Plongez dans le monde parallèle du #cruisebeat, parsemé de sons viraux, de « e dey shake! » ( « et ils dansent ! ») et de mp3 en téléchargement libre. C’est ici qu’on trouve les DJs wahala (bad boys) qui nous mènent aux confins de TikTok. Du pur do-it-yourself qui défonce les enceintes. Du punk à tendance optimiste et idéaliste (ça existe, ils viennent de l’inventer) pour satisfaire les besoins charnels. Tenez bon la barre. On navigue en eaux profondes et il faut s’accrocher ferme. Qui est qui ? Quelles sont les nouveautés et d’où ça vient ? Pas facile à dire, tant les informations fusent au rythme effréné des explosifs feeds TikTok. Un indice ? Une couche de mélodie afrobeats, une pincée de percus amapiano, et le sample vocal de ton acteur ou actrice préférée de Nollywood – quand ce n’est pas celui d’un télévangéliste. Autrement dit, pas de bla bla, mais beaucoup de fun. Après tout, le nom de ce son qui se veut simpliste, « cruise », signifie « marrant ». Se marrer. Des barres. Rigoler d’une situation sérieuse, les Good vibes qu’on ressent en checkant son feed avec ses potes. Ou simplement s’amuser… En gros, chacun sa définition, du moment qu’on ne se prend pas au sérieux.
Née dans la banlieue de Lagos, c’est la musique de la prochaine génération nigériane, nourrie aux réseaux sociaux et élue bande-son des fêtes à domicile pour danseurs aux jambes flexibles à la recherche de bpms élevés. C’est l’alternative aux poids-lourds de l’Afrobeats, qui pavanent avec leurs collabs made in USA, leurs clips vidéo à 25 000 $ et leurs concerts complets à l’O2 Arena. « T’es qui, toi ? Tu connais pas Kaywise ? » lance DJ Kaywise lui-même sur le titre « Who the fuck are you? ». Mais à qui s’adresse-t-il ? Aux moins de 30 ans qui représentent 70% de la plus peuplée des nations d’Afrique, prêts à se frayer un chemin en plein chaos politique et économique ? Ou peut-être qu’il interpelle les oreilles d’un auditoire international, souvent le passage obligé pour que les nouveaux talents soient reconnus à domicile ? Quoiqu’il en soit, le cruise invoque le beat, bastonne le beat, l’écrase, le ridiculise et le tue pour accoucher d’une nouvelle musique dance ouest-africaine prête à faire tourner toutes les têtes. « Le cruise beat est sans limite », confirme DJ CORA dans un éclat de rire.
Monte les BPM, DJ, on veut cruiser
La bio Instagram de DJ Yk Mule indique « Fondateur du Cruise Beat : Tu vas danser et te marrer ». Du bref et du concis pour celui qui est derrière certains des tout premiers sons cruise mis en ligne. Quand on lui demande d’où ça vient, Yk raconte qu’ au début, il faisait de la musique exclusivement pour danser, et c’est il y a environ six ans qu’il a explosé sur le net avec son « Dance Instrumental », un titre remixé dans d’innombrables vidéos de footwork sur les réseaux. On y entend déjà l’essence du cruise : la boîte à rythmes, les motifs de synthé répétitifs et les breaks plus farfelus les uns que les autres. « Avant, je ne balançais que des instrus de dance. Pensés pour les danseurs. Des bombes taillées pour les clubs… Comme dans l’EDM ! », explique Yk – bien que son idée de l’EDM soit une interprétation très libre de la réalité du genre, et cet abus de langage est assez commun dans beaucoup de genres africains, EDM comme techno. Mais n’en rajoutons pas… Il poursuit : « Un jour, je me demandais comment je pouvais améliorer mes prods, et j’ai eu l’idée d’ajouter des voix. Des voix marrantes enregistrées sur le moment. Et les gens ont adoré. Ils se sont mis à danser dessus. C’est comme ça que j’ai inventé le cruise. »
Mais il manquait encore un élément crucial, qui viendra tout bonnement des retours que les corps des danseurs vont lui indiquer, comme c’est toujours le cas dans les musiques de danse, à ceci près que pour le cruise, tout s’est déroulé dans l’univers virtuel d’internet. Et cet élément donne du sel à la chose. Du jus. De l’énergie. « Je ne jouais pas les morceaux aussi vite. Ça tournait autour de 125 bpm, mais comme mes fans TikTok voulaient danser dessus, j’ai dû accélérer le tempo pour eux. » Comme disait Jean (l’apôtre, pas le DJ) “Demandez, et vous recevrez, alors votre joie sera complète”. DJ Yk Mule a donc mis les gaz et il n’a pas fallu longtemps avant que le premier cruise se retrouve sur le net : ce sera « Zazu Beat », un track de 2020 avec en featuring l’acteur Portable Zazu (c’est son nom). L’homme, déjà célèbre pour son humour graveleux et outrancier fait désormais sensation dans le monde de la musique grâce à Yk et au cruise. Au fond, il s’est retrouvé au bon endroit au bon moment, car Zazu était fait pour le cruise. Un genre qui, depuis, est devenu une vraie science du beat.
Mémos vocaux, danses TikTok et beats à 150 bpm
« Envoie-moi un mémo vocal. J’y ajoute un beat, j’en fais une danse, je le mets sur TikTok et les gens s’ambiancent dessus », résume simplement Maxivibes, droit au but. Le cruise est un genre qui se développe en ligne, et depuis la percée de Yk, certains producteurs plus malins que les autres puisent dans les tendances virales des réseaux sociaux pour y dénicher les meilleurs samples vocaux, l’ingrédient qui peut faire décoller le moindre titre cruise. Exemple parfait, « Yeye Beat » de DJ CORA : le riff vocal a été piqué dans une scène de la très populaire série yoruba, Saamu Alajo, où on entend l’acteur Odunlade Adekola s’écrier, « are you fucking yeye me dajo? », signifiant à peu près, « tu ne serais pas en train de te foutre de moi ? ». DJ Cora a chipé cette hilarante et acerbe sortie pour « Yeye Beat », assuré de faire un carton. La voix est découpée et déformée, ralentie et balancée au gré de l’instru, faisant du track le candidat idéal pour devenir viral.
L’audio officiel de « Yeye Beat » compte déjà plus de 15 000 vues sur TikTok. « Si une vidéo ou un son est dans le top des tendances, explique DJ Cora sur Whatsapp, tu as intérêt à faire vite ; plus tôt tu sors ton son, mieux c’est pour toi. » Un autre bon exemple est « Warisi Cruise Beat » de DJ Yk Mule, sorti début 2022. Le sample vocal provient d’une vidéo virale où l’on voit un groupe d’amis qui encouragent leur pote Warisi alors qu’il leur montre son tout nouveau pas de danse. Yk, là aussi, a récupéré ce son qui tournait déjà pas mal sur les smartphones du Nigéria parce que c’était fun, donc cruise. « J’ai beaucoup de fans, tu sais. Et quand ils trouvent un truc marrant sur le net, ils me tagguent et me disent, “Alors, tu kiffes ? On aimerait que tu fasses quelque chose avec ça !” », rigole Yk. « Et alors je m’y colle. »
Surfer sur la hype c’est cool, mais c’est plus fun quand ça va vite. « Au début, le cruise n’était pas aussi rapide », explique DJ CORA, évoquant les premières prods de Yk, « et les gens ne kiffaient pas vraiment parce qu’à cette vitesse ils ne pouvaient pas danser dessus. » Si on jette un oeil au bpm moyen de notre playlist cruise, le compteur tourne en effet autour de 135, et pointe à 155 pour les tracks les plus énervées, un chiffre qu’on désigne comme « le registre Tobzy ». De quoi talonner le Singeli et ses excès de vitesse, dans cette compétition de rodéo musical urbain. « Ils ne veulent pas de ce genre de chansons au Nigéria », taquine DJ Tobzy en parlant de l’Afrobeats lent et sirupeux. L’artiste Maxivibes acquiesce, et quand on lui demande ce qui rend le cruise si unique et populaire, il répond : « Sa différence, c’est tout simplement sa vitesse. Le tempo est super rapide. C’est un beat rapide. » Simplement rapide. Très rapide. Vous avez capté ?
Pour s’en convaincre, il suffit de jeter une oreille à « Who ate that Bread (Cool Down) Water », extrait de la mixtape 2022 TIKTOK VIRUS SOUND MIXTAPE que Tobzy a sortie cette année (on notera que le titre de ce track n’est autre que la transcription du sample vocal d’un pasteur congrégationaliste du programme TV Prophecy God Time). Ou bien encore à « Dindo Cruise Beat », dernière tendance virale en date au contenu suggestif produit par Omo Ebira, en tête des classements du blog musical nigérian City Trend TV. Soit 150 bpm de synthés répétitifs, de samples vocaux, le tout rythmé par un log drum. Il vous faut aussi le visuel ? Embarquez pour une séance de cruise mainstream avec Portable, Poco Lee et Olamide et leurs folles danses sur la vidéo de « ZaZoo Zehh » : verre brisé, footwork et sons de machette. Rends-moi fou, ZaZoo !
La cerise sur le gâteau du cruise, c’est bien entendu la danse. Plutôt, « les » danses. « Tout ce qu’ils veulent ici au Nigéria, c’est des chansons pour danser », explique DJ Tobzy, un des derniers innovateurs du genre tout récemment signé par Nyege Nyege. « Prends “E Jon” de Son Of Ika JamoKay : je suis certain que tu ne vas pas résister », poursuit-il. Et si l’on en juge par ce qu’en font les danseurs, force est de reconnaître que meilleur est le cruise, plus fous sont les défis chorégraphiques que se lancent danseurs et crews pour créer leur propre interprétation du beat. Il faut absolument voir la prestation flash du crew Dance Life Machines sur le track « E Jon ». Ou le chemin qu’a parcouru le « Skilo Dance Beat » de DJ CORA : initialement composé pour le danseur de legwork Skilo Richie, une star de TikTok au 5 millions de vues, et une fois sa vidéo arrivée en tête des tendances dans sept pays, un danseur ghanéen a pris le relais. En somme, ce sont les algorithmes et les millenials des réseaux sociaux qui font vivre le cruise. « Le son se propage sur TikTok. À toute vitesse », explique Maxivibes. Certains DJs vont désormais jusqu’à penser en amont la chorégraphie et la stratégie online ou bien, à l’instar de DJ CORA, vont cibler des danseurs triés sur le volet pour une campagne promo plus subtile. D’autres, dont l’ingénieux Maxivibes qui a déjà bossé dans le blogging musical et le marketing en ligne, balancent une trentaine de sons cruise par jour en espérant qu’un d’entre eux devienne viral. D’ailleurs, combien de beats cruise a-t-il déjà produits ? « Impossible de faire le décompte », répond-il. D’ailleurs, après notre conversation, Maxivibes m’a demandé de lui envoyer un mémo vocal. Moins de vingt minutes plus tard, je recevais mon beat cruise personnalisé !
Sous le cruise, la crise
20 octobre 2020, poste de péage de Lekki. L’armée nigériane ouvre le feu sur un groupe de manifestants pacifiques du mouvement EndSARS [pour « End Special Anti-Robbery Squad » : « À bas l’Escadron Spécial Anti-Vol » ; NdT], un triste événement désormais connu comme « le massacre de Lekki ». Au même moment, le chômage des jeunes avoisinait les 20%. Bientôt prendra fin le second mandat du président vieillissant Buhari, 79 ans, et les pronostics quant à sa succession n’augurent rien de rassurant. Les deux-tiers de la métropole Lagos vivent dans des habitations informelles, et Human Rights Watch a dénombré 380 communautés installées dans des bidonvilles.. Ajoutez à cela les coupures d’énergie, l’inflation du prix des denrées alimentaires… Comme le résume laconiquement DJ CORA, « le Nigéria est très violent. »
« Dans ma famille tout le monde doit se battre », raconte DJ Tobzy au téléphone. En tant qu’artiste, c’est un autodidacte qui s’est formé à la débrouille avec des logiciels de DJ pour smartphone. L’ascension de Tobzy Imole Giwa fut un long chemin ardu et 100% DIY. « Avant d’être DJ, j’ai fait plein de boulots comme graphiste, ingénieur informatique et d’autres jobs sur internet. Donc je sais me débrouiller avec tout et n’importe quoi », explique-t-il. Quant à DJ Yk, son histoire est similaire : « je viens d’un milieu vraiment pauvre. Avant, j’étais un gamin sans le sou, et j’essayais juste de m’en sortir », dit-il, d’un calme surprenant. « À cette époque, ce n’était pas facile. J’essayais de rester fort, tu comprends ? Pas de place pour la faiblesse. » Chez Yk, Tobzy, Maxivibes et tous ces capitaines de cruise, la force se cache derrière leur sourire.
« Au Nigéria, on a besoin de sourire, plus que jamais. Il ne faut pas faire attention au gouvernement puisqu’ils ne nous aident pas vraiment », conclut Tobzy. Un sentiment largement partagé par les artistes nigérians. À tel point qu’au cours d’un livestream, le jeune prodige de l’Afrobeats, Rema, a déclaré : « il n’y a rien de doux au Nigéria, hormis la musique », en guise de réponse aux critiques qui affirment que ses chansons ne parlent que de sexe et d’amour. « Est-ce que pouvez citer une chose au Nigéria qui soit meilleure que le sexe ? Alors ? » conclut-il. « La seule chose qu’on a pour être heureux, poursuit CORA, c’est la musique et les sons comme le cruise beat. » Thérapie ou fuite en avant ? On ne se prononcera pas. Car la beauté du fou rire, tout comme la douleur, c’est qu’elle échappe à la volonté. « Si tu te sens triste ou déprimé et que tu entends ma musique, tu ne peux que trouver ça drôle », affirme DJ Yk. « Dès que tu tombes sur une de mes publications, tu te marres. Parce que tu as besoin de te marrer. Et même si tu galères, tu ne dois jamais oublier de te marrer. »
Derrière ce bon gros fou rire collectif, on trouve tout de même un certain degré de sarcasme et de critique du statu quo, ça et là une pique, et dans tous les cas un clin d’œil empathique pour tous ceux qui galèrent. Dans « SMOKE BEAT CRUISE », Tobzy a samplé l’interview d’un fumeur de marijuana nigérian qui se plaint d’avoir été attrapé par la police, puis jette un coup d’oeil autour de lui avant d’allumer un joint. C’est à la fois drôle et attachant. « Ce fumeur n’a rien d’autre à faire de ses journées que fumer, car il n’a pas de boulot, malheureusement », explique Tobzy, lui-même non-fumeur. « Quand tu sais qu’ils n’ont pas de taf, tu comprends facilement que le cruise beat est là pour les soutenir. C’est le bon côté des choses. » Abordant alors la situation sociale au Nigéria, Tobzy nous éclaire sur une nouvelle disposition légale qui punit injustement à 15 ans de détention les propriétaires de logements occupés par des yahoo boys (l’élite des jeunes escrocs en ligne au Nigéria). « C’est chaud ! Ça n’a aucun sens. Genre, quelqu’un essaye de gagner sa vie et… ah ! » se lamente Tobzy, dégoûté. Il faut un bon degré d’alchimie pour arriver à produire des beats cruise malgré l’adversité des conditions, tout en abordant ouvertement le côté obscur de la réalité. CORA est d’ailleurs en pleine expérimentation dans son laboratoire sonore. « Le président du parti APC, Adamu, vient d’apparaître dans une vidéo sur internet. Il y a notamment une phrase qui est devenue virale, mais je n’ose pas la sampler, par peur d’être arrêté », explique CORA, hilare [Adamu, de confession musulmane, a pénétré dans une église évangélique et s’est adressé à la congrégation : « Dieu soit loué ! Alléluia !»]. « Mais je suis certain que si je la colle sur du son, c’est tout bon. Tout le monde kifferait ! » Tout le monde, vraiment ?
Bouge de là, Afrobeats, et laisse passer le cruise
« Il y a ce fossé énorme entre ce qui est présenté comme le son de la jeunesse, et les moyens financiers nécessaires pour le produire », explique Ian McQuaid, fondateur de MOVES Records et auteur de la récente série de compilations Cruise! Comparant ce nouveau genre à l’Afrobeats, son cousin bien plus riche et tape-à-l’œil, il observe que « seule une poignée de gens peuvent se permettre de produire ce son (l’Afrobeats), ce qui crée un vide. Une brèche dans laquelle le cruise s’est empressé de s’engouffrer, avec son énergie punk et rien-à-foutre. » Au tracklist des compilations Cruise!, des noms comme DJ Slimfit, Professional Beatz, DJ Khalipha, DJ Stainless, ou encore Fela 2 représentent l’univers cruise. Une entrée en la matière bienvenue pour un genre qui jusqu’à présent n’existait que sur sur des feeds TikTok et des blogs de mp3 gratuits, ou bien dormait enfoui dans les serveurs des distributeurs de musique en ligne. Un choix plus que logique pour un label qui a toujours défendu « une culture urbaine pure et non filtrée ». Ian dit d’ailleurs de ce nouveau son nigérian : « C’est peut-être une comparaison osée et simpliste, mais j’ai tout de suite pensé aux conditions qui ont permis l’émergence du punk. »
Pas si simpliste qu’il n’y paraît, si l’on repense à ces groupes auto satisfaits des années 1970 suréquipés de synthétiseurs gros comme des camions, dans le contexte d’une industrie musicale en pleine maturité, impénétrable et squattée par quelques grosses machines produisant un son complètement déconnecté de la dure réalité des banlieues touchées par la récession. « Le seul problème qu’on doit affronter avec le cruise vient justement des artistes nigérians, analyse DJ CORA, car s’ils savent très bien que tout ce qui est cruise devient viral à tous les coups, quand leurs autres productions ne fonctionnent pas. » Ça ne vous rappelle rien ? Saboter les dernières tendances, ouvrir de nouveaux canaux de communication et populariser le son. Autrement dit, dans la propre bouche de feu-Sid Vicious, icône punk, « négligez leur autorité de suce-boules, rejetez leur morale bidon, foutez l’anarchie et détruisez vos valeurs, causez le plus de chaos et de destruction mais ne les laissez pas vous prendre vivant. »
Tourner les télévangélistes en ridicule, jouer sur le contenu salace et vulgaire, assumer pleinement la logique opaque et absurde des algorithmes de TikTok, et mitrailler à tout-va du cruise bruyant comme s’il sortait d’une Kalash brûlante : voici les fondamentaux du genre. « Il me faut à peine 30 minutes pour produire un son et je sais qu’il deviendra viral », se vante CORA, bien que le cruise n’ait pas encore connu son moment de gloire du type « Love Nwantiti ». Quoiqu’il en soit, rien d’étonnant à ce que les gros bonnets de l’industrie et l’élite de l’Afrobeats fassent la fine bouche devant ce contre-courant digital. « Bientôt je pense qu’on caracolera en tête des classements », pronostique DJ Yk Mule.
« En réalité, tout le monde préfère le cruise à l’Afrobeats », affirme Tobzy. « D’ailleurs, quand tu joues dans des soirées en appartement, les gens demandent principalement du cruise beat. » Alors que ce son circule déjà énormément sur internet et dans les soirées privées, quelques rares clubs auraient bien pris note. Et pas des moindres : le légendaire New Africa Shrine que Fela Kuti avait fondé, un lieu qui a toujours promu les musiques populaires et la notion d’accessibilité, aurait programmé, dit-on, des DJs de cruise en fin de soirée. Sauf que le propre manager du club dément telle rumeur, confessant même ne pas connaître ce nouveau genre musical. Peu de temps après, Tobzy nous sollicite pour savoir s’il peut jouer à la Felabration qui se tenait au Shrine quelques jours plus tard… Le DJ aurait donc essayé de nous la faire à l’envers. En somme, le succès du genre est proprement exponentiel, mais les faiseurs de carrière manipulent souvent les talents locaux. « Si je fais un concert en Angleterre, je deviendrai automatiquement reconnu ici dans mon propre pays, simplement parce que c’était en Angleterre », révèle DJ CORA, sur un ton exaspéré. « À partir du moment où tu as des likes internationaux, les gens commencent à te respecter. » Un effet à double-tranchant pour ces subcultures qui ont besoin de temps pour infuser et se développer avant d’être tristement exploitées par des forces avides au niveau global (je pense fort à toi, Kumerica). Comme CORA le dit, « On en est encore à l’échelle individuelle. chacun fait son truc dans son coin. » Ce qui ne réduit en rien les attentes du public. « Ils m’attendent au tournant, dit DJ Yk à propos de sa fidèle fanbase, genre : “Allez DJ Yk, sors un autre son ! On veut danser !” »
Cruise transcendantal
« Le cruise beat est très spirituel », m’assure CORA, soudain très sérieux. « Si tu commences à jouer du cruise beats à une fête, les gens ne te laisseront pas quitter les platines ! » Dans un monde saturé de soupe pop qui finit par n’être qu’une musique d’ascenseur, le cruise demande toute l’attention de notre cerveau ramolli par le bruit ambiant. Impossible à ignorer, irrésistiblement participatif, partisan du « plus c’est fort, mieux c’est et plus c’est rapide, plus on s’éclate », fier de se montrer… Arrêtez de penser, et dansez ! Et riez ! « Je joue des sons normaux avant de balancer du cruise beat », conclut CORA, insistant sur le terme « normaux ». Il faut dire que la meilleure musique est toujours celle que l’on n’attendait pas, peut-être même celle dont on ne voulait pas, et qui échappe irrémédiablement à tout contrôle. C’est alors qu’on saisit mieux la force de cet étonnant mariage entre les sons hardcore et les fous rires. On ne choisit pas ce qui nous fait rire. Et on ne se rend compte qu’on tape du pied qu’une fois qu’on entend nos chaussures frapper le sol. « Nous croyons en l’existence de Dieu », dit Tobzy. « Je prie pour mon chemin, que je parvienne à avancer ou non », dit-il de sa carrière dans le cruise, espérant sincèrement qu’il parviendra à offrir toujours plus de sons à ses fans. « Toujours plus de force, et jamais de faiblesse », affiche quant à lui DJ Yk Mule. Et Maxivibes nous confie qu’« [il le fait] pour [sa] communauté ». Ces esprits connectés qui samplent et se moquent gentiment des prédicateurs ont donc fondé leur propre église ! A votre tour : suivez les derniers cruises, tapez dans vos mains et marrez-vous. La vie est trop dure, trop courte et trop absurde pour ne pas la passer à cruiser.
Reprenez une bonne dose de cruise sur la playlist « cruise beat » de PAM.