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VII
Héros de l’international Underground
La deuxième invitation faite à Fela de jouer en Europe provient du quotidien communiste italien L’Unita en 1980. Ce déplacement est aussi l’occasion d’une des fameuses embrouilles qui ont contribué à faire de l’artiste nigérian un héros dans tous les réseaux underground occidentaux. Ce qui rend Fela si séduisant, c’est que la police italienne a trouvé dans les bagages de sa troupe arrivant de Lagos une valise contenant 35 kg de marijuana.
Fela découvre les geôles milanaises, mais pour deux jours seulement. On découvre en effet que le bagage incriminé appartient à une Américaine qui fréquente l’entourage de Fela… Le Black President en profite pour dénoncer une manipulation de la CIA qui cherche à le mettre hors circuit. Un argument assez récurrent dans la communauté de Kalakuta, qui semble souvent relever de la paranoïa du fumeur de joint, immergé dans le combat antiraciste au point de ne pas toujours en contrôler les malheureux dérapages manichéens…
French connexion
C’est un jeune Français blanc, fan de jazz, qui vient trouver Fela en Italie afin de lui proposer une tournée en Europe. Martin Meissonnier raconte : « J’étais le manager de Don Cherry, je m’occupais de l’Art Ensemble of Chicago, de John Lee Hooker, etc. J’ai entendu à la radio que Fela et son groupe avaient été arrêtés en Italie, puis libérés. J’ai décidé de prendre un avion et d’aller le voir. Je suis arrivé à Naples, dans un hôtel pourri. J’ai proposé à Fela d’organiser une tournée européenne de quatre concerts pour 30 000 $. Nous sommes tombés d’accord et il m’a invité à le rejoindre à Lagos. » Cette première tournée est programmée pour le mois de mars 1981 et passe notamment par Paris et Bruxelles.
Quand il débarque au Nigeria, Martin Meissonnier est accueilli par Jacqueline Grandchamp-Thiam, qui travaille à l’ambassade de France de Lagos depuis 1978. Grande admiratrice de Fela, qui la tient en haute estime, elle est devenue l’une de ses rares confidentes. Elle a entrepris un travail de fond sur l’homme, ses idées, sa musique. Au Shrine, où elle est souvent la seule blanche, elle est respectée par tous. Parmi les étrangers qui ont côtoyé Fela, elle est sans doute l’une des personnes qui connaît le mieux toutes les facettes de l’artiste, son œuvre, son combat politique, sa relation à la mystique africaine.
D’autres Français s’intéressent à Fela et le filment. En 1980, Stéphane Mépiel et Pascal Humbert tournent Authority Stealing avec des moyens limités. Ce premier film jamais sorti pave le chemin pour le plus ambitieux Music Is The Weapon (Musique au poing), tourné à la fin de l’année 1981 par Jean-Jacques Flori et produit par Stéphane Tchal-Gadjieff. Ces images exclusives d’une période clé de la vie de Fela ont été largement réutilisées dans les films consacrés à l’artiste.
Pour accompagner la tournée européenne, Martin Meissonnier négocie un contrat de disque avec Arista. L’album I.T.T. (International Thief Thief) est constitué d’enregistrements déjà réalisés, Sorrow Tears and Blood et Colonial Mentality, complétés par le morceau titre. « L’enregistrement de I.T.T. a eu lieu dans le studio qu’avait monté Ginger Baker à Lagos », raconte Meissonnier. « C’était une console 16 pistes, mais seulement 11 tranches fonctionnaient. Quand il voulait enregistrer sur l’une des cinq autres pistes, l’ingénieur dévissait la tranche, soufflait dessus et la déplaçait… Malgré ces défaillances techniques, ils produisaient un son complètement incroyable. »
Le goro
Le premier concert de Fela en France est de ces événements telluriques qui marquent à jamais la mémoire de ceux qui les ont vécus. Les milliers de spectateurs qui se pressent au concert de Fela vont découvrir un autre monde musical : celui où la magie ancestrale africaine fait battre le cœur des temps contemporains. Au-dessus de la foule compacte flotte la fumée parfumée des pétards, qui prend la forme d’une onde en mouvement avec l’impact des percussions et de la basse. Une vibration lourde s’élève de la terre. L’apparition des queens, les reines de Fela, est un moment indescriptible du spectacle. La foule entière se met en mouvement, fascinée par les contorsions suggestives de ces fabuleuses créatures, parées de tous les attributs renforçant leur beauté.
Ce concert a quelque chose d’irréel. Il en émane une force sourde qui ne peut se comparer ni à la violence sonore du hard rock de l’époque (AC/DC, Van Halen, Ted Nuggent…), ni à la dynamique hallucination collective des concerts de reggae (Marley, Burning Spear, Peter Tosh…). La pulsation de l’Afrobeat a cela de différent qu’elle ne convoque pas une déité unique – la Sorcière Électrique du métal ou le Jah du reggae – mais une myriade d’esprits, sensibles chacun à l’un des éléments de la polyrythmie fabuleuse qui propulse l’ensemble. Cependant, pour produire cette énergie, les humains ont besoin de « carburant »… Angus Young d’AC/DC inhale de l’oxygène pur pendant ses concerts ; les reggaemen tirent sur le chalice. Fela et sa troupe viennent juste d’inventer le goro.
Afin de ne pas avoir à revivre la fâcheuse expérience de la prison italienne, l’équipe de Fela a trouvé une recette, probablement soufflée par un des homme-médecine qui fréquentent le Shrine. « Il s’agit d’une sorte de confiture faite à partir d’herbe, d’épices, de miel et d’huiles », explique Femi. L’effet d’une seule petite cuillère de goro est particulièrement détonnant et peut se prolonger jusqu’à trois jours. Or Fela n’hésite pas à en ingurgiter trois certains jours. Ainsi l’arrivée du goro à Kalakuta vient en prémices au grand élan de mysticisme qui va bientôt s’emparer de Fela.
La tournée catastrophe
La tournée d’été vire à la catastrophe. « Le tourneur avec lequel je travaillais avait signé au moins dix dates », explique Meissonnier. « Mais une semaine avant le premier concert, il décide de tout annuler : son banquier lui avait retiré sa caution. Fela était quand même décidé à venir en faisant l’avance des billets d’avion pour ses 70 personnes… J’étais très mal !… Nous avons donc eu l’idée de filmer un concert à Paris, chez Cap’tain Vidéo. L’éditeur, Philippe Constantin, a mis la main à la poche pour me sortir de l’ornière. » Ce concert du 30 juin 1981 dans ce club des Champs-Élysées est un véritable miracle ! Le lieu, de la dimension du Shrine, offre une scène spacieuse. Un public d’aficionados est venu grâce au bouche à oreille. Fela, détendu, resplendissant, offre une prestation généreuse, usant de tous les ressorts de son charme fou. La musique est bonne, l’ambiance délicieuse !
Profitant de la présence à Paris du groupe désœuvré, Martin Meissonnier enregistre au studio Aquarium trois morceaux, Original Sufferhead, Power Show et Perambulator pour un deuxième album Arista. 70 personnes débarquent en studio pour trois jours d’enregistrement non stop. Toutefois, les relations entre Fela et Martin se délitent pendant l’enregistrement. Le fiasco financier de la tournée avortée alourdit l’atmosphère. Martin s’apprête à jeter l’éponge, se rapprochant de Tony Allen et surtout de King Sunny Adé, voisin de Fela à Lagos, avec lequel il va produire deux merveilles de l’histoire de la musique africaine, Juju Music et Synchro System.
Black magic
De retour au Nigeria à l’été 1981, Fela reprend son activité au Shrine. Grâce à la sollicitude d’un ami architecte, il a pu faire bâtir un lieu de concert privé dans le quartier d’Ikeja. Progressivement le public reprend le chemin du club, bravant les tracasseries des forces de l’ordre. Avec son nouveau groupe, Egypt’ 80, Fela joue le mardi, le vendredi et le samedi. Certains dimanches sont réservés à la danse et pour son « Comprehensive Show », certains samedis, Fela officie en Chief Priest (grand prêtre), le visage marqué de blanc, devant l’autel consacré à sa mère, à Nkrumah et aux divinités africaines.
Après la tournée française, un autre personnage, déjà très influent dans la communauté, prend une place prépondérante jusque dans les spectacles de Fela : le Professor Hindu. Ghanéen, gourou et magicien, il défend les thèses africanistes. Ses connaissances en matière de mystique et de magie africaines en imposent à Fela, qui lui porte une confiance quasi aveugle. Jusqu’à consacrer la partie centrale de son spectacle à ses démonstrations.
L’ingénieur du son de Fela à l’époque, la Française Catherine Lesèvre, témoigne : « Lors de la première séance que j’ai vue, Hindu entrait en scène, appelait l’un des boys de Fela, son homme à tout faire, le mettait en état d’hypnose et l’enfermait dans un cercueil. Un trou avait été creusé dans le Shrine et le cercueil y était descendu. Une trappe était refermée, par-dessus laquelle on posait une statue et une personne était postée en veille jusqu’au prochain concert, qui avait lieu deux jours plus tard. »
« Au milieu du concert suivant, arrivait le moment de la démonstration du Professor Hindu. Retiré de son trou, le cercueil était ouvert. On en sortait la personne hypnotisée et Hindu la réveillait. Par la suite, ce sont toujours des volontaires qui se sont prêtés à ce jeu macabre… Je l’ai vu aussi arracher l’œil d’une personne et le remettre en place. Jusqu’où allait l’hypnose ? Est-ce que toute la salle était hypnotisée ? Toujours est-il qu’il montrait l’œil : moi-même je l’ai vu !… »
Le courage
S’il ne présente pas ce genre de scène, le film Music is the Weapon est témoin de la violence du harcèlement des autorités à l’encontre du chanteur qui continue de dénoncer leurs exactions. Le 11 décembre, cinq camions de police attaquent la maison de Fela pour un saccage en règle. Coups de matraques et gaz lacrymogènes pleuvent. Accusé de vol à main armé, Fela renvoie l’accusation aux gouvernants du pays. « Il est évident que cette affaire a été orchestrée en fonction des élections présidentielles de 1983 », dénonce-t-il. « Ils ont voulu salir mon nom, me détruire, ils veulent me tuer. On sait maintenant qui sera président en 1983. Le Nigeria n’est pas un État policier, c’est un État nazi ! » Sur la scène du Shrine, Fela renchérit : « On ne peut pas dire que le Nigeria est capitaliste. On ne peut même pas dire que c’est l’Apartheid. Je pense que ces gens d’Ikoyi (quartier chic de Lagos, ndlr) ont été formés chez Hitler ! »
Comment ne pas être fasciné par le courage de cet homme qui est la cible des pires actions répressives depuis sept ans et dont chaque nouvelle atteinte à son intégrité physique renforce la détermination de lutter ? Car Fela n’exagère pas quand il assure que ce jour-là, on a voulu le tuer. « Ils m’ont frappé à la tête avec la crosse de leurs fusils à un point tel que j’ai commencé par ne plus ressentir la douleur, dit-il. J’ai senti mes jambes vaciller. Je ne me suis pas senti tomber, mais je me suis vu m’affaisser lentement et je me suis trouvé en train de m’élever dans l’espace. Je flottais hors de mon corps, mais je sentais ce corps. Et je me suis dit : « Waou ! Je suis mort ! »… C’était une agréable sensation. »
« J’étais en train d’apprécier cette expérience nouvelle, quand j’ai senti quelque chose cingler mon corps. Les policiers m’avaient jeté dans l’égout devant la maison. Ma tête avait plongé dans l’eau boueuse. Je me suis assis et mon premier geste a été de palper ma tête… Le 23 novembre 1974, quand ils m’avaient frappé à la tête avec leurs bâtons, on m’avait fait 11 points de suture. Alors là, je me demandais combien il allait falloir me faire de points de suture. Mais par miracle, ma tête n’avait pas une plaie. Je me suis dit que j’avais été protégé par une force. »
Cet événement sera à l’origine de la chanson Look and Laugh (Regarde et rigole). Et en novembre 1989, lorsque Fela me confiait ces mots, il affirmait aussi : « Je ne crois pas à l’aspect négatif de la mort. Pour moi, elle est positive. Quiconque voudrait me tuer et y parviendrait me ferait probablement beaucoup de bien. »
VIII
Egypt 80 : le monde entend des voix
En 1982, Fela cherche un nouveau management pour développer sa carrière en Europe. Francis Kertekian, autre Français, connaît bien Lagos pour y avoir travaillé en 1975. Il y a découvert la musique de Fela et est devenu fou d’afrobeat. Ses amis Pascal Imbert et les frères Mépiel n’ont pas de mal à le convaincre de tenter sa chance. Ils l’accompagnent chez Fela.
« Je n’y connais rien ! Mais je me sens pris d’une sorte de mission. Et je crois que c’est ça qui m’a rapproché de Fela, » raconte Francis. « On entre dans une grande pièce, avec des femmes allongées de tous les côtés et des enfants partout. Il est environ 1 h du matin. Au milieu de la pièce, le porte-sax et le saxo de Fela brillent à côté de son vieux fauteuil défoncé, son trône vide. On nous fait asseoir. On attend une bonne heure. Pascal s’en va, ainsi que les Mépiel. Fela arrive, me dit bonjour et s’assied. J’attends. Dès que je veux parler, il prend son sax et fait ses gammes. Puis il le repose, me regarde… »
« Le manège avec le sax se répète quatre ou cinq fois. Et au bout d’un moment, Fela me demande ce que je veux. Je lui réponds que j’ai envie de monter une tournée. « OK ! Reviens demain avec un contrat », répond Fela. Je m’en vais. Chez Jacqueline Grandchamp, qui nous prête sa machine à écrire, Pascal Imbert et moi tapons un contrat, n’y connaissant rien. Le lendemain, je reviens avec le contrat.
Fela demande combien il y a de pages. Je réponds trois. Il dit : « Non. Je veux une page ! » On revient le lendemain. Je lui tends le contrat en lui disant : « Voilà, Fela, il y a une page. Mais il faut que je te dise que c’est ce qu’il y avait sur trois pages, écrit en plus petit. » – « Motherfucker ! » gronde Fela, qui passe le contrat à ID, chargé de l’administration du groupe après avoir été le porte-parole du MOP. »
Ainsi débute la grande aventure de Fela sur les scènes occidentales. À partir de sa petite structure de production parisienne, Yaba Music, Francis pilote bientôt le management et la production des tournées internationales. Il finalise un contrat d’édition avec Philippe Constantin, qui va signer Fela sur le label Barclay, dont il prendra la direction en 1986. Avec le temps, Francis Kertekian deviendra l’éditeur de Fela et se fera un point d’honneur de rassembler un maximum de ses œuvres audio et vidéo.
On the road… again
La première tournée organisée par Francis Kertekian, épaulé par Martin Mépiel à la régie, Pascal Imbert et René Lenoble au management, démarre en novembre 1983. Elle parcours les Pays-Bas — où un album live est enregistré à Amsterdam pour EMI — le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Italie, la Suisse, la Scandinavie et la France. « Nous n’étions pas encore très professionnels à l’époque », raconte René Lenoble. « On ne savait pas planifier les tournées. Ça marchait tellement bien qu’on ajoutait des dates à la tournée en cours. Ça durait environ un mois, mais ça nous paraissait beaucoup plus long tant c’était harassant et plein d’embrouilles. »
Dans les hôtels où elle passe, la troupe qui compte 47 personnes, enfants compris, laisse derrière elle des chambres dévastées. Les rideaux servent de serviettes aux danseuses pour se démaquiller. Les femmes, qui ont faim, improvisent un « breakfast » sur la moquette, utilisant le fer à repasser pour faire frire des œufs. Le contenu des réfrigérateurs est systématiquement pillé, sans être payé. Débuts d’incendies, inondations, chaque jour offre son nouveau lot de soucis au tour manager…
Sur scène, le spectacle est présenté en deux parties séparées par la prestation du Professor Hindu, qui dure 45 minutes. Fela entend faire ainsi comprendre aux spectateurs européens ce qu’est la véritable magie africaine. Mais au Brixton Academy, il ne convainc pas tout le monde. Témoin, l’article de l’envoyé spécial de Libération, Philippe Conrath, qu’il titre « Fela Anikulapo fêlé ? » : « Entracte. Débarque le Professor Hindu. On frise alors le pathétique. Monsieur, short et torse nu, exécute quelques tours de « magie » sur un quidam choisi au hasard. (…) On ne voit rien. On ne comprend rien. De la poudre aux yeux. (…) Il se coupe la langue ! Quelques « ho ! » dans la foule, vite étouffés. Ennui. (…) Fela réussira-t-il à convaincre les foules de la puissance spirituelle de l’Afrique, de la force de la magie ? On a plutôt l’impression qu’il s’est fait prendre la tête par un charlatan. »
Cette impression désagréable, le journaliste n’est pas le seul à la ressentir. ID, fidèle parmi les fidèles de Fela, qui fut son disciple, son homme de confiance, porte-parole des YAP et du MOP, responsable de communication et d’administration du groupe, lui non plus ne croit pas en toutes ces histoires de magie. Il a beau mettre en garde Fela contre l’emprise de Hindu, ces croyances pénètrent jusqu’aux principes de la communauté, et en polluent le fonctionnement.
Kalakuta est devenu « le royaume du soupçon, de la paranoïa et de toutes les rumeurs », écrit ID. Chacun s’accuse mutuellement de sorcellerie au moindre différend. Fela s’enferme dans le mutisme et la paranoïa, jusqu’à voir dans Remi, sa première femme, qui lui est restée très attachée, un agent de la CIA. Pour ID, que Fela surnomme à présent « Mister Psychology », l’air est devenu tellement irrespirable auprès de lui, qu’il décide de partir en avril 1983.
Les temps de dictature
Quand Shehu Shagari est réélu à la présidence du Nigeria en août 1983, Fela qualifie l’événement de “mascarade”. Mais au cœur des festivités du nouvel an 1984, le coup d’état militaire du général Buhari n’a rien d’une rigolade. « Sur la plage, les militaires fusillaient à tout va, » témoigne Martin Meissonnier. « Buhari a mis en place un régime d’une violence extrême. Des peines de mort étaient prononcées pour des délits de marché noir ou de trafic de fausse monnaie… Les militaires étaient impitoyables envers toutes les personnes qui détenaient de l’argent non déclaré et les exécutions sommaires se succédaient. »
La junte édicte la politique de War Against Indiscipline (WAI), s’arrogeant le droit de détenir en prison tout suspect indéfiniment, et sans procès. Mais Buhari sera lui-même victime de sa croisade anti-corruption, quand le général Babangida, impliqué dans un vaste scandale de détournement d’argent public, prend le pouvoir le 27 août 1985. La dictature va durer jusqu’en juin 1998 sous la poigne des généraux Babangida et Abacha. Finies les fêtes et la musique aux coins des rues, Lagos passe sous le régime du couvre feu. Les clubs ferment les uns après les autres, à l’exception du Shrine de Fela, même s’il subit très durement la politique de la nouvelle junte militaire.
Stoppé en plein envol
Dans les huit premiers mois de l’année 1984, la carrière internationale d’Egypt 80 se développe avec bonheur. Une nouvelle tournée européenne parcourt les festivals d’été, précédée par la sortie du double album Live in Amsterdam. Rikki Stein, manager anglophone basé à Londres, s’associe à l’équipe de Yaba pour travailler au développement de Fela, notamment aux États-Unis, où une tournée de dix dates est programmée pour l’automne.
Cette tournée, Egypt 80 la fera… sans Fela ! Le 4 septembre 1984 à l’aéroport de Lagos, alors que les 42 personnes, membres de son groupe et de son entourage, sont déjà installées dans l’avion pour New York, Fela est arrêté. En flagrant délit d’exportation de devises, les douaniers découvrent dans son manteau la somme de 1600 livres sterling, une petite fortune pour l’époque. Il semblerait — ce que l’on apprendra des années plus tard — que cet argent était celui du Professor Hindu, qui aurait prétendu le rendre “invisible”… Le 8 novembre, le “Tribunal des échanges de devises (anti-sabotage)” est implacable : Fela est condamné à cinq ans d’emprisonnement. Une sentence qui brise la dynamique de développement à l’international.
En décembre 1983, Fela avait enregistré au studio Davout de Paris la matière pour plusieurs albums. Pendant sa tournée américaine, il devait mixer le premier à New York avec Bill Laswell, bassiste et producteur d’avant-garde. Mais c’est Femi, âgé de 22 ans, qui fait de son mieux pour remplacer son père lors de ce premier US Tour d’Egypt 80… Une responsabilité qui a pour conséquence de tendre ses relations avec les membres de l’orchestre, dont certains ont contribué à sa formation musicale. De retour à Lagos, Femi continuera d’assumer son rôle au Shrine, mais avec des difficultés accrues. Et il prendra rapidement son autonomie dès la libération de son père, montant son propre groupe, Positive Force, avec des musiciens de son âge.
Jericho
L’émoi provoqué au Nigeria par l’annonce de la détention prolongée de Fela se répercute en France, où il dispose d’un management efficace et d’un nombre conséquent de fans. Un mouvement de solidarité en faveur de sa libération s’organise à Paris autour de Jéricho, orchestre dont le but est de “faire tomber les murs qui enferment Fela”. Cette formation est constituée de treize artistes africains qui ont alors le vent en poupe : Mory Kanté (chanteur et joueur de kora guinéen), Ray Lema (chanteur et pianiste zaïrois), Willy Nfor (bassiste et chanteur camerounais du groupe Ghetto Blaster, qui inclut d’anciens musiciens de Fela), Prosper Niang (batteur et leader du groupe sénégalais Xalam, remplacé, après avoir déclaré forfait, par Boffi du groupe congolais M’Bamina) accompagnés de certains de leurs musiciens respectifs. La première prestation de la caravane Jericho a lieu lors du gigantesque concert gratuit organisé sur la place de la Concorde par SOS Racisme le 15 juin 1985.
Pendant ce temps, Fela croupit dans la prison de Kirikiri aux abords de Lagos. À son arrivée, les prisonniers l’acclament et on l’y traite bien, gardiens compris. Mais l’ambiance change le 25 avril 1985, quand il est transféré à la prison de Maiduguri, dans le Nord du pays, où ses chansons critiquant l’Islam sont fort mal perçues. Quatre ans plus tard, lorsqu’il évoque son séjour sous les verrous, Fela fait preuve d’un étonnant détachement : « Je crois sincèrement que mon passage en prison a fait partie de la vie à laquelle j’étais destiné. Cette épreuve m’a rendu beaucoup plus fort, a approfondi ma connaissance et musclé mon esprit (…) J’étais très calme en prison. J’y ai beaucoup médité (…) La prison m’a servi à aller au plus profond de moi-même pour trouver la spiritualité. »
Le calvaire de l’artiste s’achève le 24 avril 1986. Les démarches de son frère Beko et de ses avocats ne sont pas restées vaines. Durant ses 20 mois de détention, des voix nombreuses ont réclamé sa libération, à l’intérieur comme en dehors du Nigeria. Amnesty International s’est saisi du dossier dès 1984, a adopté le chanteur saxophoniste comme “prisoner of conscience” (prisonnier d’opinion) et lançé une campagne mondiale de mobilisation.
Fela conquiert le monde
Invité en France dès sa sortie de prison, Fela donne une conférence de presse puis participe à une soirée organisée en son honneur au Phil’One, où se produisent Mory Kante, Ghetto Blaster et Idrissa Diop. Le label Barclay en profite pour présenter son nouvel album, Teacher don’t teach me nonsense, double 33 tours issu des sessions d’enregistrement de la fin 1983. Chaque disque contient une chanson, version instrumentale sur une face, vocale sur l’autre. La chanson du second disque, Look and Laugh est le constat lucide d’un Fela désabusé, contemplant la vanité de son propre combat.
Parallèlement, la maison de disques réédite des joyaux d’Africa 70 avec leurs pochettes originales : Zombie, No Agreement, bientôt suivi par Shuffering and Shmiling. À Paris, Fela reçoit les honneurs de Madame Mitterrand, la femme du président dont la fondation a œuvré discrètement pour le faire libérer, et du ministre de la Culture Jack Lang, dont les “lois de 1985” vont profondément transformer le domaine des musiques actuelles en le dynamisant. De retour sur la scène de Lagos au mois de mai 1985, Fela n’a rien perdu de sa virulente verve contestataire contre les gouvernants du Nigeria, qu’il traite “d’animaux apatrides” (Beasts of no nation).
En juin 1985, Egypt 80 accompagne Fela pour sa première tournée américaine de dix concerts, sous la houlette de Rikki Stein, devenu manager en titre de Fela et qui restera l’un de ses proches amis. Le 15 juin, il est le seul artiste représentant l’Afrique sur l’immense scène du Giants Stadium dans le New Jersey pour le dernier des six concerts de la tournée Conspiracy of Hope (Conspiration de l’espoir) organisée par Amnesty International. Le show, qui se déroule à guichet fermé sans interruption de midi à onze heures du soir, est retransmis par MTV. Cet événement exceptionnel rassemble une pléiade de stars en plus de The Police, U2 et des contributions de Bryan Adams, Peter Gabriel, Lou Reed, Joan Baez et The Neville Brothers, qui constituaient l’affiche des cinq premiers concerts. Fela (aux percus dans l’extrait vidéo ci-dessous) intervient comme invité des frères Neville en même temps que Carlos Santana.
IX
De l’homme à la légende
Les anecdotes croustillantes, qui émaillent les tournées d’Egypt 80, dans les bus et hôtels pourraient remplir un copieux volume. René Lenoble, infatigable tour manager du grand capharnaüm “kalakutien” durant l’essentiel de ses tournées internationales les enchaîne avec une généreuse faconde : « J’avais dealé toute une tournée avec un intermédiaire d’hôtel. Si bien que d’un hôtel à l’autre, les gens étaient prévenus. Quand j’arrivais dans l’hôtel suivant, il me fallait restituer ou rembourser tout ce qui avait été volé dans le précédent. L’inventaire y avait été fait et on me présentait la facture détaillée. »
« Mais pour récupérer les objets, c’était des palabres qui pouvaient durer la journée entière… Après chaque concert, il ne restait plus rien dans les loges et les coulisses ! Les femmes ramassaient les cannettes, bouteilles de bière et tout ce qui pouvait se consommer afin de les revendre à Lagos. Les soutes des bus étaient pleines de ce qui avait été soustrait aux chambres d’hôtels : téléviseur, contenu de mini bar et autres denrées. »
« Je me souviens d’une fin de tournée en Italie, où j’ai dû me débrouiller pour faire prendre en charge un excédant de bagage de 2 tonnes, dont personne ne voulait. J’ai finalement été contraint de donner aux femmes l’équivalent de ce qu’elles auraient tiré de leur butin à Lagos pour qu’elles me lâchent. Ça me revenait encore moins cher que ce que j’aurais eu à payer pour le faire embarquer dans l’avion. Et j’ai revendu le stock aux douaniers italiens pour ne pas me retrouver avec ça sur les bras. Tout ça avec un avion en partance, la troupe de 50 personnes en panique, les bagages déjà enregistrés et les gens dans la queue qui râlent contre tous ces “boubous”… Mais nous, tellement habitués, que rien ne nous perturbait. »
La nouvelle Kalakuta
De retour à Lagos après la tournée fleuve de 1986, Fela s’installe dans la maison de deux étages qu’il a fait construire au 11 Gbemisola street, dans le quartier d’Ikeja. Elle dispose d’un toit-terrasse, de petits balcons et de la climatisation. Les chambres sont assez petites, mais suffisamment nombreuses (une quinzaine) pour héberger la tribu de Kalakuta. La sienne, qui diffère peu des autres, est peinte en orange, couleur préférée de Fela. Le clou de sa garde-robe est contenu dans un meuble vitré présentant une bonne centaine de paires de chaussures, installé sur le palier du premier étage.
Dans la cage d’escalier vaste et claire qui dessert les chambres, du linge sèche sur des fils. D’un étage à l’autre, on s’interpelle, on discute, pendant que les enfants se poursuivent en criant. Le grand salon au rez-de-chaussée est le lieu de réception, de rencontre et de discussion. Comme dans toutes les maisons qui ont porté le nom de Kalakuta Republik, la vie de la communauté est soumise à trois principales règles de discipline :
1) “Yabis is no kiss” (l’insulte n’est pas un baiser)
2) “No first touch” (pas de premier coup)
3) “No signority in Kalakuta” (pas de préséance à Kalakuta — sous-entendu où règne l’égalité entre toutes et tous).
La transgression de l’une de ces règles entraîne la comparution de la personne contrevenante devant le “tribunal” que Fela tient quasi quotidiennement.
Dès sa sortie de prison, Fela avait pris soin de divorcer d’avec ses vingt-sept “queens”, dont une douzaine demeuraient avec lui au moment de son incarcération. Trois d’entre elles resteront auprès de lui jusqu’à sa mort : Funmilayo, Najite et Fehintola, la mère de Seun.
Routines à la ville comme à la scène
Le Shrine se situe à moins de quinze minutes à pied de la maison. Toute la vie de la rue se règle autour de l’activité du club. Fela y retrouve son public, mais aussi les tracasseries de la police. Jusqu’au début des années 1990, l’activité de Fela & Egypt 80 se partage entre les concerts hebdomadaires au Shrine, mardi et vendredi, et les tournées d’été en Europe et aux États-Unis.
Celles-ci se succèdent en 1987, 1989, 1990, 1991. Toutes sont parsemées d’anecdotes, plus cocasses les unes que les autres, comme celle que raconte Francis Kertekian : « Fela joue au Fillmore East (New York) devant un parterre de stars. Au milieu du concert, on sent un petit moment de flottement. Le bassiste vient parler à l’oreille de Fela qui hoche la tête. Le bassiste sort de scène et Fela prend le micro : “My bass player needs to shit. And, you know, in Africa, when you need to shit, you shit !” Explosion de rires dans la salle !… »
« Mais on a perdu beaucoup d’argent ce soir-là, parce que les contraintes syndicales étaient implacables. On ne pouvait jouer qu’un temps déterminé. Chaque demi-heure supplémentaire nous coûtait des centaines de dollars. Le syndicat vient me dire qu’il faut arrêter ou bien qu’ils vont couper l’électricité. Je le dis à Fela, qui remonte sur scène et dit qu’il va continuer à jouer, même sans électricité… Et il conclut que ce n’est pas de sa faute, avant de lancer : “Voyez avec votre syndicat !” » Et René Lenoble de poursuivre : « À la fin, les types du syndicat viennent me demander l’argent. Je leur réponds : “Mais regardez : vos techniciens sont en train de danser, ils s’amusent ! Je ne paye pas vos gars pour s’amuser.” Bill Graham, qui est à côté, me jette un regard de glace. L’argent sera, bien entendu, retenu sur le cachet. »
La lutte continue
En 1989, Fela publie les deux premiers morceaux qu’il a enregistré depuis sa sortie de prison, dont Beast of no Nation. Son inspiration est à la mesure de son exposition internationale. Fela compare les grands dirigeants du monde à des animaux vêtus de peau humaine. Ils n’ont aucun respect pour leurs peuples et se font la guerre, alors qu’ils adhèrent tous à l’Organisation des Nations Unies. Comment, si ce ne sont pas des bêtes immondes, Margareth Thatcher et Ronald Reagan peuvent-ils continuer à soutenir Pik Botha, qui martyrise les Sud-africains soumis à l’apartheid ? Comment Mobutu peut-il resté impuni, alors qu’il saigne à blanc les Zaïrois, s’appropriant les ressources du pays au seul profit de son clan, exactement comme le font les militaires à la tête du Nigeria ?…
En 1990, alors que le régime de Botha s’effondre et que Nelson Mandela est libéré, Fela publie O.D.O.O. (Overtake, don, overtake, overtake), enregistré l’année précédente à Paris avec Sodi, son ingénieur du son français. « “O.D.O.O. parle de l’Afrique en général et de mon pays en particulier, dit Fela. Dans “Confusion break bones”, je dis que l’on est arrivé à dépasser de loin la confusion qui régnait auparavant. Et puisque mon pays en est arrivé là, je vais le débarrasser de cette confusion. Pendant trois ou quatre ans, les civils ont exercé le pouvoir. Mais les militaires l’ont repris et ils sont pire que les civils (…) Je continue de critiquer le gouvernement avec une intensité constante. J’exprime des positions alternatives et je viens d’annoncer le nom de mon parti politique : Movement Against Second Slavery (Mass). »
« Le gouvernement n’est pas parvenu à me décourager à force de m’envoyer en prison… J’ai déjà des millions d’adeptes dans mon pays. Maintenant, il nous reste à nous organiser. Il ne s’agit pas de me présenter aux élections de 1992, mais d’organiser les militants de mon parti pour contrer ces élections afin qu’elles ne puissent pas avoir lieu. (…) Nous ne voulons pas employer la violence. La musique est un vecteur de propagation pour nos idées. Et c’est ainsi que nous voulons agir, pas avec d’autres armes. »
Une lente dégradation
Aussi fortes soient-elles, ces déclarations ne seront pas suivies d’effet. Passé la cinquantaine, Fela aborde la décennie 1990 avec la même détermination de se battre contre les injustices. Pourtant, quelque chose en lui a changé profondément. « À la fin de sa vie, il était tellement cloîtré dans sa parano, que je me demande comment il faisait pour traverser la rue, » disait son éditeur Francis Kertekian.
Le discours de Fela a gardé son mordant, mais l’homme semble usé. Dans les chansons de son ultime album, Underground System (1992), il ressasse de vieilles idées, certes essentielles, mais sans l’humour acide qui les portait autrefois. Une certaine lassitude transparaît aussi dans la musique. Fela affirme ses compétences de compositeur en travaillant sur la dissonance harmonique des mélodies et la complexité des rythmiques, mais la rigueur de l’interprétation instrumentale n’est pas au rendez-vous. Notamment dans ses solos d’orgue et de saxophone, souvent trop longs. L’orchestre devient une masse harmonique peu mobile, plutôt que le moteur du récit musical qu’il était autrefois. Fela semble s’isoler toujours plus dans sa musique, au détriment de cet esprit de partage et de générosité qui avait si longtemps prévalu autour de lui.
Après une nouvelle incarcération en 1993, Fela ne bouge quasiment plus de son quartier. « Ses dernières années passèrent dans la contemplation spirituelle, écrit Rikki Stein. Il ne quittait la maison que deux fois pas semaine, pour aller jouer au Shrine. Il n’arrivait pas avant deux heures du matin. 1500 personnes l’attendaient et il terminait à l’aube. » La correspondante du Monde à Lagos, Michèle Martigues, décrit ainsi le concert auquel elle assiste en 1995 : « Surgi d’un odorant nuage de marijuana, Fela, le rebelle des décibels, vient de débarquer à l’Afrika Shrine, entouré d’une cohorte de courtisans, d’un cheptel de danseuses et de favorites. Il lance son cri de guerre sous une pluie de préservatifs nimbés de cellophane que ses admirateurs, hilares, s’empressent de ramasser et de gonfler comme des ballons : “Condoms no good for fuck !” (“les capotes c’est pas bon pour baiser !”) (…) À 2h40, après un tour de piste, Fela s’abat sur sa chaise pour souffler et fumer un joint. Il a soixante-dix ans, il est maigre à faire peur. »
La journaliste a compris de quel mal est atteint le Roi de l’Afrobeat, dont les dénégations sont un aveu… Oui, Fela est atteint du Sida. Il a probablement contracté le VIH depuis longtemps. D’après le site FelaSpirit, alors qu’il était invité en 1987 par Thomas Sankara à venir au Burkina Faso, Fela était retourné précipitamment au Nigeria « après avoir constaté des lésions sur son corps. » Depuis cette époque, l’organisme du chanteur a vraisemblablement été privé de ses défenses immunitaires.
Le mal qui l’emportera se déclare en avril 1997, après une nouvelle incarcération pour détention et usage de stupéfiants. Cette fois, aucune médecine ne parvient à le soigner. L’irremplaçable monstre sacré inventeur de l’Afrobeat s’éteint le 2 août 1997. « La cause immédiate de la mort de Fela est un arrêt du cœur, mais il découle de multiples complications consécutives au Syndrome d’immunodéficience acquise, » déclare son frère aîné, Koye, ex-ministre de la Santé. Beko, alors emprisonné par la junte militaire, est le seul membre de la famille à ne pas pouvoir accompagner Fela vers sa dernière demeure.
L’hommage unanime
Le peuple de Lagos vit la mort de Fela comme un déchirement. Ses obsèques, organisées le 11 août, donnent lieu à un hommage réservé aux personnalités les plus respectées et adulées. Toutes les sphères de la société nigériane se rassemblent pour offrir un dernier salut au défunt. Avant le levé du jour, son cercueil blanc, muni d’un couvercle transparent, a été acheminé dans une Rolls-Royce noire et déposé sur une haute scène chargée de fleurs. Abritée par un dais, cette scène dressée à une extrémité de l’immense arène de Tafala Balewa Square accueille une procession ininterrompue de dizaines de milliers de personnes du petit matin jusque vers 16h. Sur une autre scène se succèdent des orchestres : Egypt 80 avec Femi, Seun et des grands noms de la scène de Lagos : Wasiu Ayinde, Lagbaja, Onyeka Onwenu, Weird MC, Dede Mabiaku, Chritsy Essien-Igbokwe…
La ferveur est palpable. Venu de Londres, Rikki Stein revit l’émotion du départ du cercueil : « Nous sommes alors partis en courant avec le cercueil jusqu’à un corbillard (30 000 personnes faisaient encore la queue) pour accomplir le trajet d’une trentaine de kilomètres qui nous séparaient du Shrine, où les enfants de Fela devaient faire une cérémonie privée pour la famille et les amis. En une cohorte de véhicules, nous avons parcouru les rues de Lagos derrière un camion sur lequel un orchestre jouait les morceaux de Fela. Des dizaines de milliers de gens étaient massés le long des rues. Au sommet d’une colline, toute la vallée se découvrit devant mes yeux jusqu’à l’horizon. Les deux côtés de la route étaient remplis de gens aussi loin que portait mon regard. Un million de personnes ou plus, et il en venait encore à chaque fois que nous traversions un nouveau quartier. Il a fallu 7 heures pour faire trente kilomètres et l’orchestre n’a pas cessé de jouer. »
Le lendemain, 12 août, le cercueil de Fela est descendu en terre dans la petite cour de sa maison. Aujourd’hui, la mémoire de Fela se perpétue dans la musique jouée par ses enfants. Mais elle rayonne aussi, bien au-delà des frontières du Nigeria, où l’afrobeat a dépassé les barrières raciales dans lesquelles il avait un temps été contenu. Ainsi n’est-il pas rare de voir un voyageur blanc venir se recueillir près de la pyramide de granit rose et noir sous laquelle repose Fela, en tirant sur un joint.
Retrouvez l’histoire de Fela Kuti jusqu’au 11/06/23 à la Philharmonie de Paris