Un jour, on trouvera les outils pour révéler les secrets d’Internet. Pour l’instant, on se contente de cette sorcellerie primitive divinatoire que sont les algorithmes des moteurs de recherche. Notre conception du phénomène cruise beats se perd dans un enchevêtrement de câbles Ethernet et de mystères. Toutefois, la mémoire et les disques durs de quelques disciples originaux pourraient dévoiler les clefs de ces artefacts digitaux. Parmi eux, on trouve DJ Tobzy Imole Giwa, un producteur de 23 ans né dans l’État d’Onda au Nigéria, basé dans le quartier Iju Ishaga, à Lagos.
Tobzy, comme des centaines de millions de jeunes personnes au Nigéria, se démène pour subsister et exister artistiquement dans un pays où difficultés sociales, économiques et politiques sont légion. « Pas de boulot, pas de bouffe », confirme le musicien. Pourtant, depuis 2021, il a trouvé le moyen de vivre de sa passion. Tobzy est devenu l’architecte d’une nouvelle tendance musicale, le « cruise beats » : une forme d’humour musical déjantée, farcie d’extraits vocaux insolents, intégrés à une fusion de wéré, d’amapiano et d’afrobeat. Ces « blagues » ou « cruises » sont ensuite partagés sur TikTok : « on parle de cruise beats, parce que la voix donne le ton. Ça fait référence à quelque chose de drôle, qu’on peut jouer en boucle », explique Tobzy. Si certains de ses cruises peuvent relever d’une forme de critique sociale irrévérencieuse, ils sont surtout une matière première à exploiter pour des danseurs innovants ou des amateurs de naija afrobeat, à la recherche de sonorités plus dynamiques.
TikTok, kick salvateur aux productions de Tobzy
« C’était vraiment compliqué au départ. Je pensais que faire un son serait chose facile, mais ça s’est avéré hyper dur en fait », se remémore Tobzy à ses débuts. « Le plus difficile, c’est de faire en sorte que les gens s’en emparent ». C’est TikTok qui, depuis le premier jour, permet à Tobzy d’insuffler le kick salvateur à ses productions. Pour le jeune créateur, résidences artistiques, stratégies de sortie millimétrées, communiqués de presse rabâchés et promotion traditionnelle sont des pratiques révolues. Tobzy, lui, envisage la diffusion de ses productions en gardant toujours en tête leur réception et leur fonction. Sa musique sert aux comédiens, aux danseurs et à d’autres producteurs de contenus qui souhaiteraient pouvoir les réutiliser pour leurs propres créations. Une forme de « leapfrogging » en somme, de progression par dépassement, qui ne demande qu’à être imitée. Et que d’autres artistes peuvent se réapproprier. Dès le départ, Tobzy a appris à créer un son capable de séduire une génération d’internautes scotchée à ce support addictif et frénétique, en quête permanente de nouveaux contenus.
Après un an passé à faire de la musique sur TikTok, Tobzy contacte un autre pionnier du cruise beats, DJ YK Mule, auto-proclamé « initiateur du cruise beats ». C’est sur les réseaux sociaux que Tobzy obtient le numéro de YK qu’il contacte via WhatsApp pour lui demander son aide. YK accepte moyennant rétribution : « quand on parle du maître du beat au Nigéria, on parle de YK », souligne respectueusement Tobzy. Début 2021, Tobzy a pu suffisamment économiser pour se rendre chez YK en bus sur « l’île », le quartier huppé de la capitale économique surpeuplée du Nigeria. C’est là-bas que YK apprend à Tobzy comment utiliser FL Studios : « avant d’aller voir YK, je faisais des remixes sur Serato », raconte Tobzy, qui utilisait ce logiciel de mixage pour accélérer et retravailler des morceaux. « YK m’a montré comment ajouter les sons de flûtes et de piano. »
Ici, les morceaux sont d’abord pensés pour les danseurs
Fort de ces nouvelles compétences qui lui permettent de composer et de produire ses propres sons – bien qu’il garde une appétence tenace pour les remix déjantés –, Tobzy entame une nouvelle phrase de sa carrière. Avec une vélocité inégalée, Tobzy produit et sort de nombreux nouveaux morceaux et sollicite ses amis danseurs tels que Teee Dollar, Bhadboi Sbm, God over everything, Skilo Richie et Vicson pour l’aider à promouvoir ses sons avec de nouvelles chorégraphies. Le principe est le suivant : trouver un cruise amusant ou un extrait qui fera rire, sampler la voix, la découper et la poser sur un rythme rapide et dansant, sortir le nouveau morceau, taguer des danseurs, voir si ça prend, et ainsi de suite. Un processus imparable, qui n’est pas sans rappeler la tradition autour de la face B des albums de reggae, sur laquelle les producteurs pressaient une version instrumentale de leurs morceaux à destination des MCs et toasters amateurs. Chez les « cruise beaters » nigérians, ce sont les chorégraphies qui sont adaptées. Ici, les morceaux sont d’abord pensés pour les danseurs.
Une danse de @holuwarquizymih01 sur « Opayan Opadun » de Tobzy, forte de 20,000 likes et un million de vue sur TikTok. La viralité sur ce réseau est essentielle pour le DJ et ses frères d’armes de la scène cruise beats.
C’est le remix dance de Shoday, qui deviendra le tout premier morceau viral de Tobzy. Pour l’histoire, sachez que la plupart des titres de cruise beats partent d’un rythme, ou d’une mélodie afrobeat. En 2023, Shoday, un artiste nigérian d’afrobeat, sort « Maradona », qui connaît un succès grand public. Tobzy en accélère le tempo, y ajoute des petits extraits vocaux et différents effets sonores, dont les tambours immédiatement reconnaissables de l’amapiano. Résultat ? Une version dance du morceau, baptisée « Maradona – Shoddy Remix Dance Version ». Imparable, la reprise devient extrêmement populaire chez les danseurs, et finit par atteindre le grand public, après avoir été diffusée dans les clubs, les stands de rue ainsi qu’à la radio.
On pourrait parler de prototypes de cruise beats dans le précédent projet 2022 TIKTOK VIRUS SOUND MIXTAPE de Tobzy. Ici, chaque morceau est un exemple de cruise viral sur TikTok, qui a été suivi d’une flopée intraçable de tags d’autres producteurs de cruise beats qui pourraient bien être l’origine du son originel remixé par Tobzy, partagé à une multitude de danseurs, pour former un ensemble chaotique de 30 minutes. Le projet n’est désormais plus accessible, victime de suppressions certainement dues à un usage abusif des samples au mépris des règles de copyright. Une situation à laquelle Tobzy a tenté de remédier en publiant de nouveau ses contenus, créant de nouveaux profils, avec différentes orthographes, des majuscules placées aléatoirement sur son nom, puis en publiant à nouveau les morceaux, pour finir par être une nouvelle fois retirés.
Si les copyrights trolls tentent de faire tomber le cruise beats, le son s’est à présent extirpé du carcan de TikTok : « en décembre dernier, c’est le cruise beats qu’on entendait le plus. L’énergie est phénoménale. On voit toutes sortes de nouvelles danses » affirme Tobzy à propos des DJ et des sound systems en vogue. C’est en se promenant dans les rues de Lagos que l’on peut envisager l’ampleur de cette diffusion. On entend aussi bien des remix de cruise beats dans les hauts-parleurs abîmés des quartiers jusqu’au petit matin que dans les clubs de la ville, réels gardiens de la musique nigériane. On retrouve même le cruise beats dans des lieux emblématiques comme le New Afrika Shrine (dont le gérant n’est autre que Femi Kuti, le fils ainé de Fela Kuti). L’afrobeats demeure pourtant la mouvance dominante, bien que Tobzy et ses pairs ne comptent pas rester sur le banc.
Ils ont même leurs propres figures de martyrs
« Mara Dance Beat » est probablement un des morceaux les plus prenants de Tobzy. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, « Mara » ne fait pas référence à un genre. Dans l’univers du cruise beats, les morceaux mara ont un ton plus léger, des percussions pétillantes et des chœurs aériens. Tobzy nous explique de quoi il s’agit : « Mara est un nom. C’était un mec qui avait un style de danse bien à lui. Aujourd’hui, il est décédé, mais à sa mort, les gens ont commencé à faire des vidéos de ses mouvements. » Désormais, le mara est devenu un sous-genre à part entière, un produit dérivé du cruise beats créé autour de la danse du défunt. Odogwu Mara était quelqu’un de très apprécié. Son style se situe à mi-chemin entre la danse Zaouli du peuple Gouro en Côte d’Ivoire, et des vieux junkers de Detroit : un jeu de jambe ultra-rapide, genou plié et déhanché, associé à des expressions faciales comiques. « Le mara, c’est amusant. Le rythme, les tambours, les sons, tout va très vite », précise Tobzy laissant penser que le mara désigne non pas seulement une danse, mais un genre à part entière.
Un extrait vidéo du regretté Odogwu Mara, chef de file du « mara », sous-genre du cruise beats, posté par @deekeufi1mp sur TikTok.
Découvrir l’héritage de Mara Odogwu en ligne permet aussi de constater l’influence du cruise beats sur le terrain : des danses endiablées et des expressions joyeuses. « Les morceaux de mara et les rythmes du cruise beats font rire les gens. Soit, ils rient, soit ils dansent », explique Tobzy. Selon lui, c’est ce dont il a toujours été question. De son morceau « Mugboyo » émane un des mondes parallèles les plus étranges de TikTok. Sur ces vidéos, on peut voir des gens bizarres, dans des coins craignos. Interrogé à ce propos, le DJ rigole : « Ça veut dire fumer et se défoncer ». Tobzy éprouve une grande sympathie pour les stoners et les « Yahoo Boys » arrêtés et jetés en prison pour purger des peines très lourdes. Dans une société complexe, où l’injustice est pregnante, la musique du DJ est un appel à « leur foutre la paix ». « La plupart des gens au Nigeria sont juste en colère » déplore Tobzy, « nous avons besoin de trouver un exutoire pour évacuer le stress. Ces fumeurs, quand ils se réveillent, ils n’ont pas de travail. Alors qui peut leur reprocher de fumer ? Seul le cruise beats les aide ».
La mission est pure, les rythmes frénétiques, le garçon déterminé
Les soirées cruise beats se propagent, gagnent du terrain et attirent l’attention des médias internationaux comme des créateurs de tendances. En mars 2023, Tobzy sort CRUISE BEAT ALBUM sur l’illustre label Nyege Nyege Tapes. Il s’agit d’un des premiers albums officiels d’un producteur de cruise beats ayant bénéficié d’une sortie internationale. Cette sortie a donné lieu à une tournée européenne avec des concerts en France, aux Pays-Bas, en Pologne, en République tchèque ou en Slovaquie. « C’était génial, les gens dansaient et tout et tout », se rappelle Tobzy le sourire aux lèvres. Aujourd’hui, Tobzy est de retour avec une nouvelle mixtape toujours signée sur Nyege Nyege Tapes, Lagos City Unloaded, avec une face A et une face B d’une durée d’environ 25 minutes chacune. La mixtape est une série ininterrompue de remix d’icônes de l’afrobeat comme Rema et de morceaux de pop emblématiques de Sam Smith, de reprises agressives d’ « A Milli » de Lil Wayne. « Je me sers du vieux style nigérian chapo chapo sur les rythmes », spécifie Tobzy, mais aussi du fuji, une genre qui précède l’afrobeat ». On y retrouve également son ami, confident et collègue Son of Ika Jomakay, qui scande sans retenue le nom de Tobzy toutes les 10 à 15 secondes. « Chaotique dans le meilleur sens du terme », comme le disent si bien les membres de la nébuleuse Nyege.
De temps à autre, Tobzy et ses collègues producteurs comme Oma Ibira et Professional Beat se réunissent pour partager et échanger leurs idées et musiques. Or, se déplacer à travers Lagos relève d’un véritable défi, en raison du prix des tickets de bus pour un jeune musicien en début de carrière. Tobzy produit donc le plus souvent dans sa chambre et n’hésite pas à braquer la caméra sur lui pour faire la démo dansante de son dernier mara ou titre de cruise beats.
Son passeport en poche, il n’attend que la prochaine occasion de pouvoir déployer le cruise beats dans les clubs du monde entier. Sa mission est pure, les rythmes frénétiques, le garçon déterminé : « il y a désormais tout à faire. Le cruise beats n’en est qu’à ses débuts ! ».
Arrêtez tout et jetez-vous sur la mixtape Lagos City Unloaded, sortie sur l’excellente maison Nyege Nyege Tapes.
