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The Pan African Music Magazine
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Batida : 2007‑2017, dix ans d’activisme par l’art

2007-2017 : dix ans. Dix ans que le luso-angolais Pedro Coquenão traîne son alter ego artistique, Batida, entre Lisbonne et Luanda…

…entre émissions de radio sur les ondes, en ligne, à la télévision, sur scène et dans la rue (Radio Fazuma depuis 2002 puis (This is) Radio Batida depuis 2016), documentaires (É Dreda Ser Angolano, 2007), disques (deux albums parus sur Soundway Records), collaborations (un album avec Konono N°1 paru sur Crammed Discs, des travaux avec Ikonoklasta et des membres de Buraka Som Sistema…), et spectacles scéniques… Dix ans d’un « activisme » par l’art, une notion que l’artiste se refuse pourtant à utiliser, voire rejette.

Émergence des musiques afro-électroniques à Lisbonne, rôle du kuduro en Angola, punk et hip-hop new-yorkais des années 70, racisme au Portugal, soutien aux activistes de Luanda, hommage aux anciennes légendes des musiques angolaises… À l’occasion de ses 10 ans de carrière, PAM a eu une longue conversation avec Pedro Coquenão – et avec vue sur Lisbonne, la ville qu’il habite et qui l’habite le plus – lors d’une balade contemplative le long du fleuve majestueux qui borde la capitale portugaise. Nous l’avons rejoint à Cacilhas, sur l’autre rive du Tage, face à Lisbonne. Interview fleuve au bord du fleuve.

Lisez l’interview en écoutant la sélection musicale de Batida :

PAM : Pourquoi as-tu voulu qu’on se rencontre ici à Cacilhas, face à Lisbonne ?
P.C. : Parce que j’habite désormais de ce côté du fleuve. C’est la rive qui a la meilleure vue, puisqu’on peut y voir tout Lisbonne d’un seul coup d’oeil, mais aussi celle qui représente pour moi une alternative artistique plus brute que le centre-ville lisboète.


JE N’APPARTIENS PAS À UNE SCÈNE EN PARTICULIER. JE ME SENS PLUS PROCHE DE L’ESPRIT DIY DU PUNK ET DU HIP-HOP QUE D’UNE SCÈNE MUSICALE À PROPREMENT PARLER.


PAM : Tu vis à Lisbonne depuis les années 80. Tu peux nous raconter la musique de cette époque ?
P.C. : J’ai grandi dans les banlieues de Lisbonne (Carcavelos, Sintra et Amadora). Il y avait une grosse scène hip-hop à Carcavelos. À Amadora, c’était hip-hop et punk, des musiques alternatives, plus hardcore : un ami écoutait Joy Division, un autre Snap, un autre du du hard rock, et un autre du rockabilly. Et dans le salon, mon beau-père passait les disques de son groupe de prog-rock psychédélique.

PAM : Et toi, tu étais dans quelle scène ?
P.C. : Je n’étais pas dans une scène unique, et je n’ai jamais aimé ça. Je me sens plus proche de l’esprit DIY du punk et du hip-hop que d’une scène musicale à proprement parler. Cette forme d’auto-organisation transdisciplinaire et de convergence des marges, comme le punk et le hip-hop à la fin des années 70 à New York. Je n’aime pas les étiquettes musicales. D’ailleurs, mon agence de booking française est la seule dans le monde à m’avoir obligé à choisir un genre pour Batida… Je n’en ai pas ! ils m’ont proposé « afro electronic » et j’ai dit « ok, et n’en parlons plus ».

PAM : Comment te définirais-tu ? Dans une interview récemment donnée à la télévision portugaise (Antena 3 / RTP 2), tu déclarais refuser aussi les étiquettes de « musicien » et « artiste ». Serais-tu un activiste ? Ton ami et fréquent collaborateur Luaty Beirão aka Ikonoklast, musicien luso-angolais lui aussi, se définit comme un « raptiviste ».
P.C. : Au Portugal, le mot « artiste » est très mal vu : c’est quelqu’un qui ne fait rien de ses journées et qui s’arrange avec le système pour s’en sortir. Et si tu te définis comme un artiste, ça peut être très prétentieux. « Activiste » ? Je ne suis pas suffisamment actif pour me définir comme un activiste, mais je me vois plutôt comme un citoyen d’Angola et d’ici, du Portugal. Et puis pour être musicien, il faudrait ce soit mon activité quotidienne. Or, ce n’est pas le cas.

PAM : Tu n’as pas de journée-type ?
P.C. : Pas du tout. Par exemple, ce matin, je discutais avec Luaty Beirão d’un projet, dont la musique n’est pas encore écrite. Mais on a déjà commencé à parler des costumes, dont l’esthétique sera un mélange entre trois choses : les vêtements traditionnels du Nord du Portugal [les « caretos », des hommes portant des costumes rouge-jaune-vert et qui poursuivent les jeunes filles du village pour les effrayer] et du Sud d’Angola ; la pochette d’un disques de musiques angolaises des années 1960, Batuque Angolano ; et la coiffure très spéciale qu’une juge angolaise [Isabel Fançony Nicolau] a récemment utilisée pendant le procès des 15 jeunes activistes, et qui lui masquait le visage pour éviter les représailles.

Puis je suis passé à La Poste récupérer un disque que j’avais commandé : un vinyle promo de « African Dream » par Underground Sound Of Lisbon [les Portugais DJ Vibe et Doctor J] avec la participation de Filipe Mukenga, un chanteur angolais. Je ne connaissais pas. Ça date de 2005, et c’est un peu le cliché de ce que seraient les musiques africaines : des choeurs noyés dans la reverb. C’est l’idée simpliste d’Africains qui grimpent au sommet d’une montagne pour chanter dans toute la plaine, comme dans Le Roi Lion. Je crois que les femmes du Minho [la région la plus au nord du Portugal] font la même chose : elles utilisent une fréquence medium pour que leurs voix traversent la montagne. Au fond, même si c’est cliché, et tribal, c’est assez beau.

Ce soir, je vais traverser le fleuve pour rejoindre Junior, chanteur et guitariste de Terrakota, et Guillermo, chanteur et bassiste de Primitive Reason, qui eux aussi ont une histoire identitaire très complexe et métissée, et qui mélangent beaucoup d’influences dans leur musique. On va discuter d’une éventuelle collaboration. Ensuite, je rejoins la fête d’anniversaire de Mayra Andrade quelque part dans le quartier d’Alfama. C’est du travail, mais aussi du plaisir. Et puis je vais devoir répondre à mes e-mails, et finaliser le spectacle que je vais donner en mars pour le Lisboa Dance Festival, dans lequel je vais utiliser des radios que je suis en train de collecter.

PAM : À quoi va ressembler ton spectacle pour le Lisboa Dance Festival ?
P.C. : À chaque fois, je cherche à adapter ma proposition au lieu qu’on me propose. Là, c’est une petite salle – une librairie – et je pense qu’un show classique de Batida ou un simple DJ set n’est pas pertinent. Et comme la salle est un lieu utilisé par la radio Antena 3, et que j’ai commencé à faire de la radio sur cette antenne il y a 10 ans, j’ai choisi de faire une émission radio un peu spéciale sur scène. Pour le moment, je suis encore en train de travailler sur le concept.

PAM : On peut s’attendre à tout avec Batida : pour le festival Iminente, programmé par l’artiste Vhils l’an dernier à Oeiras près de Lisbonne, tu as proposé un DJ set « le bras en l’air » pour caricaturer les (mauvais) DJs dont le talent est inversement proportionnel au temps qu’ils passent à lever le bras pour haranguer le public.
P.C. :
J’avais carte blanche. Et c’était un festival « à la Vhils, plutôt expérimental. J’ai donc choisi ce concept radical, parce qu’un DJ set normal ne correspondait pas à l’esprit du festival. Les gens ont mis un bon quart d’heure à comprendre, mais ça s’est très bien passé.

PAM : C’est un vrai travail d’artiste, ça, non ?
P.C. : Ah ah ! Oui, dans le sens où il y a ce côté créatif, et que l’idée est de créer une une ambiance et de s’amuser avec l’espace. Dans le New York des années 70 et 80, à l’époque de Larry Levan, il y avait un vrai souci de la qualité audio. Il ne s’agissait pas seulement d’un DJ qui passait du son. On peut considérer que c’était une installation d’art : il s’agissait d’un artiste, ou si on préfère, d’un être humain, d’un activiste ou d’un citoyen qui faisait en sorte que des gens de différentes classes sociales et orientations sexuelles se rassemblent sur la piste de danse pour la meilleure expérience possible. Ça participe de la transformation de la société. Est-ce que c’est de l’art ? De l’activisme ? De l’amour ? C’est tout ça à la fois.


LE KUDURO DE LUANDA EST COMME LE HIP-HOP ET LE PUNK DE NEW YORK : IL S’AGIT D’AFFIRMER UNE NOUVELLE IDÉE EN DEHORS DU CIRCUIT DE L’INDUSTRIE MUSICALE ET DE LA RADIO. ET C’EST LA CHOSE LA PLUS PUNK QUI SOIT.


PAM : Ton travail est basé sur le recyclage, la réadaptation, et le mélange des cultures.
P.C. : Oui, par exemple pour le projet avec Luaty, j’aime l’idée de mettre dans le même projet des cultures quasiment sacrées qui viennent d’endroits très différents. Je crois qu’en ce qui concerne la spiritualité, il n’y a pas de ‘ceci vient d’ici, cela vient de là-bas’ car nous recherchons tous la même chose : l’élévation de l’âme et l’accès au savoir. Seule la manière d’y parvenir est différente, que ce soit ici ou en Inde. Prends le kuduro de Luanda. Il est similaire au hip-hop et au punk à New York : la façon d’organiser les fêtes, de graver des CDs pirates et de se les passer de main en main dans la rue, de faire des concerts en dehors des clubs… Il s’agit d’affirmer une nouvelle idée en dehors du circuit de l’industrie musicale et de la radio. Et c’est la chose la plus punk qui soit.

PAM : Et tu vois aussi Lisbonne comme ville où les mélanges sont facilités ?
P.C. : De plus en plus de personnes sont intéressées par cette ville ces dernières années : au lieu de 100 personnes, tu en as 200. Les gens viennent de l’étranger. À Lisbonne, la logique n’est pas celle des garimpeiros [les chercheurs d’or au Brésil] comme c’est le cas à Luanda où les gens vont chercher une réussite économique, mais celle d’une ville cosmopolite qui inclut les nouveaux arrivants et provoque les rencontres, même si la motivation première des nouveaux arrivants est souvent celle de trouver un travail.

PAM : Lisbonne serait donc un village ?
P.C. : Oui, sauf qu’un village est déjà plus fermé, autour d’une famille ou d’une tribu, ce qui permet de désigner les anciens, les jeunes, etc… Ce serait le microcosme de la ville. Mais la ville n’est déjà plus liée ni à la famille ni à la nature, ce qui provoque des choses horribles, mais également des choses intéressantes qui, dans un village, n’arrivent que par accident. Prends par exemple les films documentaires des Européens qui arrivent dans un village africain, dansent un peu avec les habitants, voient des animaux sauvages et rentrent chez eux. Mais en réalité, il ne s’est rien passé. Dans la ville, les différences s’amenuisent : même si tu viens de la campagne, il te suffit de porter une veste en jean et tu es déjà intégré aux citadins !

PAM : Lisbonne est-elle aussi uniformisée que ce que tu sembles dire ?
P.C. : Non. C’est une petite ville européenne, comparée à Lagos, Luanda, Johannesbourg ou São Paulo… São Paulo, j’y étais pour la première fois l’année dernière et la ville m’a effrayé ! La quantité de ciment, d’habitants… C’était flippant.

PAM : J’ai eu la même sensation, en découvrant São Paulo l’an dernier. Une ville-monde, énorme, qui ne dort jamais…
P.C. : Exactement ! J’étais logé dans le centre, dans la rue Augusta, et le simple fait de marcher dans cette rue était incroyable. Je me demande pourquoi les gens font des safaris – si ce n’est pour voir des vrais animaux – parce que la rue Augusta est un spectacle incroyable et bien plus intense… On y croise des animaux bien plus dangereux que ceux de la savane, qu’on peut observer en permanence, sans besoin de jumelles. J’ai aimé la folie de cette rue, et sa liberté, notamment au niveau sexuel : tu peux être qui tu veux et il n’y a pas de rôle social formaté. C’est presque une œuvre d’art. En revanche, dès que tu passes dans la rue d’à côté, on peut te planter pour le simple fait d’être homosexuel.

PAM : Ce n’est pas encore ça, ici à Lisbonne…
P.C. : Non, Lisbonne n’a pas l’ampleur d’un São Paulo, clairement, mais il y a des choses qui n’existent qu’ici. Regarde, on est en train de discuter, et tu as le fleuve dans ton dos, avec la ville. Un fleuve ouvert sur l’Atlantique et qui semble infini. Un fleuve qui a déjà servi à la circulation de l’information. Si aujourd’hui, internet n’est rien de plus qu’un câble qui traverse cet océan, dans le passé les bateaux allaient et venaient sur ces eaux, transportant des gens – contre leur volonté et avec violence, évidemment – ce qui a permis la circulation des cultures et des expériences. Ces histoires d’influences culturelles, on en trouve des vestiges partout ici à Lisbonne : on est ici à Almada – un nom d’origine arabe – et tu habites dans la Mouraria – un quartier où vivaient les Maures (« mouros » en portugais) – et pas dans la « Lusitania ». Il y a bien eu quelques tentatives d’effacer ce passé et de modifier les noms notamment sous la dictature, mais au final rien n’a complètement disparu. En revanche, certaines choses ont été « hygiénisées » ou « blanchisées », comme le fado, par exemple. Mais même dans ce cas, il est intéressant de voir qu’aujourd’hui il y a un mouvement de recherche de la réalité des origines, ni complètement africaines, ni complètement européennes, de cette musique. C’est difficile mais très important de réussir à accepter que la réalité est complexe et pas forcément concrète. Si tu as un restaurant et que tu le déplaces sans arrêt, c’est la faillite assurée. C’est un mode de vie hippie, qui défie l’industrie et la société telle qu’elle est organisée. Et à moins de devenir un Steve Jobs, qui avait beaucoup d’idéaux au service de beaucoup de gens qui n’étaient pas hippies, tu es condamné à l’échec, et tu peux déjà prévenir ton banquier que ton compte en banque ne sera jamais bien rempli.

Et Lisbonne est faite d’une réalité complexe, notamment grâce à son lien à l’océan Atlantique : les gens sont venus d’Afrique du Nord ; il y a eu un dialogue forcé avec la côte africaine qui est aujourd’hui un commerce assumé ; un lien avec l’Asie ; avec le Brésil ; et au cours du XXe siècle avec les États-Unis, qui ont répandu leur culture pop à travers le monde. Et tous ces dialogues rendent Lisbonne plus intéressante à mes yeux, plus métissée que Porto, ou que d’autres villes ailleurs dans le monde.


L’ARGENT CHANGE TOUT ET PROVOQUE LE PIRE RACISME : EN ANGOLA, L’OPPRESSEUR A CHANGÉ DE COULEUR MAIS SON STATUT EST RESTÉ LE MÊME.


PAM : Et la cohabitation des cultures à Lisbonne semble un peu plus pacifique qu’ailleurs, malgré la présence visible du racisme.
P.C. :
Oui, on n’en est pas encore à Le Pen ici, heureusement. Ni à l’idée de construire un mur pour se protéger des migrants comme à Munich – une belle œuvre d’art, assurément. Ni au fait d’assumer son statut d’île isolée comme en Angleterre. Il existe évidemment un certain racisme ici, et je crois qu’analyser les gens selon la couleur de leur peau est un instinct animal, qui existera toujours chez l’Homme. Heureusement, il existe un autre côté, positif, qui est celui du vivre ensemble et de se passionner les uns pour les autres, ce qui donne un métissage très particulier.

PAM : J’ai l’impression que le racisme est plus social ici, avec la ghettoïsation des populations pauvres, majoritairement d’origine africaine, dans les zones périphériques de la ville.
P.C. : Oui, absolument. L’argent change tout et provoque le pire racisme. Par exemple, à Luanda, l’oppresseur a changé de couleur mais son statut est réesté le même. Et les petits arrangements entre le colon européen et les Africains pour explorer les personnes vulnérables se sont maintenus. La couleur n’est pas le facteur décisif du racisme. Prenons le cas des banlieues de Lisbonne. Au retour d’Angola après la guerre d’indépendance, ma famille, d’origine angolaise mais à la peau plus claire car métissée, s’est installée en banlieue à Amadora avec tous les gens pauvres, indifféremment blancs, jaunes ou noirs… Pourquoi ? Car c’était le seul quartier où l’on pouvait se permettre d’acheter une maison. Et si j’ai récemment déménagé à Almada, c’est parce que je ne pouvais plus payer les loyers qui se pratiquent aujourd’hui à Lisbonne.

PAM : Le centre-ville, quartier historiquement populaire, devient prisé des riches. La Mouraria, quartier aux ruelles étroites et sans lumière directe, était réservée aux Maures, aux Juifs, puis aux immigrés des anciennes colonies portugaises. Aujourd’hui, les loyers s’envolent. C’est un mouvement de gentrification global.
P.C. : La ville était organisée différemment à l’époque : les pauvres dans le centre-ville (Alfama, Mouraria), les nobles à l’extérieur dans des grands domaines, avec leurs chevaux… Et quand les personnes des anciennes colonies sont arrivées en masse, on a construit des immeubles fonctionnels, hideux, sans culture aucune, et pauvres dans leur architecture même, et leur organisation. Le centre-ville, populaire, est devenu une destination exotique. Et qui sait ? Les banlieues vont peut-être bientôt devenir exotiques. Il existe bien des visites guidées dans les townships de Soweto ou les projects du Bronx. Le problème de base est social et économique, pas racial.


JE SUIS NÉ EN ANGOLA, ET J’ACCEPTE LA RESPONSABILITÉ D’ÊTRE AFRICAIN. J’AI GRANDI AU PORTUGAL, ET J’ACCEPTE LE FAIT D’ÊTRE EUROPÉEN. MAIS JE SUIS UN CITOYEN DU MONDE.


PAM : Dans l’ouvrage Racismo em português paru en 2016, Luaty Beirão déclare : « Les gens ont beau me dire de moi : ‘Il est angolais mais blanc’ ; ‘Il est angolais mais il a la double nationalité’, je suis angolais, je m’identifie comme angolais, je suis né en Angola, en Afrique – je suis donc africain. Je n’ai pas à avoir de complexe à ce sujet, ni envers ce que mes arrière-grands-parents ont peut-être fait – je suis moi-même, et je suis né ici. Je ne vois pas pourquoi je devrais être moins angolais qu’une personne née à côté de moi dans la même maternité, moi blanc, et elle noire. (…) Je sens que mon chemin est ici, (…) que c’est ici que je peux contribuer à améliorer les choses. (…) Aujourd’hui, j’encaisse tout ça en souriant, ça ne me blesse plus du tout, et surtout je sais d’où je viens. Quand on comprend enfin ça, on se sent en paix avec cette violence. » Que penses-tu de son point de vue ?
P.C. : Les gens aiment les choses bien définies, et tant que tu ne te définis pas, la vie est plus compliquée pour toi. Je suis généralement d’accord avec Luaty, dans 95% des cas. Ici, je refuse de me voir comme un Angolais, car je suis aussi un Portugais. Je suis né en Angola, et j’accepte la responsabilité d’être africain. J’ai grandi au Portugal, et j’accepte le fait d’être européen. Mais pour aller plus loin, et parce que j’ai beaucoup voyagé, parce qu’il existe des liens entre beaucoup de cultures de différents pays, et parce que je me sens proche de nombreux endroits dans le monde, je préfère me définir ni comme l’un ni comme l’autre. Et puis si tu regardes la Terre depuis l’espace, toutes ces histoires d’identité deviennent complètement futiles. Enfant, j’ai passé des nuits entières à regarder les étoiles, et je voulais être astrophysicien. Ce qui explique sans doute mon relativisme. Notre existence individuelle, d’une centaine d’années au mieux, représente si peu de choses au regard de l’histoire de l’humanité, et tu sais déjà que peu de choses vont changer dans ce laps de temps.

PAM : Selon toi, on devrait donc revendiquer une identité multiple ?
P.C. : La grande majorité des gens qui se définissent comme Nords-Américains ne sont pas autochtones. Ils sont allés sur cette terre et sont devenus Nords-Américains. Et bien je pense qu’on peut envisager que dans le futur, on pourra devenir un Africain parce qu’on va vivre en Afrique. La différence majeure aujourd’hui, c’est que si l’on s’installe aux États-Unis, c’est pour contribuer à une économie en bonne santé, alors que ceux qui vont en Afrique vont généralement soutirer le peu de richesses qu’ils y trouvent.

PAM : Tu ne crois pas que l’épisode des traites négrières peut limiter l’identité africaine à ceux qui sont descendants d’esclaves ?
P.C. : C’est très compliqué, et au sein-même de ce qu’est « être africain », il y a l’oppresseur celui qui vendait les esclaves, les esclaves eux-mêmes… En Afrique du Sud, Mandela a proposé quelque chose d’intéressant, basé sur la notion du pardon. Je ne saurais pas juger de la réussite de ce projet, et je pense qu’il faudrait beaucoup de temps pour le faire à l’échelle du continent. Ce qu’on peut faire aujourd’hui, c’est se pardonner les uns les autres, et avancer ensemble à nouveau. En attendant, il faudra beaucoup de compensation, d’un côté, de l’autre, et une nécessité d’empowerment des personnes plus vulnérables. Et quand tu sais qu’on perd des espèces animales et végétales, que des îles entières disparaissent, et qu’il existe une telle suprématie de l’argent, je pense que la question de la couleur de la peau ne devrait même pas subsister.

PAM : Tu sembles proposer une vraie philosophie de la société.
P.C. : J’aime les organisations horizontales – sans nécessairement parler d’anarchie – et je me sens proche du concept d’ubuntu, qu’on retrouve en Afrique du Sud et qui a beaucoup inspiré Nelson Mandela. Avant, on pensait et vivait en termes de « nous » et « eux », ce qui était un problème. Aujourd’hui, c’est pire encore, puisque j’ai l’impression que c’est devenu « moi » et « les autres ».

PAM : Ça me fait penser au slogan de la radio factice que vous avez créée avec Luaty Beirão pour le film documentaire É dreda ser angolano (« C’est cool d’être angolais ») en 2008 : « une radio faite par des gens, avec les gens, et pour les gens ».
P.C. : Au départ, on voulait sampler les radios de Luanda, mais mais on n’a trouvé que des choses soit comiques, soit tragiques. La fameuse image d’un gamin qui crève la faim, le ventre gonflé et dont tout le monde rigole en Afrique. Et des gens qui téléphonent à la radio pour dire des choses qui n’ont aucun sens… C’est très répandu en Afrique. À Luanda, tu as soit la radio de l’UNITA, soit la radio de l’église – Rádio Ecclésia -, soit les radios commerciales qui relaient la propagande du gouvernement, ou bien encore des médias autistes qui ne parlent absolument pas des choses du quotidien. On a donc créé une radio démocratique – je ne trouve pas de meilleur terme, malheureusement – qui nous semblait manquer à Luanda et j’ai inventé ce slogan, qui tranche avec ce qui se fait d’habitude en Angola.


LE DÉPART ANNONCE DU PRÉSIDENT ANGOLAIS ? SI LES MONTY PYTHONS AVAIENT VOULU ÉCRIRE CET ÉPISODE, ILS N’AURAIENT PAS FAIT AUSSI BIEN. EN ANGOLA, LES GENS NAISSENT ET MEURENT SANS ESPOIR…


PAM : Tu crois en une démocratie plus forte, ou plus juste, suite au retrait du pouvoir annoncé de José Eduardo dos Santos après 37 ans de gouvernement ? Sachant qu’il semble s’arranger pour confier les rênes du pouvoir à son ami et actuel ministre de la Défense…
P.C. : Imagine une femme battue par son mari à la maison. À chaque fois, le meilleur ami de l’homme est présent, tranquillement assis, sans rien dire. Un beau jour, le mari annonce à sa femme : « Je m’en vais, mais je te laisse avec mon ami. » Les choses pourraient-elles changer ? Honnêtement, je n’en sais rien. Ce type qui est resté assis toutes ces années, et qui a été témoin de la violence du mari… Il aura peut-être envie de donner des coups de pied à la femme, lui aussi. Qui sait ? Au niveau symbolique, le fait de ne plus voir le même visage partout va sans doute aider la population, parce que la peur collective se concentre dans la seule personne du président de la République. Les gens peuvent enfin croire que le changement peut exister. Mais je pense que les choses vont être très similaires, et les changements très peu perceptibles. La bonne chose sera un nouveau sentiment de liberté et de possibilité, très relatif, comme quand tu changes de coiffure. Voyons ce que les gens vont en faire. Même si les Monty Pythons avaient voulu écrire cet épisode, ils n’auraient pas fait aussi bien.

PAM : Quelles sont les difficultés de la vie quotidienne en Angola ?
P.C. : Les problèmes sont les mêmes pour tous les Angolais. Si je suis ici à Lisbonne, ce n’est pas uniquement parce que j’aime cette ville, mais aussi parce que je ne vois pas comment je pourrais survivre à Luanda. Il faut au minimum un soutien familial sur place. Et encore… Mes amis de là-bas y restent parce qu’ils n’ont aucune autre option, et ils aimeraient vivre ailleurs. Un seul exemple avec l’eau : il n’y a pas d’eau courante, mais uniquement de l’eau polluée, infectée, ou trop chère, alors que le pays a un excellent réseau hydrographique. C’est effrayant. L’Angola a un des taux de mortalité infantile les plus élevés du Monde [8e rang], idem pour la liberté d’expression et la liberté de la presse. En Angola, les gens naissent sans espoir et meurent sans espoir…

PAM : À ce propos, toujours dans le documentaire É dreda ser angolano, il y a cet enfant d’à peine 10 ans à qui est posée la question « Que voudras-tu faire quand tu seras grand ? ». Le gosse répond « être professionnel », sans aucune autre précision. On est loin des réponses habituelles des enfants, comme « pilote d’avion », « cosmonaute », « médecin », « artiste »…
P.C. : Oui c’est horrible. Ça revient à dire au gouvernement : « mettez-moi au boulot, je suis à votre service ». C’est le rêve du régime chinois ! Le pire, c’est que le rêve de ce gamin est d’être adulte, mais il ne vivra sans doute pas jusqu’à cet âge… En fait, il dit simplement « je veux survivre ».

PAM : Est-ce qu’en tant qu’artiste, tu as déjà eu des soucis avec le gouvernement angolais ?
P.C. : Oui, un exemple : l’an passé, je devais participer à une tournée avec MCK et Ikonoklasta (Luaty Beirão) qui habitent en Angola, mais on n’a pas pu donner une seule représentation, car toutes ont été annulées. On arrivait devant les salles, et on y trouvait la porte fermée gardée par la police, alors que tout avait été organisé normalement. On a fini par faire un show dans un espace privé retransmis en direct sur Youtube.

PAM : Tu as déjà été invité à jouer en Angola en tant que Batida ?
P.C. : Oui, j’ai reçu ce qui ressemblait de loin à une invitation, mais on me demandait ce que j’allais faire exactement, et on me suggérait même de prendre un autre nom…

PAM : Ça ne t’a pas empêché de transporter dans ta valise, lors d’un de tes voyages à Luanda, des livres ou essais sur l’histoire de l’Angola, l’esclavage, Nelson Mandela… qui pourraient déplaire au régime. Tu as même posté la photo sur ton compte Instagram : provocation ou transmission de propagande révolutionnaire ? On ne trouve pas ces livres en Angola ?
P.C. : J’apporte toujours des livres à Luanda parce qu’ils ont un pouvoir magique là-bas. Ce n’est pas un objet comme un autre. La plupart des livres qui parlent de l’Angola sont édités en dehors du pays, et sont illégaux. Cette photo, c’était lorsque mes amis étaient en prison [pour avoir fait la lecture collective d’un manifeste révolutionnaire]. Je leur ai apporté à chacun un livre, qu’on ne trouve pas en Angola.

 

Lisboa-Luanda (Tráfico de armas)

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PAM: La légende de ton post Instagram est « Lisbonne-Luanda (Trafic d’armes) ». Tu as réussi à faire rentrer ces livres en prison ?
P.C. : Oui, j’ai réussi à les faire rentrer, sauf un, parce que le contrôle n’est pas aussi strict qu’on peut l’imaginer. Le fonctionnaire de la prison regarde la couverture, le titre, et tant qu’il ne voit pas les mots « dictature », « révolution » ou ce genre de vocabulaire suspicieux ou d’image provocatrice, il laissera passer. Et si le fonctionnaire est dans un bon jour – le Benfica a gagné son match, le soleil brille… – alors tout peut passer. Et c’est pareil pour tout en Angola. C’est le côté portugais de la société [rires]. Prends ce livre de Kalaf que tu as apporté aujourd’hui : sur la couverture, on lit « Angolais » et « Lisbonne », et on voit un homme noir vêtu d’un costume et des belles lunettes : ce bouquin ne sera pas interdit en Angola.

PAM : Ouvrons justement ce livre – un recueil de chroniques que Kalaf Epalanga (des Buraka Som Sistema) rédigeait régulièrement pour le quotidien portugais Público, et pour un média en ligne angolais. Dans une d’entre elles, il plaide pour la création d’un musée de la kizomba à Lisbonne, tout comme il existe le Musée du Fado, puisque le genre musical angolais dépasse largement les frontières de la communauté africaine au Portugal. Ce n’est pas une manière de dire « eux » et « nous », et donc de diviser la société ?
P.C. : Je saisis la provocation subtile de Kalaf dans cette idée, et je ne vois pas de raison pour ne pas créer un musée de la kizomba, une musique qu’on entend quasiment partout au Portugal depuis 10 ans déjà, parce qu’on l’enseigne dans les écoles de danse, parce qu’on la danse dans les fêtes de villages. Il revendique le caractère africain de Lisbonne comme partie intrinsèque de l’identité de la ville. Beaucoup de choses ont changé ces dernières années à Lisbonne au niveau culturel – avec l’apparition des vols low cost ou la crise économique, notamment – et la ville sait mieux se vendre qu’auparavant. Kalaf en est un bon exemple, car il représente aujourd’hui une version de l’artiste lisboète, même s’il vient d’Angola. C’est un confort qu’on a gagné : la possibilité de dire « je suis d’ici, de Lisbonne », et d’être immédiatement compris, que l’on soit africain ou européen.

PAM : Parce qu’il existe une culture artistique lisboète, n’est-ce pas ?
P.C. : Oui, il existe un son de Lisbonne. Mais comme c’est le cas dans d’autres villes, l’industrie musicale essaie généralement d’en profiter pour prendre le train en marche. Il y a des beats qui ont été créés ici, mais il y a aussi beaucoup de rythmes qu’on dit lisboètes, mais qui viennent de Luanda comme le kuduro, ou du Cap-Vert comme la funaná. Donc le musée de la kizomba est une idée intéressante si le projet assume la réalité complexe des origines de cette musique.


POUR UN ARTISTE AFRICAIN, IL N’EST QUASIMENT PAS VIABLE DE FAIRE DE LA MUSIQUE EN ANGOLA, À CAUSE DE L’ORGANISATION DU MARCHÉ ET DU PUBLIC TROP RESTREINT.


PAM : Il est souvent difficile d’expliquer d’où vient un genre musical métissé…
P.C. : Oui, tout comme les artistes : même s’il est né et vit en Angola, je ne saurais te dire aujourd’hui d’où vient Anselmo Ralph, tellement sa carrière est liée au Portugal. Idem pour C4 Pedro ou Nelson Freitas. Je pense que la majeure partie de leurs revenus artistiques vient d’ici.

PAM : Est-il possible de faire carrière en Angola ?
P.C. : Pour nous, les Africains, il n’est quasiment pas viable de faire de la musique en Angola, à cause de l’organisation du marché et du public trop restreint. Soit tu joues le jeu de la propagande gouvernementale et tu es associé au régime, et tu peux alors vivre de ton art ; soit tu t’y opposes et tu n’as aucune chance de survivre, et dans ce cas tu es obligé de fuir et de rechercher une plus grande liberté, généralement au Portugal.

PAM : Dirais-tu qu’une partie des Portugais s’est pris de passion pour les danses et musiques africaines comme la kizomba, le kuduro et la afrohouse ?
P.C. : Je pense que les gens se sont rendus compte que la danse kizomba leur permettait de se socialiser plus facilement qu’en dansant le fado ou le rock. Et on est enfin en train de dépasser les critiques universitaires ou intellectuelles qui considèrent que c’est un art mineur, une musique très répétitive, moins riche… La kizomba et la afrohouse ont déjà surmonté ces critiques, mais le kuduro reste socialement stigmatisé, ici au Portugal, et même à Luanda, sa ville d’origine, d’où il est banni des clubs !

PAM : Pourquoi le kuduro est-il encore stigmatisé ?
P.C. : Voici ce que se disent les gens : la afrohouse, c’est quelqu’un de la classe moyenne, qui s’habille et danse à peu près comme moi. Le kuduro, c’est un punk, un type qui se pointe dans le club, habillé comme il veut, qui vient sans doute de la périphérie ou de la banlieue – du musseque de Luanda – et qui danse comme personne d’autre. Les gens en ont peur. Tu as encore là un exemple de racisme social.

PAM : Le kuduro a été une danse de révolte sociale populaire avant d’être une musique. Tu as pu être témoin de sa naissance en Angola ?
P.C. : Oui, et je pense que c’est la chose la plus intéressante que l’Angola a produite ces derniers temps. Cette danse est une catharsis sociale très puissante qui n’avait rien de très attirant au début : c’étaient des gamins qui avaient perdu une jambe à cause de la guerre civile, ou des gens qui faisaient semblant d’être unijambistes, et qui exprimaient un stress lié à ce conflit. Le kuduro n’a été socialement accepté en Angola et au niveau international qu’à partir du moment où les Buraka Som Sistema en ont fait une version musicale pop qui sonnait bien dans les clubs. On m’avait demandé de préparer une émission spéciale kuduro pour la radio nord-américaine NPR. Après avoir envoyé plein de chansons et discuté du sujet avec le rédacteur en chef de l’émission, il a fini par me dire que ça ne pouvait pas passer à l’antenne. Si une musique n’est pas digne de passer sur les ondes d’une radio aux États-Unis, c’est le signe qu’elle est novatrice.


IL FAUT SANS CESSE ESSAYER. ESSAYER DE RATER. OU ESSAYER DE RÉUSSIR.


PAM : C’est la même histoire avec la musique des producteurs du label Príncipe Discos à Lisbonne : leur musique est très brute au niveau de la production et les patrons des clubs de musique afro interdisent aux jeunes producteurs de passer leurs propres tracks lorsqu’ils sont embauchés comme DJ !
P.C. : Oui, ils sont à la limite, mais ils font quand même attention sur le mastering et l’artwork. Ça sort brut de Fruity Loops, mais il y a une étape de post-production. Et je pense que ce sont d’ailleurs le visuel et le texte qui accompagnent le disque qui permettent de faire passer le côté brut du son. À Luanda, au contraire, j’aime bien l’idée que tu puisses acheter une compilation dans la rue, sans pochette et sans aucune information. Et tu as 15 chansons dont tu ne sais rien, certains sont géniaux, d’autres sont complètement ratés, comme tout dans la vie.

PAM : Tu aimes expérimenter. Cette idée de tentatives qui mènent à l’échec ou à la réussite artistique, est une constante avec Batida, non ?
P.C. : Oui, il faut sans cesse essayer. Essayer de rater. Ou essayer de réussir. Je pense qu’il n’y a encore rien dont je sois complètement satisfait dans ce tout que j’ai fait, d’autant plus que ça inclut de la musique, de la danse, un travail sur la mémoire, et une volonté de faire quelque chose qui n’a pas encore été fait. Mais certaines choses se rapprochent assez de ce que je souhaitais faire, comme « Bazooka » et « Pobre e Rico ».

PAM : Tu peux nous raconter l’histoire de « Bazooka », un moment-clé dans la carrière de Batida, qui utilise le sample de « Basooka », un morceau iconique de la musique traditionnelle angolaise chanté par Carlos Lamartine (le single 45 tours se vend entre 100 et 150€ sur Discogs) ?
P.C. : Je fais les choses parce que je sens qu’il faut que je les fasse pour moi. « Bazooka », je l’ai enregistrée et je l’ai envoyée à Carlos Lamartine, à qui j’ai emprunté le sample. Je n’ai gardé qu’un minimum de l’original, et j’ai fait une nouvelle chanson. Je lui ai fait écouter, sans autre introduction qu’un coup de fil pour lui dire « je vais t’envoyer par e-mail un morceau que j’ai fait ». Il a écouté, et m’a dit qu’il aimait beaucoup les arrangements, mais qu’il y avait une chose qu’il n’aimait pas : au milieu de la chanson, il y a une voix qui parle de deux leaders de la guerre civile angolaise, Dos Santos [José Eduardo dos Santos, deuxième président de la République d’Angola au pouvoir depuis 1979, et président du MPLA – Mouvement populaire de libération de l’Angola] et Savimbi [Jonas Savimbi, fondateur de l’UNITA – Union nationale pour l’indépendance totale de l’Angola]. Et bien Carlos Lamartine trouvait que ces voix sonnaient faux ! C’est sa seule critique négative, j’ai trouvé ça très drôle. D’autant plus qu’aujourd’hui, Carlos Lamartine est un diplomate angolais, et non plus un artiste ou un chanteur engagé, et il aurait pu rejeter ce kuduro dérangeant au niveau politique, qui était une provocation contre les leaders de la guerre civile. Et bien pas du tout, et il m’a encouragé à continuer mon travail. Au final, c’était le meilleur éloge qu’on puisse me faire. Et je n’avais pas besoin d’une autre opinion, ni d’une chronique de magazine. J’étais totalement satisfait.

PAM : Comme pour « Pobre e Rico », disais-tu ?
P.C. : Oui, j’ai fait écouter le morceau final à Matadidi Mário [chanteur né en 1942 au Congo de parents angolais, et connu pour sa carrière en Angola depuis l’indépendance]. On était dans le jardin, je lui ai passé les écouteurs, et il a adoré la chanson. Ce n’était pas gagné : j’ai utilisé son idée musicale, enlevé sa voix, fait un nouveau beat, et rajouté des voix dont on ne peut deviner l’origine et qui sont une affirmation sociale forte [extrait de Sambizanga (1972) film de Sarah Maldoror qui raconte la torture d’un militant indépendantiste angolais]. Au final je n’ai quasiment pas utilisé sa voix, sauf quelques secondes à la fin. Malgré tout, il a adoré le morceau. Il m’a quand même demandé si la musique n’était pas « rayée » au début, quand on entend un beat syncopé [rires]. Puis il s’est mis à danser, a passé les écouteurs à sa femme qui s’est mise à danser, elle aussi. Je n’ai pas besoin de journaliste pour juger ma musique !

PAM : Tes productions sont validées par les artistes que tu admires, et c’est suffisant ?
P.C. : J’aime l’idée que les gens qui sont nés où je suis né me reconnaissent comme venant du même endroit qu’eux. Ça veut dire que je peux communiquer avec eux. Je me rappelle une fois, à Sambizanga [un musseque de Luanda], où je faisais écouter une de mes productions à des amis. Et l’un d’entre eux ne croyait pas que j’avais pu faire ça, moi qui ne vit pas à Luanda. Selon lui, seul un Angolais avait pu composer ça. C’était là encore la meilleure critique qu’on puisse me faire.


ON A ENFIN TROUVÉ NOTRE PLACE ICI AU PORTUGAL, MAIS SANS LE SOUTIEN DE L’ÉTAT PORTUGAIS OU ANGOLAIS.


PAM : Pourtant, quand on entend DJ Marfox, difficile de dire que ses parents sont de São Tomé-et-Principe et qu’il est né à Sacavém dans la banlieue de Lisbonne. On entend un kuduro très angolais.
P.C. : Oui, c’est sûr ! Le son de Marfox est très angolais, ou disons que c’est le son d’un Lisboète d’origine angolaise. Ça me rappelle DJ Satelite [un producteur angolais récemment installé à Lisbonne] qui m’a dit un jour qu’il avait « un radar à musique angolaise ». C’était pour rire, mais il m’assurait qu’il pouvait distinguer un DJ angolais d’un autre DJ. C’était une façon de montrer sa passion pour la musique d’Angola. Et puis ici à Lisbonne, il y a tout un crew de jeunes producteurs, noirs ou blancs, qui font une musique très inspirée des sons angolais.

PAM : Tu as vu l’émergence de la musique électronique à Lisbonne. Tu peux nous en parler et faire mentir Kalaf (Buraka Som Sistema) qui en 2011 écrivait : « même avec tout le vacarme qu’on a réussi à faire autour du kuduro, aussi bien nous – les mecs cools de la scène dance lisboète – que les kuduristes de Luanda, nous avons été incapables de produire une chanson suffisamment pop pour attirer l’attention du grand public et faire entrer ce genre musical dans les charts. »
P.C. : Quand Kalaf a écrit ça, et même si le hit des Buraka, « Wegue Wegue », était déjà sorti, il n’était pas dans une position aussi confortable qu’aujourd’hui, quand son groupe fête 10 ans d’existence au pied de la tour de Belém [l’équivalent en France serait le Trocadéro ou le Champ de Mars au pied de la Tour Eiffel]. Je me rappelle de Kalaf à ses débuts à Lisboa, à la fin des années 90. Il faisait de la radio sur Rádio Marginal, et était DJ au Fez, un club marocain. Il a intégré le Cooltrain Crew de Johnny [avec DJ Riot et Lil’John des futurs Buraka] qui à l’époque promouvait le jazz et la drum’n’bass.

PAM : Tu veux dire qu’avant le début des années 2000, on n’entendait pas de musique afro dans les clubs de Lisbonne ? Comment ça s’est passé ?
P.C. : L’histoire a tendance à être réécrite de nos jours, comme si la musique africaine avait toujours été diffusée à Lisbonne. Mais en réalité, on faisait comme beaucoup de gamins de cette génération en Europe : on imitait ce qui se faisait aux États-Unis et en Angleterre. La musique africaine était trop stigmatisante. Où est-ce que tu comptais passer du Bonga, hormis dans les clubs africains comme le B.Leza, où allaient danser tes parents et ta famille ? Avec tes amis cool, tu ne parlais pas de cette musique. C’était celle des adultes ! On essayait de créer autre chose ensemble. Johnny était le boss du reggae et de la drum’n’bass à Lisbonne, et son émission radio sur Marginal précédait celle des Kussondulola. Ce groupe est le pionnier du reggae roots au Portugal, dès 1995, avec Tá-se Bem, un disque incroyable. C’est très Wailers, Peter Tosh, mais aussi très lisboète. Et ça n’a pas fonctionné. Tout comme la première génération de rap, ou de funk avec Pedro Abrunhosa (et l’album Viagens featuring Maceo Parker en 1994). C’était complètement novateur pour le Portugal à l’époque d’entendre du funk ou du jazz, des rythmes syncopés. Si tu jouais ce genre de musique dans un club, tu vidais la piste de danse, et les gens te disaient qu’ils étaient « choqués » – c’est le mot que j’ai entendu lors d’un de mes DJ sets à l’époque. Alors tu peux imaginer comme c’était compliqué. Le rap le plus intéressant qu’on écoutait à l’époque était le rap français, je crois bien. Ce n’est qu’au début des années 2000 que certains producteurs, comme MCK, qui ont commencé à sampler des disques de musique africaine des années 1960 et 1970. C’est là que j’ai commencé mon émission radio, Radio Fazuma. Mais au début, c’était Fela Kuti ou Manu Dibango, pas encore Bonga, Teta Lando, pas encore les musiques d’Angola ou du Cap-Vert. Des artistes considérés comme africains modernes. Mais aujourd’hui, 15 ans plus tard, je vais chez Bonga et on cuisine ensemble, ou je discute avec Waldemar Bastos quand on se croise. En toute modestie, j’ai l’impression qu’on a repris les choses là où certains des anciens les ont arrêtées. Prends Paulo Flores : aujourd’hui, je trouve qu’il est beaucoup plus proche des musiques militantes d’un Bonga ou d’un Teta Lando qu’à ses débuts.

PAM : Comment expliques-tu que vous ne revendiquiez pas vos racines angolaises ou africaines à l’époque ?
P.C. : Quand tu disais « je suis angolais », les gens pensaient tout de suite à la guerre civile, qui a duré jusqu’en 2002. Et personne ne voulait rentrer au pays. Alors tu disais « je suis dans le rap » ou « je suis dans la drum’n’bass ». Ce n’est que plus tard qu’on a commencé à inventer une façon d’être angolais en musique ou en littérature. On a enfin trouvé notre place ici au Portugal, mais sans le soutien de l’État portugais ou angolais.


LA MUSIQUE POPULAIRE PORTUGAISE D’AUJOURD’HUI INCLUT LE FUNANÁ, LA KIZOMBA ET LE KUDURO. MAIS À LA TÉLÉVISION, ON NE VOIT QUASIMENT PAS DE GENS DE COULEUR.


PAM : Batida, Buraka Som Sistema, Príncipe Discos… vous, les artistes africains avez avez finalement trouvé un certain succès ici et la musique africaine s’entend beaucoup plus aujourd’hui au Portugal.
P.C. : Oui et non, je dirais. La musique populaire portugaise d’aujourd’hui inclut le funaná, la kizomba et le kuduro. La pimba portugaise est devenue africaine. L’indie alternatif est devenu africain. Mais qui est l’artiste de kuduro le plus populaire au Portugal ? Ce ne sont pas les Buraka, mais c’est Emanuel, avec 14 millions de vues sur YouTube, alors que sa chanson [« O Ritmo do Amor »] n’est pas un kuduro. Les choses sont bien plus équilibrées aujourd’hui. Et voyons maintenant le côté négatif : quand tu allumes la télévision portugaise, tu entends de la musique aux influences africaines, mais tu ne vois quasiment pas de gens de couleur. Il faut se rappeler que le hip-hop a mis des années à se faire une place sur MTV aux États-Unis, et qu’il a longtemps eu l’image négative liée au gangsta rap. Les artistes qui viennent de la marge ont toujours beaucoup de mal à être acceptés et promus par l’élite intellectuelle des médias ou de l’industrie musicale. On imagine qu’ils ne peuvent être que des entertainers qui font de la musique légère, pas intelligente et pas inventive. Pour résumer, il y a deux problèmes : à Luanda, les artistes angolais n’avaient pas conscience de la qualité de leur production. Et pareil au Portugal, pour deux raisons : le mépris colonialiste, et la faible auto-estime portugaise. Il y a un potentiel incroyable dans tous ces groupes. Mais on a encore du boulot !

Photos : Nuno Barroso (Lisbonne) sauf mention contraire

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