Il y a deux ans, le président français Emmanuel Macron annonçait le retour du tambour parleur en Côte d’Ivoire. Retour sur l’histoire de cet instrument et les enjeux de sa restitution.
Actuellement conservé au musée du Quai Branly, le Djidji Ayôkwé est « un objet hautement symbolique » comme l’affirme Dr Silvie Memel-Kassi, directrice générale de la Culture en Côte d’Ivoire, puisqu’il figure en tête de liste des objets réclamés par son pays. Cette liste de 148 objets établie en 2018 fait suite au rapport sur la restitution par la France d’œuvres d’art africaines remis au président Emmanuel Macron et signé par l’universitaire et économiste sénégalais Felwine Sarr et par l’historienne d’art, professeure au Collège de France, Bénédicte Savoy.
Également appelé « tambour parleur », cet instrument confisqué par la France en 1916 est réclamé depuis 1958, deux ans avant l’indépendance de la Côte d’Ivoire. Long de 3.50 mètres et pesant 430 kilogrammes, le tambour était capable d’émettre des sons qui pouvaient être entendus sur plus de 20 kilomètres mais aujourd’hui « il ne parle plus » comme le déclare Éléonore Kissel, la responsable du pôle conservation-restauration du musée du Quai Branly.
« Ce tambour, une caisse de résonance fait d’un élément dense et d’un système de fentes qui va résonner dessus, n’était pas posé au sol mais au-dessus d’une petite fosse qui elle-même allait amplifier le son », précise la restauratrice pour expliquer son impressionnante portée. Les dégradations subies après sa confiscation sont aujourd’hui telles qu’elles interdisent toutes utilisations musicales de l’instrument. « Si l’on voulait le refaire sonner, on ne parviendrait jamais à reproduire le son et l’intensité qui était celle de son usage initial », reconnaît Éléonore Kissel. S’il est donc impossible de redonner au tambour son son d’origine, c’est aussi parce que le tambour a été sculpté dans un unique morceau de bois. « Tous ceux qui avaient le savoir-faire, qui sculptaient le tambour de génération en génération, sont partis avec leur connaissance », regrette Guy Djagoua, le chef bidjan d’Attécoubé en Côte d’Ivoire.
Un tambour mutique
Le tambour aura donc parlé pour la dernière fois en 1916. « C’est à la fois un objet de communication dont se servait le peuple atchan [dont font partie les bidjans, Ndlr], mais aussi un objet spirituel, qui avait une fonction mystique », raconte la directrice de la Culture ivoirienne, qui fut également directrice du musée national de Côte d’Ivoire pendant 15 ans. « Cet objet avait pour but de convoquer l’ensemble de la communauté à Adjamé lorsque d’importantes décisions devaient être prises comme des guerres ».
« Autour de ce tambour, il y avait tout un culte qui faisait l’unité de toute la phratrie », insiste Guy Djagoua. « Toutes les réunions, toutes les stratégies de guerre, tout ce qui se faisait en matière de défense du territoire face aux menaces des tribus voisines, se faisaient autour de ce tambour. »
Plus tard, pendant la colonisation, l’objet sert notamment à avertir de l’arrivée des colons français venus réquisitionner des membres de la communauté pour le travail forcé. En 1916, les Bidjans, une des neuf phratries ivoiriennes des Atchans, refusaient de s’y soumettre dans le cadre de la construction de la route reliant Abidjan à Aboubouté. « Quand le colon venait, il ne trouvait personne sur place et il ne savait par quel moyen la communauté était informée de leur position par avance, » relate Sylvie Memel-Kassi. Derrière cette ruse se cachait le Djidji Ayôkwé qui permettait de faire passer des messages codés entre différents villages que les initiés pouvaient sans difficulté interpréter.
« La capitulation d’un peuple »
Le stratagème est finalement découvert par les colons français qui, sous l’impulsion de l’administrateur des colonies Robert Paul Marie Simon, alors commandant du cercle des lagunes, arrachent l’instrument aux Bidjans. « Lorsqu’ils ont pris l’objet, ça a été aussi la capitulation d’un peuple », révèle l’ancienne directrice du musée des civilisations. L’objet est ensuite envoyé à Bingerville, est entreposé et exposé aux intempéries dans les jardins du Palais du gouverneur jusqu’en 1928. L’écrivain Paul Morand le repère lors d’un voyage en Côte d’Ivoire et en informe l’ethnologue Paul Rivet. Ce dernier obtient auprès du gouverneur de la Côte d’Ivoire, Maurice Lapalud, son transfert au musée d’ethnographie du Trocadéro en 1929, puis au musée de l’Homme, avant d’arriver au musée du Quai Branly.
« L’objet est arrivé en mauvais état de conservation », relate Éléonore Kissel. « On a constaté un encrassement probablement ancien, c’est-à-dire que la poussière a sédimenté, une modification de la polychromie reprise à une date indéterminée et, la plus importante, une dégradation mécanique dûe à la présence en très grand nombre de galeries d’insectes ». S’il est impossible de dater précisément ce que la restauratrice appelle « dégradations de surface », les dégâts causés par les insectes se sont produits quand le tambour était entreposé dans le jardin du Palais du gouverneur. Par conséquent, toute la partie inférieure de l’objet est fragilisée et doit être maintenue sur une palette.
Certaines blessures ne sauront être guéries comme l’indique Silvie Memel-Kassi: « l’objet a été dénaturé dès l’instant où il est sorti de son cadre naturel pour aller dans un autre cadre.» Néanmoins, un processus de restauration est en cours depuis l’annonce de la restitution du Djidji Ayôkwé le 8 octobre par le président français. « Le protocole de restauration a été réfléchi et discuté à l’occasion d’une visioconférence avec Madame Memel-Kassi ainsi qu’un certain nombre de chefs bidjans le jeudi 12 mai 2022 », précise Éléonore Kissel. Une délégation ivoirienne composée de l’ambassadeur de Côte d’Ivoire en France Maurice Bandaman, de l’ambassadrice de la Côte d’Ivoire auprès de l’Unesco Ramata Ly-Bakayoko, de Madame Silvie Memel-Kassi ainsi que de Guy Djagoua, s’est ensuite rendue à Paris le 25 mai 2022. À l’issue de ces rencontres, il a été décidé que les restaurateurs n’interviendraient pas sur les couches picturales. « Les chefs bidjans m’avaient mandaté pour expliquer au musée qu’il ne fallait pas toucher aux pigments qui s’inscrivent dans un culte car toutes les taches de couleurs sont liées à des pratiques magico-religieuses », précise Guy Djagoua. En revanche, les restaurateurs pourront consolider la partie inférieure du tambour en injectant une résine dans les trous laissés par les insectes.
Réparation d’anciennes blessures
La restitution est aussi l’occasion pour la France de mettre en place un partenariat scientifique -« pérenne et solide », selon les services de communication du musée du Quai Branly- avec la partie ivoirienne. Des conservateurs ivoiriens devraient également pouvoir bénéficier de formations en conservation-restauration à l’Institut national du patrimoine. Ce partenariat a également permis d’engager pour la première fois la communauté bidjan qui prend part au processus de restauration, par l’intermédiaire du musée des civilisations à Abidjan « toujours en étroite collaboration avec la communauté » selon Silvie Memel-Kassi qui parle de « symbiose ». Pour Guy Djagoua, cette restitution s’inscrit dans « une stratégie de réconciliation pour améliorer l’image de la France auprès des populations africaines« .
Pour la communauté bidjan, l’enlèvement du tambour a été vécu comme un traumatisme. De 1916 jusqu’à l’indépendance, les communautés atchans demeurèrent très méfiantes vis-à-vis de l’administration et du système éducatif français, ce qui aura pour conséquence de les écarter de la nouvelle administration mise en place au moment de l’indépendance, en partie à cause de leur manque d’instruction. « L’annonce du retour du tambour a déjà suscité beaucoup de joie dans tous les villages et c’est sûr que ça va resserrer les liens avec la France et améliorer même l’image de l’État français au niveau de notre communauté », espère Guy Djagoua. La confiscation du Djidji Ayôkwé avait effectivement mis fin pendant près de 106 ans aux réunions qui se tenaient entre les différents villages bidjans. « Lorsque Madame Kassi a contacté les villages, la communauté a senti le besoin de se retrouver et cette réunion a désormais lieu tous les mois », explique Guy Djagoua. « Nous avons pu nous constituer en association pour faire face à la pression foncière à Abidjan et présenter nos doléances à l’administration. »
Un processus enlisé
Cependant, le processus de restitution se heurte au principe d’inaliénabilité des oeuvres, en droit français, qui protège les collections des musées publiques. En l’état, « tout objet qui sort des collections, le tambour en fait partie, doit faire l’objet d’un texte de loi spécifique pour déclasser l’objet puisque les objets sont frappés d’inaliénabilité », rappelle la sénatrice Catherine Morin Desailly qui a longuement travaillé sur la question.
Julien Volper, conservateur en charge des collections ethnographiques au musée Royal de l’Afrique Centrale (MRAC) à Tervuren, en Belgique, fait partie de ceux qui rejettent toute restitution quelle qu’elle soit au prétexte qu’elle participerait à créer un précédent qui remettrait en question ce principe. « Après tout, il y a eu des prises de guerre françaises à la Belgique, pourquoi ne pas les restituer aussi ? », ironise le conservateur.
Catherine Morin Desailly, ayant œuvré pour que soient rendus les restes humains conservés dans les musées (et notamment les têtes maories), ne semble pas partager cette opinion. Elle justifie néanmoins une certaine frilosité de la part de l’assemblée d’acter les recommandations émises dans le rapport Savoy-Sarr qu’elle juge « peu rigoureux scientifiquement parlant » : « il fait des erreurs sur les têtes maories et sur les dates de restitutions ». Un sentiment également partagé par Julien Volper qui remet en question l’aptitude de Félwine Sarr et Bénédicte Savoy, n’étant pas issu du milieu des musées, à estimer le bien-fondé des retours des pièces des collections. « Je rappelle juste que Madame Savoy n’est pas africaniste et que Monsieur Sarr, bien que d’origine africaine, est économiste à la base. »
Autre inquiétude, celle de la capacité de la Côte d’Ivoire à assurer la sécurité du tambour après sa restitution. Faisant référence aux 80 oeuvres d’art dérobées au musée des civilisations d’Abidjan en 2011, Julien Volper s’est déclaré « curieux de savoir ce que la Côte d’Ivoire a investi pour retrouver ces œuvres volées ». « Si c’est pour être revendu sur le marché de l’art, ce n’est pas la peine !« , s’exclame la sénatrice Catherine Morin Desailly qui considère également qu’il est de la responsabilité de la France de « s’assurer que toutes les mesures soient prises pour garantir la sécurité de l’objet. »
« Le principe d’inaliénabilité existe pour prévenir le fait du prince, car la tentation peut être grande pour les chefs d’État quand ils voyagent de faire des cadeaux diplomatiques », déclare Catherine Morin Desailly. Il existe quelques antécédents de ce type. François Mitterrand et Nicolas Sarkozy avaient unilatéralement remis à la Corée du Sud des manuscrits au cours de leur mandat. Emmanuel Macron n’est pas non plus étranger à de telles pratiques. La couronne de dais de la reine Ranavalona III avait ainsi été rendue à Madagascar en 2020 sans passer par le parlement. « Les sénateurs étaient furieux », se rappelle Catherine Morin Desailly. De manière prévisible, la relation du Sénat avec l’exécutif s’est donc détériorée sur cette question et c’est ce qui peut expliquer le manque d’action de la part du gouvernement pour acter le retour du tambour parleur. Deux ans après l’annonce du retour du tambour, aucune action concrète ne semble avoir été amorcée par la majorité présidentielle en ce sens. Bien qu’une cérémonie, dite de « désacralisation » se soit tenue au musée du Quai Branly en présence de dix membres de la communauté bidjan le 7 novembre, la loi-cadre tant attendue qui permettrait la restitution semble encore très loin de voir le jour. « Non seulement Emmanuel Macron n’a rien fait, mais le tambour ne figurait même pas dans la liste des objets à restituer, pourtant deux propositions de loi, une pour le Sénégal et une pour le Bénin, ont bien vu le jour », déclare la sénatrice. Une réticence qui semble corroborée par les déclarations du service de presse du ministère de la Culture qui a refusé la demande d’interview de PAM souhaitant « « attendre qu’il y ait une prise de parole politique plus générale, émanant de l’Élysée, avant de s’exprimer. » Aucune date n’a été fixée pour le retour du Djidji Ayokwé en Côte d’Ivoire à ce jour.