Semba angolais, morna cap-verdienne, chanson nordestine brésilienne et fado portugais : à 74 ans, le sage Bonga « Kota » interprète les rythmes et mélodies qu’il a découverts au cours de son exil permanent et transmet un message d’émancipation et de fraternité à travers l’océan Atlantique, contre vents et marées.
Deux mois seulement après avoir célébré ses 74 ans lors d’un brillant concert donné à Lisbonne où il réside actuellement, Bonga surnommé “Kota” (le sage) sort un nouvel album intitulé Recados de Fora (« Messages d’ailleurs »). Preuve que le temps est un allié fidèle, tant la voix, les mélodies et les rythmes de l’artiste angolais se bonifient avec les années, comme un ragoût qu’on réchauffe le lendemain.
Mais le plat peut parfois devenir amer : « il y a du kipico, il y a du kibeba / il y a du kanjika, il y a du kizaka », chante Bonga sur « Recados de Fora », énumérant quelques-uns des plats traditionnels nationaux, avant de reconnaître : « ce que j’ai mangé me suffit ». Il s’agit d’un « message d’ailleurs », une mise en garde que le chanteur adresse au peuple Angolais qui serait mieux avisé de se méfier des magouilles de la classe dominante plutôt que de mettre autant de nourriture sur la table – aussi bonne soit-elle – ou de se critiquer entre voisins : « Ne réprimande pas l’enfant d’un autre / Si le tien est pire / Ne mange pas dans la casserole / Si tu ne sais pas cuisiner ». Bonga serait-il un chanteur marxiste ? Il n’est sans doute pas un idéologue, mais il a toujours été un fervent défenseur de l’idée, héritée de la lutte des classes, selon laquelle les opprimés devraient s’unir pour défendre leurs intérêts communs. « Fils d’Angola, fils d’Angola / Sortez de votre torpeur », chante-t-il sur « Anangola », précisant son message sur « Ngo Kuivu » (« Je vous ai compris ») :
Angolais,
Levez-vous
Et regardez autour de vous
Chantez plutôt votre réalité.
Des gens fuient
Des gens pleurent
D’autres sont en prison
Pour s’être exprimés.
Il fait sans doute ici référence aux 17 jeunes Angolais du Mouvement révolutionnaire pour l’Angola, emprisonnés pour « tentative de rébellion » et « complot contre le président » José Eduardo Dos Santos au pouvoir depuis 1979. Les accusés avaient discuté ensemble du livre « Outils pour détruire un dictateur et éviter de nouvelles dictatures » dont l’auteur prône la non-violence pour un changement de système. En effet, 41 ans après l’obtention de l’indépendance en Angola, il reste de graves problèmes politiques et sociaux. La voix rauque de Bonga risque fort de continuer à dénoncer l’abus de pouvoir d’une dictature qui ne dit pas son nom.
IL S’AGIT D’UN « MESSAGE D’AILLEURS », UNE MISE EN GARDE QUE LE CHANTEUR ADRESSE AU PEUPLE ANGOLAIS QUI SERAIT MIEUX AVISÉ DE SE MÉFIER DES MAGOUILLES DE LA CLASSE DOMINANTE PLUTÔT QUE DE METTRE AUTANT DE NOURRITURE SUR LA TABLE – AUSSI BONNE SOIT-ELLE – OU DE SE CRITIQUER ENTRE VOISINS.
« Je devrais t’informer / Qu’à l’étranger, c’est chacun à sa place. / Alors que les riches aussi viennent ici / Les pauvres, eux, souffriront où qu’ils se trouvent », prévient-il sur « Marikota », un semba dont la musique entraînante contraste terriblement avec la violence réaliste des paroles. La chanson relate le départ vers Lisbonne d’une femme qui a décidé de fuir la misère et la violence dont elle est victime dans le musseque, le bidonville en périphérie des grandes villes angolaises. Non seulement Bonga montre son soutien à ses compatriotes, mais il les met aussi en garde contre les dangers de l’exil à l’étranger, un rêve pour beaucoup d’angolais à l’heure actuelle. Le chanteur lui-même a été obligé d’endurer cette dure épreuve en 1966, lorsque la police secrète portugaise (la PIDE) a réalisé que le champion du 400 mètres qui arborait les couleurs nationales dans les stades du monde entier sous le nom José Adelino Barcelo de Carvalho, était à l’état civil le même individu que Bonga Kuenda, l’activiste angolais qui militait pour l’indépendance de son pays de naissance, et profitait de ses voyages sportifs à l’étranger pour aider à tisser un réseau de révolutionnaires africains. Il a été alors forcé de quitter le Portugal pour les Pays-Bas, mais n’a jamais eu de cesse de soutenir les populations opprimées à l’aide de sa voix touchante et de son jeu virtuose de dizanka, une long morceau de bambou cylindrique que l’on frotte d’une baguette de bois, ancêtre du reco-reco brésilien, et symbole de l’anti-colonialisme en Angola.
Le dikanza, le ungué, la puita, l’accordéon… partout sur ce disque on entend les instruments du semba et de la rebita, sauf sur une reprise à première vue surprenante d’un classique de la musique brésilienne, « Sodade Meu Bem, Sodade », écrite par Zé do Norte à l’âge de 11 ans ! Outre-Atlantique, la chanson d’amour a déjà été citée par Caetano Veloso sur le titre « It’s a Long Way » (« Transa » LP) et par Maria Bethânia (« Olho d’Água » LP), puis reprise par Nana Caymmi (« Renascer » LP). Et 50 ans plus tard, c’est à Lisbonne que la chanson d’amour trouve un nouvel écrin avec l’interprétation de Bonga. « Silence ! on va chanter le fado ! » comme le veut la formule consacrée : les premières notes de guitare portugaise et de viola placent d’abord la composition dans le genre popularisé par Amália Rodrigues. Puis quand la voix rauque du grand ami de Cesária Évora entre, il apparaît évident que le fado et la morna partagent les mêmes racines en terre africaine. Nul besoin ici d’explication de musicologue : cette argumentation musicale de quatre minutes est suffisante.
C’EST D’AILLEURS UNE MUSIQUE MONDIALE QUE DONNE À ENTENDRE BONGA, LUI QUI OFFRE TOUT À LA FOIS UNE SOURCE D’INFORMATION ALTERNATIVE À LA POPULATION DE L’ANGOLA, UN PRISME DE COMPRÉHENSION IDENTITAIRE POUR LES CULTURES AFRICAINES DISSÉMINÉES A TRAVERS LE MONDE ET UN PONT DE RÉCONCILIATION ENTRE L’AFRIQUE ET L’OCCIDENT.
L’esprit de fête ne manque pas sur cet album, bien que les thèmes abordés concernent principalement la société angolaise post-coloniale (« Água Raz » et la vie misérable dans le musseque ; « Espalha » et l’ostentation écrasante des riches pendant les fêtes populaires ; « Outros Tempos » qui évoque avec nostalgie un Angola traditionnel que l’on croyait disparu, mas qui survit encore malgré le storytelling post-colonial et la réalité sociale actuelle ; « Ngo Kuivu », « Recados de Fora », « Anangola » et « Marikota » déjà évoqués). Il y a donc de la place pour le plaisir et l’amour : « Tonokenu », ode au goût des Angolais pour la musique et la danse et « Odji Maguado », reprise d’une morna écrite dans les années 1950 par B.Leza – le plus talentueux et prolifique compositeur du Cap Vert – précédemment interprétée par Cesária Évora en 1990, et par Bonga lui-même, déjà, dans une version dispensable qui figure sur un album de 1994.
Profondément humaniste, l’artiste voyageur a dû rencontrer autant d’âmes passionnées qu’il n’a gravé de chansons sur les 32 albums studio enregistrés en 44 ans de carrière. Parmi ces âmes rares, le regretté Rémy Kolpa Kopoul, infatigable mélomane, journaliste, homme de radio et DJ qui a disparu l’an dernier. « Banza Remy » (« Une pensée pour Rémy ») est d’abord l’hommage de Bonga à un ami, mais aussi à l’un de ses tout premiers soutiens, et promoteur des musiques de la diaspora africaine des Caraïbes, des Antilles, du Brésil… Une évidence artistique pour le Français à l’oreille généreuse, des années avant l’invention de l’expression « musiques du monde », stigmatisante et réductrice.
C’est d’ailleurs une musique mondiale que donne à entendre Bonga, lui qui offre tout à la fois une source d’information alternative à la population de l’Angola, un prisme de compréhension identitaire pour les cultures africaines disséminées à travers le monde et un pont de réconciliation entre l’Afrique et l’Occident. Le tout enveloppé dans une œuvre magnifiquement exécutée qui transmet un message d’émancipation et de fraternité à travers l’océan Atlantique, contre vents et marées.
Bonga – Recados de Fora, sortie le 4 novembre 2016 sur Lusafrica