En 2022 et 2023,Piranha Arts a organisé en collaboration avec Nyege Nyege deux résidences de six semaines chacune à Kampala (Ouganda) et Hambourg (Allemagne). Trente artistes venus du continent africain et du territoire allemand, issus d’une nouvelle génération créative, se sont réunis avec l’objectif de déconstruire et réinventer leurs pratiques artistiques. C’est par l’expérimentation, la performance et l’échange dans des lieux non conventionnels, entre deux hémisphères et une myriade de langues, que ce programme de résidences s’est attaqué aux concepts d’appropriation, d’héritage, de collaboration et de création. Se jouant des obstacles et des tensions, au-delà de l’euphorie collective des festivals et des expériences bruitistes hardcore, voici le récit d’une aventure marquée par une créativité explosive et des échanges culturels intenses, au sein d’une communauté d’avant-garde qui relie Kampala à Hambourg.
C’est après une première rencontre dans la ville finlandaise de Tampere où s’est tenu le Womex 2019, que Nyege Nyege, fort de son catalogue de 50 artistes, a décidé de faire équipe avec Piranha Arts, une agence créative basée à Berlin. Au cours de ce festival de showcases qui a l’habitude de révéler les talents émergents de l’underground international, la discussion entre les deux structures allait être le point de départ d’un formidable mouvement d’idées et de personnes.
Nyege Nyege est un collectif basé en Ouganda, offrant au public «l’envie irrésistible de danser» depuis sa création en 2013. Label, agence de booking et organisateur de festivals, Nyege Nyege propage le son hardcore ou expérimental (et parfois les deux) aux quatre coins du monde, que ce soit pendant le festival éponyme sur les bords ougandais du Nil, ou sur les scènes européennes les plus prestigieuses de l’avant-garde électronique. Quant à Piranha Arts, on lui doit le Karneval der Kulturen de Berlin, un défilé de rue qui depuis 1996 rassemble chaque année un million de participants. L’agence allemande est également aux commandes du Womex – showcases, conférences et expositions – et gère le label indépendant Piranha. En somme, la combinaison parfaite de deux organisations qui ont en commun de réinventer la création artistique »
Dès le coup d’envoi du projet, Nyege Nyege a procédé à une sélection d’artistes de son propre catalogue, ainsi que de figures actives de la scène électronique en Allemagne. Rapidement, la logistique s’emballe : on crée des groupes de travail, on établit calendriers et plannings, et on saute dans les avions, trains et bus direction Kampala ou Hamburg. Aucune obligation de résultat, ni de forme attendue pour ces cellules collaboratives créés spontanément ou par suggestions, mais les contraintes de la résidence sautent aux yeux : il suffit de voir les visages ainsi que les espaces offerts. Pour la promotion 2022, une villa à la façade rose côté ougandais, et côté allemand un navire de pêche désaffecté de l’ex-RDA.
Au bout d’une étroite piste de terre en périphérie de Kampala se cache la villa Nyege Nyege. Duplex sur deux étages doté d’un grand jardin, d’une arrière-cour et de beaucoup d’espace pour se relaxer et créer, les après-midis y sont souvent chaudes et moites, la lumière du crépuscule intensifiant le rose de sa façade. Les murs intérieurs sont recouverts des posters des fêtes passées ou des albums maison, déjà cultes. En son centre se trouve le « centre de commandement », truffé de machines, microphones et divers câbles, où l’équipe de Nyege Nyege élabore des projets, griffone frénétiquement des plans sur un tableau blanc, ou reste simplement à l’affût d’une nouvelle idée.
Ici les artistes collaborent selon un planning assez chaotique, la musique s’échappe de toutes les pièces, et n’importe qui peut s’inviter pour poser des questions ou proposer des idées.
Pendant les rares moments de repos, les résidents font une pause dans la cour, avalent un repas, et envoient balader les meutes bigarrées de chiens errants.
Les murs de béton rose renferment plusieurs chambres, des studios d’enregistrement, des espaces de travail et des pièces à vivre.
Un incessant mélange de langages et d’habitudes cohabite joyeusement, et se termine régulièrement par une jam collectif ou un moment de répit, au calme sous le grand ficus.
Ce lieu unique en son genre sera le QG de la Phase 1, qui s’est déroulée à l’été 2022. C’est là que les artistes ont passé des semaines à ruminer leur vision créatrice. Les projets y ont trouvé leur forme initiale, dans l’attente de cette explosion de beauté et de chaos qu’est le Nyege Nyege Festival aux chutes d’Itanda qui brassent les eaux du Nil. «C’est un boulot super intense, mais sacrément enrichissant», explique Pauline Bédarida aka PÖ, artiste et DJ franco-ghanéenne, collaboratrice de longue date du collectif, et désormais véritable couteau suisse d’Afropollination. «Voir tout le monde réuni ici… c’est comme une famille.»
De l’autre côté du Globe, à Hambourg, le Stubnitz étire ses 80 mètres le long d’un qui de l’Elbe.
Cet ancien bateau frigorifique de l’ex-RDA a été reconverti dès 1992 en plateforme culturelle itinérante. Le poids-lourd de plus de 2,5 tonnes navigue depuis Rostock dans les eaux de la Baltique et de la mer du Nord, stationnant temporairement dans des villes comme Amsterdam, Copenhague, Newcastle, Hambourg, Saint Petersbourg, ou encore Londres.
La vue depuis le pont supérieur, sur la zone industrielle de Hambourg Sud.
À l’intérieur, de lourdes portes coupe-feu isolent du bruit, plongeant les résidents dans un espace hors du temps.
S’étendant sur quatre niveaux au-dessus de l’eau, l’édifice offre énormément d’espaces de vie et de travail, où les résidents peuvent enregistrer un morceau ou partager un repas.
En son centre, l’ancienne et immense salle de stockage des poissons pour les longues sorties en mer, est désormais utilisée pour les concerts et autres événements.
Partout ailleurs, nichées entre les tubes de refroidissement et autres vannes et soupapes, on trouve des salles de répétition et des espaces collaboratifs. Des bénévoles à bord du Stubnitz entretiennent les studios de production et les lieux de performance, tandis qu’un chef prépare des repas à toute heure du jour et de la nuit. C’est dans ce labyrinthe d’espaces étriqués que se déroule la Phase 2 de la résidence, où les idées seront à nouveau triturées et torturées. Les dates de présentation à Berlin approchant, l’effervescence de la résidence est palpable.
Si les artistes sont réunis dans des espaces aussi magnifiques qu’étranges, il n’est pas si évident de collaborer dans ce mélange de disciplines, et au milieu de barrières culturelles et souvent linguistiques. Il faut donc un certain niveau de confiance, de patience et de conviction pour laisser éclore l’esprit de collaboration. Il faut dire qu’à travers la cohabitation dans un même lieu de vie, les membres du groupe ont déjà fait connaissance avec leur travail respectif, posant d’emblée les bases d’une bonne intégration créative et intime. Les défis ne manquent pas pour autant, car chacun arrive avec ses connaissances et ses limites. Et il faut une bonne dose de pragmatisme au quotidien pour surmonter tous ces obstacles sur la route de la créativité.
Pour certains des participants, ça coule de source. C’est le cas d’Astan Ka, une artiste franco-malienne qui vit à Berlin et a décidé de s’associer avec l’artiste multidisciplinaire rwandaise Binghi. Si les deux partageaient déjà une certaine vision afrofuturiste, de par leurs parcours respectifs, leur duo a fait ses premiers pas sur la scène ougandaise du Nyege Nyege Festival (avec l’aide de Thelma Ndebele aka Dormant Youth) ainsi qu’à bord du Stubnitz. L’univers vocal d’Astan Ka et les battements sourds des productions de Binghi contribuent à façonner un univers en expansion.
Astan Ka, membre du collectif berlinois Sonic Interventions, est l’esprit visionnaire cachée derrière le «gangsta jazz», un genre qu’elle a elle-même inventé. Quand elle n’est pas sur scène avec le groupe Asphalt Djelis, Astan sort ses propres productions sur lesquelles elle rappe et chante en langues française et anglaise, comme dans son single «Charcoal».
Binghi est également une artiste aux talents multiples. Productrice autodidacte explorant les motifs rythmiques spirituels, mais aussi DJ et artiste visuelle, son champ d’action est large. C’est sous vrai nom, Cheryl Isheja, que la Rwandaise a fait ses débuts au cinéma dans le déjà culte Neptune Frost, sorti au festival de Cannes – un film qui pourrait être la traduction visuelle du son de Binghi.
«On n’a pas besoin de trop réfléchir à ce qu’on va faire. C’est une expérience totale, et je suis curieuse de voir où ça nous mène. J’ai envie de sentir les basses vibrer au sol.» – Binghi
Bien plus que de simples collaboratrices, les deux sont rapidement devenues amies, travaillant de concert avec plaisir et enthousiasme.
Mais la rencontre n’est pas toujours aussi évidente, et il est parfois nécessaire de forcer les choses pour construire la connexion. Le duo formé par Bryan Bayana aka Afrorack et Jessica Ekomane a su dépasser un abîme de différences.
Afrorack est un authentique anti-conformiste. Ce natif d’Ouganda a fabriqué un des premiers synthétiseurs modulaires DIY du continent.
Ce projet né d’une curiosité personnelle a poussé Afrorack à fouiner dans les boutiques de réparation, collectionner les tutoriels et déchiffrer les schémas de circuits électroniques glanés sur le net, afin de construire ses machines musicales.
Le résultat sonore est une forme unique d’acid-house africaine, façonnée par les sons électroniques des synthés et les rythmes complexes de son Ouganda natal.
L’autre moitié du duo s’appelle Jessica Ekomane. Franco-camerounaise, la musicienne et artiste sonore basée à Berlin s’intéresse aux mathématiques, à la physique, au passage non linéaire du temps, pour en extraire des performances et des productions cathartiques sur fond d’ambient. Chacune de ses compositions contient d’innombrables événements sonores distincts les uns des autres, faisant évoluer les textures de façon abrupte ou, au contraire, à peine perceptible.
«Un de nos points communs est de construire les choses de A à Z.» – Jessica Ekomane
Avec ces deux artistes si singuliers, chacun doté d’une esthétique et d’une identité très fortes, la collaboration exigeait plus d’énergie et de concessions. Un défi que la paire a su relever avec originalité, prenant le temps de trouver la combinaison entre le style très percussif d’Afrorack et le «son non-linéaire» D’Ekomane. Leurs efforts ont abouti au CTM, festival berlinois de musiques et arts visuels, lors d’une performance plébiscitée par le public. Et si les attentes exigeantes de ces deux esprits créatifs de haut rang les ont privés de l’idée de succès immédiat, force est de constater que les visuels filmés par Jan Moss et interprétés par la danseuse FannyLove en Ouganda ont fini de dévoiler les promesses de la dynamique si spéciale du duo.
Pour d’autres, la résidence est une fenêtre opportunément ouverte sur d’invraisemblables collaborations, entre des esprits créatifs aux univers éloignés. C’est le cas du trio formé par DJ Diaki, Zoë Mc Pherson et Jay Mitta, respectivement rénovateur du balani, ovni de la scène techno berlinoise, et pionnier tanzanien du singeli. Pas facile de leur trouver des points communs, si ce n’est la pulsation implacable de leur musique. Et la vitesse. Une vitesse folle.
Le son du balafon à la sauce électronique, base de la musique que DJ Diaki a rendue célèbre depuis son Mali natal, n’est que pure folie trépidante. Apparus à la fin des années 1990 dans la capitale Bamako et ses environs, Diaki et ses camarades ont eu l’audace de recréer sur des boîtes à rythmes, synthés et logiciels informatiques (DAW) le son des ensembles traditionnels formés d’une dizaine de musiciens. Le résultat est une version brute et sans concession de cette musique de danse qui confine à la transe, osant carrément mêler au balafon traditionnel des éléments empruntés au kuduro et au coupé-décalé.
En descendant la carte en direction du Sud-Est, on trouve la musique singeli, qui pourrait être l’ancêtre moderne du taarab en version très accélérée, pleine de basses et bourrée de gimmicks électroniques extravagants. Jay Mitta, qui a fait ses classes dans les studios Sisso, l’un des légendaires ateliers de production de singeli associé à Nyege Nyege, porte haut le flambeau des rythmes sans fin et des performances visuellement époustouflantes de ce phénomène émergent qui fait sensation. Des classiques comme le Tatizo Pesa (2018) de Mitta sont désormais partie intégrante de la bande-son de ce mouvement de la jeunesse qui vibre dans les «block parties».
Ajoutez à cela les textures complexes de la franco-irlandaise Zoë Mc Pherson, sculptrice sonore basée à Berlin qui façonne une techno d’avant-garde, et on obtient une création mutante de sonorités explosives.
«On envoie du lourd chacun de son côté, mais on s’écoute attentivement. C’est ça qui est beau.» – Zoë Mc Pherson
Tout fan de pyrotechnie et de polyrythmie qui se respecte ne pourra qu’être intrigué par ce curieux amalgame. Les plus téméraires pourront se plonger dans ce chaos aux relents psychédéliques. Les artistes eux-mêmes ne sont certainement pas sortis indemnes de la puissance délirante du son de chacun d’entre eux.
Techno-balani ? Singeli du futur ? Les caractéristiques volcaniques de la triple influence restent à déterminer. Mais qu’il s’agisse d’une synthèse de visions afro-futuristes, d’un conflit théorique entre scientifiques du son ou d’une collaboration entre des entités hallucinantes et hallucinées, le résultat est une œuvre d’art, une sculpture unique faite de pièces originales.
Cependant, une véritable collaboration ne consiste pas simplement à tenter tout et n’importe quoi en espérant que ça marche. Il doit y avoir une volonté consciente de partager ses connaissances. Et en ce sens la symbiose n’est pas toujours au rendez-vous. L’information doit parfois être donnée sur un mode explicite, didactique et pédagogique, et les suppositions et préjugés doivent être exorcisés. En somme, les artistes doivent devenir des enseignants de leur propre geste, de leur culture et de leur vision. Lors de son passage en Allemagne, Afropollination a organisé, en collaboration avec d’autres partenaires du festival, une série d’ateliers pour permettre aux artistes de partager leur pratique avec les autres participants ainsi qu’au reste de la communauté.
Menzi, pionnier de la musique gqom en Afrique du Sud, a animé l’un de ces ateliers au festival CTM de Berlin, point de rencontre de nombreux DJs et producteurs internationaux. Originaire de Durban, Menzi est à l’avant-garde du gqom, cette musique de club profonde et sombre venue d’Afrique du Sud. Le son évoque les esprits maléfiques et le surnaturel inquiétant. «Effrayant mais d’une façon excitante», précise Menzi au public de l’atelier. Moins compris et moins à la mode que l’amapiano, son homologue jazzy et house, le gqom possède un pouvoir unique niché dans ses hurlements étouffés et ses basses fracassantes au point de faire bouger le public des clubs du monde entier.
À Berlin, Menzi a pris le temps d’expliquer les origines du gqom et sa vision du son en tant que producteur.
Son ordinateur personnel relié au vidéoprojecteur, Menzi a dévoilé les techniques de production qui font le gqom.
En revenant sur les origines du genre à l’aide d’une version piratée de Fruity Loops, il a offert aux quelques curieux présents une chance précieuse de décrypter cette musique marginalisée.
Pour Afropollination, Menzi a été associé au producteur français Debmaster, basé à Berlin. Artiste prolifique et producteur de certains des artistes les plus charismatiques du catalogue Nyege Nyege – dont MC Yallah et Aunty Rayzor – Debmaster a une approche expérimentale du hip-hop, du 8bit, de la musique glitch et d’autres sons inclassables.
Les deux producteurs ont échangé sur leur savoir(-faire), dans les moindres détails. Un fil conducteur est enfin trouvé, et c’est souvent plus par intuition qu’en suivant une quelconque logique. Il s’agit ensuite de se remonter les manches, en procédant à un peu de rétro-ingénierie à base de mouvements de souris à travers les DAWs pour espérer découvrir une tendance universelle. «Je pense que nous avons créé un tout nouveau genre», s’amuse Debmaster sous les lumières phosphorescentes du Stubnitz.
Originaire de Dar es Salaam, Jay Mitta a organisé son propre atelier pour présenter la musique singeli. Avec l’aide de Nyege Nyege et les prouesses de certains de ses pionniers, dont DJ Sisso, et de la nouvelle écurie de talents telle Maiko, le singeli a déjà fait des vagues à l’international. Le Sound of Sisso est déjà un classique culte aux quatre coins du monde, et ses versions vinyles et K7 sont vendus sur des plateformes de premier plan comme NTS Radio. Jay Mitta a également été l’un des premiers artistes de singeli à effectuer une tournée hors du continent africain.
Les mélodies joyeuses et les rythmes qui fusent à toute vitesse sont sans conteste de la musique dance dans toute sa splendeur. Mais à la première écoute, difficile d’accrocher complètement, sauf à vivre en live l’esprit contagieux des performeurs de singeli. Axé autant sur l’expérience que sur la technique, le singeli est une musique généralement mixée en direct avec des samples de batterie programmés sur des claviers d’ordinateur via Virtual DJ, un logiciel gratuit. Ce qui permet aux DJs et producteurs de singeli de mixer facilement une infinité de pistes aux rythmes ultra dynamiques, jusqu’au petit matin.
Sisso et Maiko ont poussé cette approche à son paroxysme, allant jusqu’à jouer du clavier derrière leur tête, avec la langue, ou les yeux bandés comme ils l’ont fièrement prouvé lors du Nyege Nyege Festival Paris ou de leur récente Boiler Room. Une performance qu’ils ont perfectionnée pendant les nombreuses semaines de leur résidence à l’Afropollination. S’ils ont à cœur de partager les coulisses du singeli, c’est la face visible que le duo choisit de mettre en avant : car la danse, l’énergie, les moments de performance live sont l’essence pour eux du genre. Ce qui nous amène à l’élément indissociable de la résidence (et de la musique en général) : la danse.
Pour les organisateurs de la résidence, les échanges interdisciplinaires étaient aussi importants que les échanges internationaux. Qu’il s’agisse des disciplines musicales (production, deejaying, interprétation, composition) ou de la culture au sens large, on a souvent tendance – par facilité- à cloisonner les spécialités artistiques dans leurs tours d’ivoire respectives.
Mais une évidence résiste : la musique et la danse sont indissociables, l’une informant l’autre. Et c’est dans ce va-et-vient de conversations que les corps se déplacent vers les rythmes et vice-versa. Pour Afropollination, la danse était un élément crucial pour enrichir la pollinisation croisée. Pour le public comme pour les participants, la danse a permis d’incarner l’expérience, au sens propre. Souvent qualifiée de «performance», la danse a transcendé les frontières artistiques des festivals et des lieux de résidence pour interagir avec le public.
«L’idée était de faire le plus d’expériences possible, mais toujours avec plaisir et en incluant tout le monde.» – Violaine Le Fur
Sous la direction artistique de Violaine Le Fur, des groupes ont été constitués, des ateliers et des sessions de mouvement ont été organisés, et des performances avant-gardistes spectaculaires ont été partagées avec le reste du monde. Directrice créative du collectif Yoké, Violaine travaille dans toute l’Afrique en organisant des ateliers, des expositions et des événements culturels. En tant que curatrice au sein du collectif Nyege Nyege, Le Fur participe également à la programmation danse et performance du festival et encourage les collaborations avec d’autres festivals et collectifs africains indépendants tels que Kinact (RDC), Modaperf (Cameroun) et Balabal’art (Congo Brazzaville).
L’artiste pluridisciplinaire camerounais Zora Snake faisait partie des danseurs.
Lors du festival Nyege Nyege, Zora a choisi de présenter son spectacle en dehors des barrières et contrôles de sécurité du festival, en guise d’offrande à la population locale.
Accompagné par les Tambours Royaux du Burundi, par la danseuse congolaise Sara Ndele et par le collectif KinAct de Kinshasa, le spectacle ultra-futuriste et pourtant profondément symbolique de Zora fut une démonstration de générosité, de transcendance et d’avant-garde pure.
Les monstres recyclés qui suivaient Zora font partie du collectif KinAct venu de République démocratique du Congo (RDC). Parmi eux, Eddy Ekete, le fondateur du groupe, récupère des déchets dans les rues surpolluées de Kinshasa et les transforme en œuvres d’art : des costumes faits de bouteilles en plastique, de vieilles pièces de voiture ou d’éclats de verre. Il n’y a pas de limite au potentiel de recyclage dans leur travail.
C’est une métaphore qui colle tout à fait à la performance de Zora Snake qui «recycle» le symbolisme et la tradition souvent rejetés ou négligés, créant ainsi une réinterprétation moderne sous la forme d’une danse rituelle. «C’était une façon de faire une offrande aux familles du village et d’apporter la paix», explique Zora Snake à propos de son spectacle itinérant montré aux chutes d’Itanda.
«Le corps est un lieu magique; c’est l’architecture de la vie.» – Zora Snake
Une performance similaire a eu lieu avec d’autres danseurs, au Ggaba Fish Market de Kampala pas loin de la villa Nyege Nyege. Cette troupe de danse improvisée, composée de Sara Ndele, Fanny Love et Shanny J, s’est rendue dans le public pour présenter la magie de leur art à des habitants sans préjugés.
Il s’agit là d’une équipe prestigieuse. Fanny Love est une danseuse camerounaise habituée à travailler avec des chorégraphes internationaux, elle a remporté nombre de concours de danse locaux et a été finaliste de l’émission L’Afrique a un incroyable talent. Sara Ndele est une collaboratrice de longue date de KinAct et membre de l’Académie des beaux-arts de Kinshasa. Quant à Shanny J, c’est une waackeuse, vogueuse et chorégraphe réputée qui accompagne des artistes tels que Meek Mill, Boity ou Kamo Mphela.
Au centre du marché Gbaga, Zora commence par une nouvelle offrande rituelle. Sara se débarrasse d’un des costumes de KinAct et s’élance vers le ciel nuageux. Fanny Love entre et sort d’un baril de pétrole rempli d’eau. Shanny J se déplace vêtue des restes d’une tente et d’un hula hoop récupérés sur le site du festival Nyege Nyege. Sisso et d’autres martèlent un rythme sur des tôles recyclées, des tambours de fortune et des blocs de bois.
Le spectacle est étonnant. Les visages mi-choqués mi-amusés des enfants se fondent dans une joie débordante. Un souvenir qu’on gardera toute sa vie et une étincelle divine qui s’ancre profondément dans le vécu.
Contrairement à la musique, dont les machines et les studios contraignent et façonnent le travail de l’artiste, la danse suit le corps où qu’il aille, et son enregistrement formel est donc visuel. C’est pourquoi le VJ et vidéaste Vincent Moon a été invité à pointer son objectif sur les performances et à leur donner une signification matérielle.
Cinéaste indépendant parisien de renommée mondiale, Vincent Moon est surtout connu pour sa collection Petites Planètes qui explore les folklores locaux, les musiques sacrées et les rituels religieux. Il plonge littéralement sa caméra au cœur de l’instant pour le partager gratuitement sur internet sous une licence Creative Commons.
Moon a ainsi pu capturer de nombreux spectacles de danse. L’un des plus saisissants a eu lieu au Gbaga Fish Market de Kampala, avec Natisa Exocé Kasongo. Franco-congolaise basée à Berlin, Exocé est créatrice de mode allergique au concept de limites, une performeuse incarnée et une artiste visuelle hybride. À ses côtés se trouvaient les danseurs tanzaniens Nana et Zai. Duo de twerk de dingue, Nana & Zai donne à voir des reines tanzaniennes du dancefloor, maîtrisant leur corps sur des rythmes qui tournent souvent à 200 bpm, minimum.
La performance et le film qui l’accompagne sont de vrais morceaux de bravoure.
Des visages stupéfaits entourent le trio.
Nana, Zai et Exocé incarnent les sons magnifiques et terrifiants de la chanson apocalyptique de Chrisman.
La danse est devenue l’expression de la musique de la résidence. Mais plus encore, elle fait le pont entre l’intérieur et l’extérieur. En travaillant avec le public, en dehors des portes du festival et sur les marchés locaux, les artistes ont su offrir leurs créations au reste du monde. La pollinisation en action.
Cependant, aucune des œuvres produites pendant l’Afropollination n’existe en vase clos. Les créations des artistes sont destinées à être partagées, leurs expériences ouvertes au public, au sens large. À plusieurs reprises au cours de la résidence, les résultats du programme ont été présentés publiquement.
Il y a eu, bien sûr, le légendaire festival Nyege Nyege organisé aux chutes d’Itanda, en Ouganda, sur les rapides du Nil. C’était le premier laboratoire scénique pour les résidences. Nichés sur une colline surplombant la rivière, des milliers de festivaliers venus du monde entier ont dû emprunter des chemins boueux pour se rendre sur les nombreuses scènes installées dans la pinède. Une foule multicolore et enchantée navigue dans les basses qui résonnent en permanence dans toutes les directions.
Ici, sous les arbres, un autre pionnier du gqom, DJ MP3, s’est associé à Menzi pour un set de gqom aux accents pop. Astan Ka et Binghi ont fait sauter les fêtards sous les champignons suspendus et les lumières rouges de la scène «Tropical». Thelma Ndebele aka Dormant Youth, maître de l’underground boom, propose un set aux côtés de Bloomfeld, star des clubs ethno-futuristes. Un déluge de musique en folie pour tous.
Plus tard dans l’année, il y a eu le CTM de Berlin. Ce festival allemand, plateforme musicale et artistique, était une étape parfaitement appropriée, puisqu’elle déclare dans sa feuille de route «connecter les expériences multi-perspectives, la réflexion critique, l’hédonisme et l’apprentissage collaboratif». Une mission étrangement similaire à celle de l’Afropollination. Jessica Ekomane et Afrorack s’y sont produits, sur la scène du HAU2, centre international de théâtre et de performance, profitant du spectacle pour affiner plus avant leur science du son.
Le vidéaste Jan Moss, qui a participé derrière l’objectif à une grande partie de l’expérience Afropollination en Ouganda, y a projeté son film Singeli Movement: Greed for Speed qui met en scène Sisso, Maiko, Jay Mita et d’autres, suivi d’une performance de Jay Mitta lui-même.
Le nouveau supergroupe baptisé 3OK (composé de Zoë Mc Pherson, Jay Mitta et DJ Diaki) s’est produit avec Nana & Zai au légendaire club berlinois Berghain (où les photos, c’est bien conny, sont interdites). Mais aussi Binghi et Astan Ka, ou INSHINZI (le trio de sortie de résidence formé par Bloomfeld, Phatstoki & Miziguruka), Menzi et Debmaster… Toutes et tous ont eu l’occasion de montrer les fruits de leur collaboration lors de l’un des événements électroniques les plus prestigieux au monde.
Et comme final, il y aura eu le Festsaal Kreuzberg de Berlin, en clôture d’Afropollination.
On y a pû y voir des cours de danse donnés entre autres par Exocé, Nana & Zai,
du cinéma en direct avec Vincent Moon,
des performances de danse avec Zora Snake,
et une soirée club qui a offert une plateforme aux artistes et groupes d’Afropollination,
tous vêtus des créations-collages maison de Kasapio, la marque d’Exocé. Vu de l’extérieur, Afropollination a su polliniser la communauté, avec brio.
Photos, clips, instantanés, textes et souvenirs… Le véritable héritage de la résidence réside dans la façon dont les personnes impliquées résonnent entre elles. Dans la façon dont chaque individu fonctionnera désormais au sein d’un monde nouveau. Une influence qui ne cessera de faire écho, un couloir de connaissances qui s’ouvre, une nouvelle amitié. Pour certains, il s’agissait d’élargir leur propre horizon. Pour d’autres, de renouer avec leur ancestralité. D’anciens espaces ont été réhabilités. Les navires de pêche sont devenus des lieux de spectacle. L’élite électronique habituellement tournée vers elle-même a offert des scènes à l’underground mondial émergent, comme au Berghain. Les empreintes boueuses des pas ont été emportées par le Nil en crue. La lumière et les formes de Kampala ont imprimé leurs contrastes sur les films et les disques durs. Après tout, il reste une notion du pouvoir explosif que renferme la créativité lorsque des personnes se réunissent, aussi disparates ou éloignées soient-elles. Une créativité spontanée ou concertée. Aisée ou compliquée. Peu importe : tendez la main et ouvrez cette porte. Et la nature fera le reste. Des groupes poursuivront leur collaboration, des noms seront oubliés… Car les résidences ne sont pas des produits, mais un processus. Et après le chaos et le tourbillon de la création, il ne reste plus qu’à laisser les choses s’épanouir.