments, tandis que les Azmaris de Kafficco mettent l’accent sur la préservation des histoires orales, à l’instar des griots d’Afrique de l’Ouest.

Jusqu’à l’avènement de la presse ainsi que des médias de masse, les Azmaris étaient utilisés par l’État éthiopien pour relayer les grands discours comme les différents programmes politiques. À l’inverse, ces musiciens publics pouvaient également se faire les porte-voix pour des revendications du peuple. En temps de conflit, les Azmaris étaient également essentiels pour mobiliser la population, notamment en faveur de la défense nationale. Ce fut par exemple le cas lors de la bataille d’Adwa en 1896, lorsque l’empereur Menelik vainquit les envahisseurs italiens. Les Azmaris avaient alors marché et joué aux côtés des troupes éthiopiennes.

Des flèches libertaires, décochées en Éthiopie par les cordes du krar

Pris entre réformes politiques et avancées technologiques à grande échelle, la place des Azmaris n’a cessé d’évoluer tout au long du vingtième siècle. Sous le règne d’Hailé Sélassié, de 1930 à 1974, les Azmaris ont été pour la première fois soumis à une censure totale de la part de l’État. Les musiciens ne pouvaient alors plus exprimer de critiques politiques, comme de doléances publiques. Aujourd’hui, ce sont les médias d’État qui ont remplacé la musique Azmari comme principale voie de communication officielle, reléguant ainsi les Azmaris au rang de simples amuseurs. 

Alors même que l’influence croissante de styles musicaux internationaux comme d’instruments occidentaux menaçait leurs coutumes d’extinction, les musiciens azmaris ont réussi à établir des espaces culturels nouveaux, tout au long de la seconde moitié du vingtième siècle, jusqu’à aujourd’hui. 

Une résistance musicale, portée entre autres par les voix et les nappes éthiopiques d’artistes comme Baheru Kegne et Yirga Dubale, qui ont été parmi les premiers à enregistrer le son des Azmaris sur cassettes et disques. Un marché de la musique enregistrée évidemment soutenu par l’immense Asnatqètch Wèrqu, actrice et véritable reine de théâtre éthiopienne, mais également talentueuse joueuse de krar. Au cœur de cette industrie musicale locale en pleine ébullition durant les seventies, l’Éthiopie voit l’avènement de bars privés, spécialement dédiés aux artistes. Appelés Azmari Bet, ces cabarets survivent encore de nos jours – bien que très menacés – au cœur de la capitale, en particulier dans le quartier de Kazanchis, haut lieu de la vie nocturne éthiopienne.

Bien que largement urbanisée et électrifiée, la culture Azmari continue donc de jouer avec les double-sens, les allusions et questionne, tout en humour et en métaphores, la société ainsi que le pouvoir. Ici les flèches décochées par les cordes du krar constituent des espaces de liberté rares et précieux en Éthiopie.

Ethiopian Records, et l’émergence de l’Ethiopiyawi électronique

Âgé de 38 ans, le producteur de musique Endeguena Mulu est en mission : le musicien témoigne de la résilience de la tradition Azmari à travers un nouveau genre, l’Ethiopiyawi électronique. Également connu d’après son nom de scène Ethiopian Records, Endeguena se défini comme un véritable Azmari électronique, soucieux de préserver les pratiques musicales populaires et traditionnelles tout en leur prodiguant des nouvelles respirations créatives, à travers notamment l’expérimentation et l’approche électronique : « l’Ethiopiyawi utilise tous les outils de composition de la musique électronique mais également de la musique traditionnelle est-africaine, et la musique africaine en général » confie le producteur.

Objectif ? « Créer de nouveaux terrains d’expressions grâce aux anciens sons locaux, mêlés aux techniques numériques modernes. L’Ethiopiyawi est tourné vers la recherche, l’engagement communautaire, ainsi qu’un profond respect culturel pour la tradition. L’auto-éducation fait également partie intégrante du genre » poursuit le musicien. « C’est cette philosophie qui alimente l’éthique de l’Azmari, créateur, mais aussi critique des normes sociétales.»

Découverte et recontextualisation de sons locaux, dialogue entre les générations sur l’héritage commun, lecture de textes anciens, séances avec des instrumentistes, des chanteurs ou des artisans traditionnels… C’est dans ce processus que se révèle la véritable essence de l’électro éthiopienne. L’idée ici est d’honorer et de préserver les pratiques locales, de présenter des perspectives nouvelles pour les musiques d’Afrique de l’Est, loin des industries créatives dominantes. 

À l’instar des Azmaris, qui utilisaient la musique pour mettre en pièce le climat sociopolitique, le travail d’Endeguena s’inscrit lui-aussi largement dans la franche critique sociale : « la violence du mainstream, l’indifférence générale dans laquelle se répandent les cultures dominantes doit être combattue » explique Endeguena. « L’Ethiopiyawi est une forme de résistance face au cloisonnement ainsi qu’à l’étiquetage des cultures, selon leur potentiels marchands. »

« Présenter nos imaginaires basés sur notre héritage traditionnel »

Endeguena Mulu revisite son héritage à grands renforts de percussions polyrythmiques, de synthétiseurs atmosphériques et de sampling vocal. Jetez-vous sur son EP Ye Feqer Edaye – évidemment sorti chez Warp – pour expérimenter ces ponts salvateurs, bâtis entre sonorités éthiopiennes traditionnelles et nouvelles expérimentations électroniques. 

Un long geste, pluridisciplinaire et finement documenté, qui a vu Mulu et son alter ego musical Ethiopian Records s’imposer comme un vétéran de la scène musicale électronique d’Addis. Le producteur a ainsi aggloméré autour de lui un biotope favorable aux artistes indépendants, et galvanise une communauté de rookies, fédérée par exemple autour des très prometteurs Mikael Seifu, Nerliv ou Dotphic.

C’est d’ailleurs cette scène qui est représentée dans l’incendiaire Boiler Room spéciale Addis-Abeba, fraîchement sortie au tout début de ce mois de mai : « l’occasion rêvée pour présenter nos imaginaires basés sur l’héritage traditionnel, mais tournés vers des devenirs indépendants et contemporains. » Difficultés d’accès, freins à la diffusion, problèmes financiers ou manque d’infrastructure… « La barre est haute et les difficultés nombreuses » admet le producteur. « Mais malgré ces obstacles, nous sommes optimistes car nous savons que nos camarades continuent à créer, et le public continue à écouter. »

Le musicien continue d’arpenter la route de l’élévation, de l’auto-éducation, fort d’une communauté et d’une scène en plein développement. Pionnier et bâtisseur de ponts musicaux, Endeguena Ethiopian Records Mulu préserve et ouvre la voie à la jeune génération musicale ici, en Éthiopie.

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