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The Pan African Music Magazine
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Dédé Saint‑Prix : « Le créole est ma carte d’identité »

À travers une anthologie en cinq volumes, le label Frémeaux & Associés rend hommage à Dédé Saint-Prix. Reconnaissable à son visage cerclé de lunettes, et surtout à sa flûte en bambou il demeure l’un des plus ardents défenseurs du patrimoine musical de la Martinique.

Chantre du chouval bwa

André dit « Dédé » Saint-Prix  a grandi chez ses grands-parents au François, la troisième ville de la Martinique, au son du « chouval bwa ». Le « chouval bwa » – cheval de bois — désigne un genre musical qui tire son nom des manèges traditionnels martiniquais (appelés chouval bwa), que l’on faisait tourner à la force des bras : « C’était le centre de la fête patronale, avec ses bals, ses échoppes et ses jeux… » décrit Dédé Saint-Prix. « Autour du mât, il y avait des musiciens. J’avais envie de jouer avec eux. Je suis entré comme “pousseur”, parce que comme ça je ne payais pas pour rentrer ! Je devais le faire pendant au moins deux heures avant de les rejoindre. Les rapports entre les petits et les grands n’étaient pas faciles comme maintenant ! »

Cette musique est restée sa madeleine, ou plutôt son beignet de banane de Proust. « C’est comme si ça m’était tombé dessus ! » raconte-t-il « Depuis tout petit, elle m’a littéralement happé. Quand je m’exprime, c’est ce qui ressort le plus souvent. »

Tel Max Cilla, le père de la flûte des Mornes, les montagnes de l’île, Dédé a nourri une fascination hypnotique pour la flûte en bambou : « Elle fait rêver, vivre, voyager. Souvent les gens ont l’impression que quelqu’un est en train de leur parler à travers cet instrument. C’est très proche de l’homme, un peu comme le saxophone. Ça touche au plus profond de nous-mêmes. C’est aussi le prolongement de mon souffle. Quand j’en joue il y a un rapport magnifique, organique, avec le bois et la nature. » 
 


Le grondement « Piblicité »

En 1965, le jeune Dédé polit son art (et sa flûte) avec diverses formations comme les Trouvères et les Juniors du François. Plus tard, à la capitale Fort-de-France, il participe à des aventures fortes : la Selekta Martinique et Malavoi. Au début des années 80, il dirige de son côté Pakatak, puis Avan-Van.

La consécration en solo vient en 1983 avec « Piblicité », « un de mes premiers “grondements” résume-t-il. Ce disque lui a permis d’obtenir le prix parisien des “maracas d’or.” Mais son activité artistique s’avère vite chronophage. En 1991, pris par sa passion, il démissionne de son poste d’instituteur : “En tant que fonctionnaire, je ne pouvais plus m’absenter. Ma musique a carrément pris le dessus sur mon emploi du temps et sur mon esprit. Je ne pensais qu’à ça !”

La suite de la discographie de Dédé a été éditée dans une belle anthologie du label Frémeaux & Associés : huit disques parmi lesquels Lerdou en 1987, Chouval bwa sans frontières en 1995, l’indispensable Fruit de la patience en 2005, Raices y culturas en 2013, ou encore Drikouraman l’an dernier.

On y côtoie la crème de la scène antillaise : Max Telephe, Bago Balthazar, les pianistes Thierry Vaton et Alain-Jean Marie, les rappeurs Weedy Haustant et MC Janik ou encore Jocelyne Béroard.

S’il existait un abécédaire de Dédé Saint-Prix, il commencerait certainement par le E d’« engagement ». Engagement pour cette musique racine ou rasin en créole : « Au départ je l’ai fait pour me faire plaisir, » avoue-t-il. « A posteriori, en faisant l’état des lieux, j’ai réalisé que le chouval bwa risquait de disparaître. Dans les années 70, il y avait plein de groupes. Au bout d’un moment, ça s’est effrité. Il y en a quelques-uns qui continuent. Mais ça reste un travail de longue haleine. Quand je suis arrivé à Paris dans les années 80, j’ai trouvé un terrain vierge. Tout était à construire. Il y avait les radios libres. Mais il n’y avait pas d’internet pour se documenter. » 


Réappropriation culturelle

Un jour, l’un des plus grands écrivains de la « créolité », Patrick Chamoiseau, lui confie écouter ses vieux disques pendant qu’il prend la plume. Son chef-d’œuvre « Texaco » a-t-il été rédigé au son de la flûte en bambou de Dédé ? L’histoire ne le dit pas : « Son encouragement m’a incité à garder le cap. », assure Dédé Saint-Prix. « Ce n’est pas toute la Martinique qui vit comme moi dans un quartier populaire. Je ne suis pas un zotobré (quelqu’un de la haute société NDLR). Certains Martiniquais n’ont pas entendu parler créole enfant ou ignorent des expressions. Ils n’ont pas vraiment connu le terroir profond de cette île. Des étudiants à Toulouse m’ont expliqué que ça leur a fait beaucoup de bien de s’arrimer à ma musique pour ne pas “décrocher” avec le pays. » Dédé Saint-Prix n’est pas seul dans son entreprise mémorielle : « Les radios Lévé Doubout Matinik et APAL (Asé Pléré Annou Lité) ont toujours fait un gros travail en diffusant de la musique traditionnelle. Les associations comme l’AM4 se battent pour sauvegarder ce patrimoine. Avant, il y avait les “groupes folkloriques”. Aujourd’hui, Tanbou bô kannal anime le carnaval en Martinique. C’est la médiatisation qui a fait que beaucoup de gens s’y sont davantage intéressés. » Pour paraphraser, le linguiste Jean Bernabé Dédé, Saint-Prix considère le créole comme un « potomitan », c’est-à-dire le poteau central du temple vaudou : « C’est comme une carte d’identité. La culture, le tambour, le manger local… sont constitutifs de ce que nous sommes. » 
 


Devoir de transmission

Depuis des années Dédé Saint-Prix enseigne les instruments traditionnels tels que le ti-bwa (tronçon de bois ou de bambou frappé par deux baguettes) ou le tambour mahogany (tambour en acajou) : « ça suscite beaucoup d’intérêt. Quand j’écoute les rapports de mes stagiaires, c’est comme si je faisais le plein d’essence. Je me dis : “Ouah, il y a quelque chose !” Mon but serait de créer une ONG en faveur de la tradition. Il y a la fondation Clément en Martinique qui est dédiée à l’art contemporain. Mais il manque l’approche traditionnelle de la musique et de la danse qui est le cœur de mon pays. » Si la « diaspora » antillaise (et pas que) répond largement présente aux masterclass de Dédé, il déplore la faible proportion de formateurs ayant traversé l’Atlantique : « À Marseille il n’y a pas d’école pour apprendre à jouer et danser le bélé. (1) À Nantes ou à Lyon, il y en a. Mais ce n’est pas partout. On trouve un peu plus facilement des cours de gwoka de la Guadeloupe ou des percussions africaines. Je lance un message aux professeurs : “N’ayez pas peur de faire une résidence de quinze jours à Montpellier et revenir ensuite !” Car il y a une grande demande. Ce qui est petit pour nous est énorme à l’extérieur. Plus on est loin de l’île et plus on en est conscients ! »


Cultivateur de racines africaines

C’est d’ailleurs aussi au cours de l’une de ses interventions pédagogiques, en milieu hospitalier à Villejuif, que Dédé Saint-Prix a posé les bases d’une de ses chansons, sortie en 2005 : « Gade mwen ti bren » : « Une jeune de mon cours m’a fredonné cet air que j’ignorais “Zamina mina zangalewa”. Beaucoup de gens l’ont découvert lors de la coupe du monde de football en 2010 avec la reprise de Shakira “Waka waka (This time for Africa)”. Suite à mon adaptation de ce titre, des Togolais, des Ivoiriens ou des Congolais m’ont dit que je leur rappelais leur jeunesse. Comme je ne comprends pas les paroles de la version originale de Zangalewa (du Groupe Golden Sounds, NDLR), en langue fang du Cameroun, je l’ai mise à ma sauce. Je dis dans les paroles que le créole n’est pas un patois, mais une langue qu’on doit respecter. J’évoque un pêcheur sur son bateau la nuit, à la lueur d’un flambeau : “Tu te rapproches, mais tu ne dis pas bonsoir !” C’est une image. Quand on utilise la lumière d’autrui, la moindre des politesses c’est de saluer. Ce sont des attitudes, des manières de vivre, avec une nuance d’autodérision… »

Dédé n’a jamais cessé de revendiquer sa « Négritude », empreinte de l’héritage d’Aimé Césaire : « Quand vous voyez des “négresses” avec des perruques qui n’ont rien à voir avec leurs cheveux ça choque. Il y a des “neg” qui essaient d’éclaircir leur peau. Si un enfant a un nez trop large, certains parents lui mettent des pinces à linge dessus pour soi-disant le “reformer”. Pour avoir un nez fin “à l’européenne”. Je dis qu’il faut accepter qui nous sommes et que nous sommes beaux : “Nég nou bel”.

Il fait aussi le lien musical entre son île, Haïti, la salsa de Célia Cruz, la Réunion et l’Afrique : “Nous avons été éparpillés et entravés avec des chaînes. Mais finalement, aucun océan ne nous sépare. Notre paternité africaine fait que ce sang parfois versé qui est le nôtre est plus fort que l’eau des océans. Malgré tout, on est ensemble quand même. Même s’il y a des cases qui sont restées vides en Afrique parce que des ancêtres ont été déportés en esclavage aux Antilles. Mais on est à nouveau ensemble. Plus rien ne nous sépare !”

C’est d’ailleurs le propos de son duo avec le Camerounais Blick Bassy “Nou semblé”, c’est-à-dire “on est en ensemble”.


Sauce chien

Ce titre figurera sur le prochain (double) album de l’artiste à paraître en janvier “Mi bagay la” qui signifie “Voici la sauce” : “ça veut dire qu’il y a du croustillant à voir, à boire, à manger. C’est comme si vous étiez assis à table et que je posais le plat avec le couvercle. Je n’ai pas encore montré ce qu’il y a dedans, mais je présente la ‘chose.’ Sur le premier CD, il y aura une kyrielle d’invités : Blick Bassy, MC Janik, Caroline Faber, Ballou Kanta, Valérie Ekoumé… Sur l’autre disque on retrouvera du ‘Dédé de A à Z’. Sur un mode engagé, le titre ‘Kongo’, avec le toaster Baron Black, dénonce le scandale sanitaire de l’insecticide chlordécone qui a été utilisé aux Antilles françaises jusqu’en 1993, en provoquant de nombreux cancers : ‘Dans la chanson je nomme plein de poissons de rivière qui n’existent plus. En tant qu’artiste, je me vois comme le prolongement de la pensée populaire. Je dois parler de tout ce que mon peuple vit.’ Pour entendre cette interpellation écologique et politique, ne manquez pas la release party de ‘Mi bagay la’. Ce sera le 15 janvier 2019 au Carreau du Temple à Paris !

Et d’ici là, le 19 décembre, il est également annoncé dans la capitale pour Tambours Croisés, une rencontre explosive de percussionnistes venus des Antilles, d’Afrique et d’Amérique latine.

(1) Le pianiste martiniquais Hervé Celcal, qui a sorti en novembre l’album ‘Colombo’ sur Ting bang, a de son côté initié en 2013 une méthode de bélé ou ‘bel air’ pour piano.

Lire ensuite : Jacob Desvarieux : le pilier de Kassav a le blues et le revendique !
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