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The Pan African Music Magazine
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Un, deux, trois, Chassoleil : le monde comme partition musicale vivante

Rencontre avec Chassol.

Compositeur-vidéaste auteur d’un lumineux Big Sun qui synchronise une musique pop, jazz et free sur des images filmées aux Antilles – plus précisément en Martinique –, Chassol harmonise le réel pour en sublimer le non-dit. C’est quelques minutes après le coucher de soleil d’une chaude journée de juillet sur la baie de Sines au Portugal, que le pianiste et son batteur montent sur la scène du Festival Músicas do Mundo (voir notre reportage sur l’édition 2017), et convient le public à un voyage son-images sans escale.


Quel est ton langage premier : le son ou l’image ?

Le son. Je suis né en 1976, donc un enfant de la télé, et habitué des séances du mardi soir au cinéma. À 14 ans, j’ai eu envie de faire des musiques de film, notamment parce qu’elles n’ont pas de format prédéfini. Quand j’écoutais des disques de bande originale, j’étais surpris par les durées des morceaux qui dépendent du rythme de la scène : sept minutes, une minute, trente secondes… On est loin des 3m30s du format pop. C’est donc le son qui est d’abord venu, pour accompagner l’image.


Il y a un travail sonore qui t’a particulièrement marqué ou influencé au cinéma ?

Je viens de West Side Story, c’est-à-dire la synchronisation extrême du son et de l’image. Un bras se lève et tu entends un bref glissando de violon, parfaitement exécuté et calé, et très satisfaisant pour moi. Je ne suis pas très fort en improvisation, et j’ai développé d’autres pratiques.


Quel a été ton premier instrument de musique ?

Le piano. Mon père me faisait travailler de façon très stricte, au Conservatoire où il travaillait. J’accompagnais les répétitions de son groupe, il me faisait faire les relevés de ses arrangements. Je trouve que cette rigueur est bénéfique et nécessaire pour un enfant.


Est-ce que c’est cette rigueur «  rationnelle » qui t’a offert la liberté d’aller dénicher l’humanité sensible dans les sons environnants ? Dans une interview à un média espagnol, tu as déclaré – je traduis et cite : « je tente de découvrir le langage secret de la vie ».

J’ai vraiment dit ça, moi ? Ils ont mal retranscrit ! Selon moi, il n’y a pas de « langage secret » de la vie.

Pour moi, ça faisait sens. Si on prend la vidéo du flûtiste dans le cimetière en Martinique [à 14min 17s sur la vidéo ci-dessus] – qui fait sa propre version free de « Ti Milo » de Eugène Mona, si je ne me trompe pas – j’ai l’impression qu’en l’accompagnant au piano, tu cherches à suivre le chemin hors cadre que lui-même propose. Tu cherches un autre langage que celui d’une flûte à l’écran et d’un piano sur scène.

Oui, il joue une version de « Ti Milo », bien vu ! J’ai filmé ce musicien en Martinique et je n’avais qu’une hâte, c’était de rentrer à mon studio parisien pour jouer sur cette vidéo. C’est la première chose que j’ai faite avec les images de ce voyage. J’ai lancé la vidéo, j’ai joué par-dessus et c’est ce premier jet que j’ai arrangé, malgré ses quelques erreurs.


Pour continuer sur cet exemple, il me semble que tu as une approche plus « sensible » que  « conceptuelle » : tu as cherché l’émotion pure qui se dégageait de l’image, plutôt que de coller l’arrangement qui fonctionne le mieux. C’est vrai ?

Je ne crois pas. « Les concepts » et ce que tu appelles « l’émotion pure » se mélangent. On est en même temps dans le concept, dans la réflexion, et dans l’action ; à la fois dans la spontanéité et dans la conceptualisation. Pour aller plus loin, le conceptuel est analytique, et le spontané est de l’ordre du synthétique. Mais l’analyse n’exclut pas le spontané. Si je te chante les notes d’un accord de Do majeur – « do, mi, sol » – dans un but pédagogique, ça n’enlève pas la magie de la mélodie qui en résulte – « do mi sol ». Donc on peut aussi être analytique, je crois.

Si on prend la musique concrète – la musique de la vie – il ne s’agit que de dévoiler ce qui est déjà présent. En tant que musicien, je prends le temps de regarder, analyser ces choses pour dire, « cet endroit est très beau ». Puis je ne fais que rajouter quelques accords. Mon travail se concentre sur la musique : que se passe-t-il quand on passe d’un accord à un autre ? Et peu importe l’endroit où je vais. Tout dans la nature est beau et intéressant et je mets tout au même niveau.


Il me semble quand même que le choix des sujets et lieux que tu filmes est loin d’être innocent, car ils ont souvent à voir avec ton histoire intime, mais aussi collective et sociale : la Martinique et la Nouvelle-Orléans, toutes deux sur la route des esclaves, ou l’Inde, terre colonisée.

Oui, ça, c’est moi et ma vie. Et je trouve ces endroits très stylés. Mais ce n’est pas ça qui compte, mais la vie, en général.


Tu serais donc plutôt un canal de transmission entre les choses que tu vois et ceux qui écoutent-regardent ton art ?

Peut-être, mais j’ai envie d’être aimé, aussi [rires].


Ton travail me fait penser à celui de Hermeto Pascoal – compositeur et multi-instrumentiste brésilien – pour deux raisons : d’abord parce qu’il a lui-même fait un travail d’harmonisation sur d’autres sources – comme
le discours de l’ancien président Collor de Melo en 1992 – ; ensuite parce qu’il lui arrivait de jouer « la musique de la nature » – comme la Sinfonia do Alto Ribeira, jouée dans un lac et dans une caverne et filmée pour la télévision brésilienne en 1985. Quel que soit l’endroit, tu y recherches donc une ambiance ?

L’harmonisation, Bartok l’avait fait avant lui, aussi. Quant à la musique dans la nature, je pense que Hermeto Pascoal le fait avec humour. Il a même fait jouer des cochons en les prenant dans ses bras. Il est allé jouer dans l’eau avec ses musiciens parce que c’est drôle et parce que c’est spirituel. Les deux à la fois. Avec l’humour, tu inclus les gens et tu partages. Ce qui nous fait rire nous réunit plus.


De tous les travaux et œuvres audiovisuels contemporains qui font un travail original de son/image – du cinéma traditionnel au cinéma new-yorkais de la transgression de Lydia Lunch, entre autres – qu’est-ce qui t’a le plus marqué ?

La première chose qui me vient à l’esprit, c’est The Clock, de Christian Marclay [installation vidéo de 2010] qui a remporté le Lion d’Or à la Biennale de Venise de 2011. C’est une pièce de 24h constituée d’extraits de films qui indiquent à l’écran l’heure qu’il est réellement à ta montre. Je l’ai vue au Centre Pompidou. Au début j’ai pensé, « encore une énième vidéo d’artiste… » Et puis je me suis laissé emporter, quand j’ai compris que ça durait 24 heures. C’est de la pure pop culture. Un jeu sur la synchro.


Et dans le cinéma plus traditionnel ?

Je suis plutôt sensible aux films d’horreur. Dans les plus récents, je citerais The Descent [2005, Royaume-Uni] ; et pour les classiques, tous les films d’Ennio Morricone et Sergio Leone.


Tu serais donc adepte de la lenteur à l’écran ? La contemplation ?

Tu trouves que le temps passe lentement dans les films de Morricone et Leone ? Pour moi, c’est comme en musique minimaliste : le temps est à la fois rapide (en rythme) et lent (en durée). Tu peux avoir une musique au tempo élevé qui joue en boucle pendant dix minutes.


Tu parles de minimalisme ; c’est une de tes influences musicales majeures ?

Pas uniquement. Le minimalisme, oui, mais aussi Miles Davis, Ennio Morricone, Stravinsky, et Jerry Goldsmith pour les musiques de film ; Ravel et Debussy parce que je suis français ; les Américains Copeland, Gershwin… et en plus contemporain, Kendrick Lamar, entre autres.


Qu’est-ce qui t’intéresse chez Kendrick Lamar ?

Il a réussi à comprendre l’histoire des noirs américains en produisant une musique à la fois très contemporaine – avec notamment du trap –, tout en mobilisant les codes du jazz, dans un résultat vraiment stylé. C’est fort !


Tu te dis admiratif d’un artiste qui revendique son africanité. En tant que Français d’origine martiniquaise (tes parents), qu’est-ce que tu revendiques et veux transmettre ?

J’ai lu Franz Fanon assez jeune, à 15 ans, puis Aimé Césaire, et je suis assez familier avec ces idées. Mon père m’a toujours dit qu’on était des déracinés. Quand je donne un concert, j’ai le réflexe de vérifier s’il y a d’autres Noirs, dans le public. Aujourd’hui [au Festival das Músicas do Mundo à Sines, Portugal], je n’en ai pas vu, mais je m’en moque. Et c’est Franz Fanon qui me l’appris : je suis Noir, mais pas fier d’être Noir. À une époque, c’était « Black is Beautiful », le « Black Power », etc. parce qu’ils avaient besoin de le revendiquer. Personnellement, j’ai eu une vie bourgeoise jusqu’à présent, assez tranquille, et je ne ressens pas le besoin d’être fier d’être noir. Cela dit, j’ai fait un film sur les Antilles, pour lutter contre les clichés : le zouk, la fête, Banania… On est allés filmer des gens déguisés en singes pendant le carnaval, et ce n’était pas par hasard. C’était au moment où Christiane Taubira [ministre de la justice en France, femme Noire] s’est fait insulter par l’extrême droite, qui l’a traitée de guenon. Pour moi – pour un Noir – c’est très drôle : je ne vois là que des arriérés, des débiles. Les singes du carnaval signifient : nous, les Noirs, sommes des singes à la base.


C’est effectivement l’objectif du carnaval que de renverser les rôles sociaux et les hiérarchies de pouvoir ; c’est une critique sociale subtile insérée dans un moment de célébration. Ton travail me semble aussi proposer un renversement des attentes. Tu serais un activiste subtil, ni radical, ni frontal ?

Exactement. J’ai beau adhérer à la pensée anarchiste et d’extrême gauche, je n’ai jamais participé à une manifestation. Mon activisme réside dans la précision de mon travail.


Lire ensuite : Le blues créole des fils de Delgrès

Photos : João Barbosa (Sines, Portugal, Juillet 2018)

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