Sur scène, il est debout, à la fois fier et modeste, à la fois calme et rempli d’une puissante sérénité qui explose à l’âme des spectateurs à travers son tout petit accordéon, la gaita, un des deux éléments essentiels du funaná avec le ferrinho. En privé, il est calme, taiseux mais éminemment observateur et attentif. À 79 ans, le dernier grand maître du funaná encore en activité semble transporter dans son accordéon toute la beauté et l’histoire d’une île pour qui la culture musicale est l’élément fondateur et fédérateur de la communauté.
C’était un samedi soir au B.Leza, le club de référence pour les concerts de musique afro à Lisbonne, que Bitori présentait la seule musique qu’il pratique et défend depuis 60 ans, bravant l’interdiction coloniale, les moqueries des élites intellectuelles et les moues des maisons de disques là-bas comme en Europe. C’est que cette musique et cette danse, trop rurales, trop paysannes, trop simplistes, trop créoles, et trop propices à des rassemblements populaires improvisés dans la rue, où l’on dansait collé-serré en couple, ne plaisait pas au colon portugais, puritain et nationaliste, qui ne s’identifiait qu’à la morna, genre moralement acceptable car soi-disant plus lettré.
Accompagné par le seul chanteur qui ait grâce à ses oreilles, le bien-nommé Chando Graciosa qui joue aussi du ferrinho – cette barre de métal frottée par un simple couteau de cuisine – ; de Danilo Tavares à la basse ; du batteur Toy Paris, frère de l’immense Tito ; et du percussionniste Miroca Paris, de la même famille, membre du groupe de Cesária Évora pendant 12 ans, Bitori prouve non seulement que le funaná n’a rien d’une musique passéiste, bien qu’elle date du début du 20e siècle, et qu’elle n’a rien à envier aux rythmes les plus effrénés de l’afro-house du 21e siècle qu’on entend en Angola ou en Afrique du Sud.
Récemment récompensé par une Victoire de la musique du Cap Vert pour l’ensemble de sa carrière, prix remis par le président de la République en personne, puis invité au Womex 2017, et gratifié l’an dernier d’une belle réédition par Analog Africa de son premier album sorti dans l’anonymat en 1998 (retrouvez ici notre article), Bitori, et sa bande, replace tranquillement le funaná là où il a toujours été : au milieu des gens, dans la convivialité et le partage.
Son « chanteur préféré », Chando, résume bien cette idée ainsi : « le funaná représente les citoyens du Cap-Vert, qui se définissent non par ce qu’ils possèdent mais par ce qu’ils maintiennent en vie : l’espoir. Si la morna parle de l’émigration, la diaspora, la solitude, la saudade/nostalgie et le désespoir, le funaná, lui, célèbre l’espoir. C’est une ode à la vie qui donne de la force à celui qui le chante ou le danse. Le funaná est l’essence même du Cap-Vert. Le funaná est l’île de Santiago. Le funaná, c’est la vie. »
Interview avec le frondeur du funaná le lendemain du concert, à Lisbonne, là où le genre musical cap-verdien rural s’est transformé en musique et danse urbaines appréciées par tous ceux qui savent oublier les préjugés de l’époque coloniale.
Pan African Music : Sur scène vous chantez « Balantin / São Tomé », une chanson qui aborde l’émigration du Cap Vert [une ancienne colonie portugaise] jusque São Tomé e Principe [une île au large du Gabon qui faisait aussi partie des colonies portugaises]. On sait que vous avez quitté votre île natale de Santiago et avez rejoint cet autre archipel pour aller acheter votre premier accordéon (gaita). Cette chanson raconte votre histoire personnelle ?
Bitori : Oui. On ne pouvait pas acheter de gaita au Cap Vert parce que c’était trop cher à l’époque [dans les années 1950]. C’était impossible de rassembler les 750 escudos nécessaires pour l’acheter. En 1954, je suis donc allé à São Tomé e Principe pour m’en procurer un. J’y ai travaillé très dur dans les roças [exploitation du cacao et du café dans la forêt où les travailleurs ne recevaient qu’entre 1/3 et la moitié de leur salaire, le reste étant versé à la fin du contrat, afin d’éviter les désertions. Le peu d’argent qu’ils gagnaient couvrait à peine leurs besoins vitaux.] Puis je suis devenu coiffeur parce qu’on m’a dit que j’avais un bon geste. Je ne gagnais que 50 escudos par mois et j’ai décidé d’économiser et argent. Quand j’ai enfin pu acheter mon accordéon, en 1959, je suis rentré à Santiago au Cap-Vert, où j’ai travaillé dans une carrière de pierre.
LE FUNANA, C’EST LE NOM QU’ON DONNAIT À LA POUSSIÈRE QUI S’ÉLEVAIT DU SOL LORSQUE LES GENS SE RASSEMBLAIENT DANS LA RUE POUR DANSER ET CHANTER CETTE MUSIQUE.
D’où vient le terme funaná ?
C’est le nom qu’on donnait à la poussière qui s’élevait du sol lorsque les gens se rassemblaient dans la rue pour danser et chanter cette musique. C’est aussi le nom qu’on a donné à ces rassemblements. Les gens disaient : « Demain, il y a un funaná à tel endroit à 18h, venez ! »
Jouer du funaná était alors interdit par le colon ?
On n’avait pas le droit de jouer de l’accordéon et du funaná après 20h00, et surtout pas de chanter des paroles qui critiquaient les Portugais. Si on se faisait repérer, la police nous demandait d’arrêter. Et si on n’obéissait pas, ils nous confisquaient l’accordéon et nous enfermaient au poste pour la nuit.
Vous respectiez le règlement et la censure coloniale ?
Oui, je faisais attention. Mais je jouais quand même dans les baptêmes et les mariages, sans pour autant chanter des paroles qui pourraient blesser les Portugais.
Y a-t-il des traces enregistrées de cette époque ?
Non, rien de tout ça n’a jamais été enregistré.
En 1998, vous avez finalement enregistré vos compositions sur un disque, chantées par votre compatriote Chando Graciosa. Comment l’avez-vous rencontré ?
Chando a toujours joué dans les restaurants et les bars du Cap-Vert. Il gagnait une misère, alors qu’il jouait du soir jusqu’au petit matin. Lorsqu’on est venus jouer au Portugal pour la première fois, il a décidé de rester en Europe car il en avait marre d’enchaîner les petits boulots. Il s’est installé aux Pays-Bas.
JE DONNE DES COURS CHEZ MOI, AUX ADULTES ET AUX ENFANTS, ET C’EST GRATUIT POUR LES JEUNES. ILS N’ONT PAS D’ARGENT, ALORS POURQUOI LEUR DEMANDERAIS-JE DE PAYER ?
Maintenant que Bitori se produit en dehors du Cap-Vert, avez-vous déjà envisagé des collaborations avec d’autres artistes que Chando Graciosa, qui chante vos compositions sur album et sur scène ?
Non. Il n’y a que Chando. C’est mon chanteur préféré !
Vous vous intéressez à d’autres artistes actuels du Cap-Vert
Pas vraiment. J’ai enseigné l’accordéon à Iduino, un des membres du groupe Ferro Gaita. Certains sont venus à mon mariage, comme Bino [Bino Branco].
Vous donnez encore des cours d’accordéon au Cap-Vert, à l’âge de 80 ans. S’agit-il de transmettre la culture du Cap-Vert ?
Je donne des cours chez moi, aux adultes et aux enfants, et c’est gratuit pour les jeunes. Ils n’ont pas d’argent, alors pourquoi leur demanderais-je de payer ? Ils ne viendraient que de temps en temps, et n’apprendraient pas correctement. Quand c’est gratuit, ils peuvent venir à chaque leçon.
Vous enseignez l’accordéon à vos enfants aussi ?
Seul l’aîné qui habite ici, Vítor, joue de l’accordéon. Vítorinho n’en joue pas.
Comment avez-vous appris l’accordéon, vous-même?
J’ai appris tout seul. La musique, c’est une activité de tous les jours, et si on ne pratique pas régulièrement, on oublie. Pour écrire des paroles, c’est différent : ça se fait sur-le-champ, en improvisant.
Les paroles du funaná racontent le quotidien de celui qui les composent, n’est-ce pas ?
Oui, exactement. On est quatre personnes dans cette pièce, à Lisbonne, et on pourrait facilement écrire un funaná. [Il improvise des paroles] « L’autre jour, j’étais au Portugal, etc. etc. » Voilà, c’est simple. Et il suffit de rajouter une mélodie.
Et comment vient la composition de la musique ?
B. : À une époque, j’avais un appareil enregistreur. La nuit, je rêvais de mélodies et de musique. Au réveil, j’enregistrais immédiatement, pour ne pas oublier. Mais je n’ai pas d’enregistreur en ce moment, et il y a beaucoup de mélodies qui se perdent…
João Barbosa : [Le photographe officiel de Bitori intervient] Bitori, vous avez besoin d’un dictaphone de poche, c’est ça ?
B. : Oui…
B. : [Il interpelle la manageuse] Miriam, tu as entendu ça ? Il faut lui trouver quelque chose pour enregistrer ses idées !
Miriam Leah Brenner : Regardez dans votre sac, Bitori : le téléphone que je vous ai donné aujourd’hui fait aussi dictaphone ! Je vous montrerai comment l’utiliser.
Donc on peut envisager un nouvel album de Bitori dans les prochains mois ?
Oui ! Chaque matin, je me réveille avec de nouvelles idées !
Merci Bitori ! Est-ce que vous voulez bien nous jouer un funaná dehors sur la place ?
Oui ! Mais où est passée ma gaita ?
Écoutez l’album Legend Of Funaná (The Forbidden Music of The Cape Verde Islands)
Photos : João Barbosa