Il paraît que le mois de mai sera celui de l’élévation. Ca tombe bien, chez Pan African Music et Shouka Records, l’élévation : on aime. Et la transe, aussi. Celle inspirée des musiques thérapeutiques, des rituels de possession. Oui, avec nos partenaires nous avons bossé, main dans la main, comme des possédés. En commençant par la sortie du documentaire Stambeli, dernière danse des esprits, réalisé par Augustin le Gall et l’auteur de ces lignes, co-produit avec APA.
Filmé entre le sanctuaire de Sidi Ali El Mekki au bord de la Méditerranée, et le cœur de la médina de Tunis, ce film en trois épisodes explore le stambeli, un culte menacé de disparition, à travers les portraits de trois personnages : le jeune maître de cérémonie Lotfi Karnef, Riadh Ezzawech, un des derniers médiums de Tunisie, ainsi qu’Amine Metani – musicien et taulier du label Shouka.
Le documentaire sera projeté pour la première fois aux Nuits Sonores, ponctué d’intermèdes hypnotiques, joués justement en live par Amine Metani – aka Mettani. C’est d’ailleurs lui qui signe la bande originale du dernier épisode de la série.
Amine est le co-fondateur du label Shouka Records, maison discographique très affûtée, campée à Lyon et spécialisée dans les musiques d’élévation, la transe électronique et la (ré-)appropriation culturelle. Et cette année, à l’occasion des vingt ans du festival Nuits Sonores, les artistes et sympathisants du label s’installent aux premières rangées de la programmation lyonnaise. Frigya (Imed Alibi & Khalil Epi), Nessym (Nessim Zghidi) – le secret le mieux gardé du label, sûrement en DJ set – Flore, productrice aux manettes de POLAAR, Glitter55 et Deena Abdelwahed joueront à Lyon, toutes et tous transfuges ou soutiens de la nébuleuse tunisiano-française Shouka, réunis par un amour immodéré par la bass music et la transe électronique.
Il ne manquerait qu’Ammar808 pour compléter cet imparable maillage musical et culturel. Mais il sera là en esprit, puisqu’il vient de signer chez Shouka « Super Stambeli » un quatre titres dédié fait de déclinaisons du fameux rituel de possession animiste.
Shouka, trésors en héritage
« Finalement, tout a commencé en 2010 par le stambeli et les musiques confrériques » se souvient Nessym, co-fondateur du label : « j’étais étudiant en composition électroacoustique sous l’égide de Bernard Fort, qui a produit, entre autres, un très grand nombre de disques et d’enregistrements. Passionnés par le field recording, Amine Metani et moi sommes donc partis enregistrer deux cérémonies de stambeli. C’était il y a plus d’une douzaine d’années, dans le sanctuaire de Sidi Ali El Mekki ainsi qu’à Bab Souika. De façon hyper naïve, en amateur. » précise le musicien tunisiano-lyonnais. « Ça a été un choc musical, esthétique, et identitaire aussi je crois. D’autant qu’enfant, quand je vivais en Tunisie, je me souviens que j’avais très peur des processions stambeli quand j’en voyais. Leurs masques m’effrayaient. Si nous avons monté un label, c’était précisément pour archiver, éditer et diffuser ces témoignages sonores. Car nous avions déjà bien senti leur fragilité, et leur possible disparition » explique Nessym.
La genèse de Shouka est liée aux musiques confrériques, couplées à un second référentiel, la musique électronique européenne : « Lorsque que Mettani (le nom de scène d’Amine Metani, NDLR) et moi vivions encore en Tunisie dans les années 2000, nous évoluions alors dans un microcosme très occidentalisé, sous influence de la scène anglaise. On trippait sur Prodigy et les Chemical Brothers. Mais on s’amusait déjà à sampler de la gasba (flûte en roseau, NDLR), mélangée avec de gros beats électroniques. On se sentait un peu seuls, et je crois que Shouka est né de cette singularité. De nos envies de modernité, chaînées avec nos backgrounds tunisiens, arabes et africains. Nuri, Ghoula, Deena Abdelwahed ou Arabstazy sont autant d’artistes du label qui se reconnaissent dans ces identités plurielles. Shouka, c’est notre base pour envoyer nos sons du futur, en direct des deux mondes. Avec une grosse part de notre ADN issue du stambeli. »
Retour aux sources sûres
Il était donc logique que de cette base s’envole Super Stambeli, première sortie de l’illustre Ammar 808 chez Shouka. Après avoir secoué toute la scène Global Bass en 2018 avec Maghreb United, puis mis en boîte Global Control / Invisible Invasion, à Chennai, dans le Sud de l’Inde, le producteur Sofyann Ben Youssef – armé de son projet subsonique Ammar 808 – vient de livrer au label sa vision toute personnelle du rituel stambeli : « ma première rencontre avec le stambeli remonte à plus ou moins vingt ans » nous a confié Ammar 808. « Je me suis retrouvé dans une zaouia (une maison sacrée dédiée à la confrérie stambeli, ndlr), à Tunis. Ça a été un véritable black-out, une claque spirituelle. Cet évènement m’a mis sur la voie de la découverte de cette pratique mystique, dont j’ignorais alors tout. J’ai cumulé, cumulé, cumulé… de la réflexion, de la pratique musicale également, puisque je joue du gombri (luth basse à trois cordes pincées, ndlr) depuis vingt ans. Je maîtrisais également une bonne partie du répertoire. Cela peut parfois prendre du temps à un artiste d’atteindre le point critique. Pour moi, il était temps. »
Sofyann quitte alors son studio en banlieue de Copenhague pour se mettre à la recherche d’un mâllem à Tunis. Appelé également yenna, ce maître de cérémonie est au centre de l’orchestre. Son instrument – le gombri justement – gouverne le rituel : « chaque yenna, chaque mâllem a une couleur musicale, une teinte spécifique. Ils se différencient par leur voix, leur façon de jouer. Dans ma quête, j’ai retrouvé Belhassen Mihoub avec qui il m’arrivait de jouer à l’époque. »
Belhassen est le mâllem de Dar Barnou à Tunis, le siège d’une des dernières confréries stambeli du pays. Vous pourrez d’ailleurs découvrir cette figure du culte dans l’épisode III de notre documentaire, Stambeli, dernière danse des esprits : « la marque de Belhassen, c’est sa polyvalence » explique Ammar 808. « Il a une ouverture qui lui permet de s’adapter à des contextes moins traditionnels, par rapport à d’autres mâllems tunisiens. Belhassen est issu de la tradition, il est dépositaire d’un héritage, mais il sait faire entrer la modernité dans le rituel. Un pied dans le sacré, l’autre dans le profane. Peut-être qu’une des formes de survivance du stambeli réside dans son hybridation, musicale en tout cas. D’autant que tous les rituels sont au service de l’humanité. Certains savoirs peuvent sauter des générations et ressurgir à nouveau, portés par des énergies volontaires. »
Comme les nombreuses énergies en présence chez Shouka : « j’aime l’étrange alignement de planètes qui est apparu pour que Super Stambeli puisse sortir sur le label d’Amine, Nessym et Khalil Epi. J’aime cette tentative de digitaliser, d’amplifier le rituel avec des milliers de watts ! »
« Ce takeover du label aux Nuits Sonores va nous permettre de déployer toute la richesse du label face au public lyonnais » ajoute Khalil Epi, l’autre moitié du binôme Frigya, membre actif de Shouka. « Une richesse qui puise sa source dans l’identité tunisienne, son patrimoine musical parfois invisibilisé, et notre appétit pour l’énergie du club. »
Le samedi 20 mai rendez-vous au cinéma Comoedia pour la diffusion des trois épisodes de notre série Stambeli, dernière danse des esprits. Une projection ponctuée d’interludes musicales jouées par le compositeur de la bande originale Mettani, qui sera accompagné par l’artiste vidéo Ghazi Frini. Cet événement est présenté dans le cadre du programme Extra! Nuits Sonores
Polaar x Shouka aux Nuits Sonores 2023, toutes les informations pratiques ici.