Roland Fatime est ce qu’on appelle en créole mauricien « ene figure » c’est-à-dire un personnage, connu pour sa gouaille. Petit homme de soixante-quinze ans, il se maintient en forme physiquement grâce au sport. Pourtant, il revient de loin. « Ma vie a été compliquée mais Dieu m’a béni », dit-il avec des accents mystiques. Issu d’une famille pauvre de la capitale Port-Louis, « Ti Roland » travaille dans les années 1970 comme docker sur le port, puis comme pêcheur sur un bateau japonais. C’est ainsi qu’il échoue en Afrique du Sud. « Je suis resté là-bas un certain temps sans papiers. J’ai été arrêté par la police et expulsé vers l’île Maurice. » Cette expérience hasardeuse lui vaudra à son retour au pays de se faire attribuer son futur nom de scène Ti l’Afrique (Petit l’Afrique) : « Je suis d’accord avec ce surnom, je suis un afrodescendant, le continent africain, Madagascar, tous les Noirs : c’est la famille. Je suis pour le mélange, comme le whisky de la marque Black and white ! »
En 1973, des bêtises, sur lesquelles il ne s’étendra pas dans l’interview, l’amènent en détention pendant un an : « Ce n’est pas facile de se sentir bien en prison. J’ai vu des détenus faire des travaux durs. Mon coéquipier était un criminel condamné à perpétuité. Je lui ai fait croire que ma peine était plus longue pour qu’il me laisse tranquille. » Repéré par un surveillant parce qu’il aime chanter, il se retrouve le dimanche à entonner des cantiques : « Le seigneur nous a aimés ». Cette expérience carcérale lui inspirera une de ses premières chansons « La misère noire ».
À sa sortie, le maton lance à Roland : « Laisse pas ton assiette rouiller ! », une expression mauricienne qui sous-entend qu’il va retourner par la case prison.
La révélation Star Show
Contre toute attente, c’est la musique qui mettra Roland sur le « droit chemin ». Un an plus tard il s’inscrit au Star Show, une émission de télécrochet diffusée sur la chaîne nationale, la MBC. Roland est déterminé à gagner :« Je suis venu en semi-finale avec des fans qui avaient écrit mon prénom Roland sur des pancartes » se souvient-il. Sa chanson Rosana chérie l’amour, un séga inspiré de son épouse de l’époque — avec laquelle il vivra dix ans, lui permet de remporter le premier prix.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Bien avant l’ère des clashs sur internet, Roland Fatime a sorti une chanson « Ramona le bouffon » pour régler ses comptes avec un autre ségatier de grand talent, Ramone, aujourd’hui décédé, qui lui a emprunté sa chanson : « On était copains ». « Il avait plus la cote que moi. Je lui ai demandé de partager avec moi sa connaissance de la musique. Mais il a enregistré ma chanson dans mon dos avec l’orchestre de Gérard Cimiotti. » Avec ses mots cinglants « Ramona, le jaseur, tu es vantard, tu n’as rien ! » Roland Fatime s’est lui-même dédommagé. Le succès de Star Show permet aussi à Roland de se lancer avec son soul sega, la rencontre entre la soul et la musique mauricienne.
Le soul ségatier
En 1974, James Brown, c’est connu, chante pour le Rumble in the Jungle — le combat du siècle — entre Mohamed Ali et George Foreman à Kinshasa. L’année suivante, il est invité et grassement rémunéré pour la nouvelle investiture d’Omar Bongo. Mais c’est une autre histoire. Brown se produit aussi à la même époque… à l’île Maurice. Dans la foule, à Port-Louis, un certain Roland Fatime : « J’ai eu la chance de voir James Brown sur une scène à côté de la poste. À l’époque, le front de mer n’était pas aménagé comme aujourd’hui. J’étais fan de Brown. Je prenais ma guitare, je fumais pour m’ambiancer et je chantais le blues. » En résulte un 45 tours quasiment introuvable — 70 euros sur Discogs, gloups ! — dont le single sera popularisé par la compilation Soul sok séga du label Strut en 2020.
Mais revenons aux années 1970. Malgré ses démêlés passés avec la justice on octroie à Roland Fatime un passeport pour jouer à la Réunion pour la fête du 14 juillet en 1975 (Cela lui inspirera la chanson « La Réunion Moris 14 juillet », NDLR). « J’ai fait beaucoup de concerts privés chez Gaëtan Duval(1) à Grand Gaube. J’ai commencé à connaître du monde. »
1975, c’est aussi l’année du hit de Roland Bal souki souki sur lequel de nombreux couples se sont formés et qui sera repris par Clarel Armelle : « À l’époque, j’habitais à Beau-Bassin. Il y avait des discothèques comme le Blue Mauritius à Rose-Hill. Il y avait un patron de station d’essence qu’on surnommait “Souki Souki”, c’était un copain à moi. Il organisait un bal pendant lequel il y avait des lookers, ceux qui mataient par les orifices de la maison en tôle (où se tenait le bal). »
À cette période faste, Roland est accompagné par les Features of Life, le groupe psychédélique du guitariste Eric Nelson, ou par le remarquable harmoniciste Gaëtan Agathe. Chez Roland, sur une photo collée sur un mur défraîchi, on peut le voir avec la crème des artistes mauriciens aujourd’hui disparus : Ti frère, le père du séga typik, chez lequel il a bu moult verres, John Kenneth Nelson, Michel Legris, Daniel Delord, Joss Henri et sur une autre photo il pose avec Kaya, l’inventeur du seggae tué en 1999.
Gentil organisateur et deuxième carrière
Pendant des années, grâce à son ami Gaëtan Duval, Roland Fatime fera de la promotion touristique dans l’île. Il sera chanteur, masseur, skipper de bateau, gentil organisateur de club Med avec la chaîne d’hôtels Beachcomber… « Je devais accueillir les clients, faire l’animation musicale. Les Allemands aiment ça, les Italiens, les Français… Il faut tout chanter. Après, une fois qu’ils ont un peu bu je peux chanter du séga mauricien avec la ravane (percussion mauricienne, NDLR). S’ils aiment l’ambiance, les clients donnent des pourboires. »En 1994, il sort la cassette Bye Adam avec le guitariste Marclaine Antoine qui reflète le propre métissage culturel de Roland, à l’image du melting-pot de l’île Maurice : « Mon papa était créole et musulman d’où mon nom Fatime. Un cousin qui habitait dans la rue Madame, à Port-Louis, m’a invité à couper le carême musulman, en mangeant du bryani. J’ai pris la guitare et chanté “Kaz macadam dans la rue Madame”. » Pendant la pandémie du Covid-19 Roland a chanté avec son groupe dans des gamat, des fêtes hindoues.
En 2017, Ti l’Afrique ressuscite pour une tournée « revival » organisée par Percy Yip Tong (2) au festival Rio Loco à Toulouse. Avec d’autres artistes de sa génération Menwar, Catherine Velienne et Marie-Josée Clency et avec l’orchestre Kool Kreol konnection, Roland renoue avec son soul sega « J’ai senti plus de 22000 spectateurs vibrer devant moi. C’était vraiment cool. Les Jamaïcains ont le reggae, nous à Maurice on a le sega: Soul sock sega. On est un cocktail d’influences, mais il ne faut pas oublier son identité. » Malgré son parcours en dents de scie, Roland, qui sait d’où il vient, est toujours là. Avec deux de ses deux fils Samuel à la batterie et Emmanuel à la guitare, il a formé le Ti l’Afrique groupe. La relève est assurée…
(1) Chef de file du Parti social démocrate mauricien de 1967 à sa mort, surnommé « le roi des créoles » il fut ministre du Tourisme de 1967 à 1973 et de 1986 à 1988. Cet ancien adversaire de l’Indépendance a contribué à faire de l’île une destination prisée par les touristes fortunés.
(2) Producteur connu à l’île Maurice, interprète, activiste, pionnier du seggae avec Kaya et Natir Chamarel, Percy Yip Tong est également directeur artistique. Il a sa propre structure, Cyper productions.