NTM, Assassin, Tonton David, Daddy Yod… Tous figurent sur la première compilation de rap français, Rapattitude, parue en 1990. On la doit au flair du cinéaste – devenu producteur de musique – Benny Malapa.
Tout a commencé en 1988, alors qu’il met en boîte Paris Black Night, un film sur les nuits des communautés afro parisiennes. Dans cette dérive noctambule entre les restos et coiffeurs, soirées antillaises et clubs africains, il assiste à un concert organisé par Jacques Massadian à l’Élysée Montmartre avec NTM et Assassin. C’est ainsi que, de témoin privilégié, Benny Malapa va devenir l’un des acteurs clefs de cette préhistoire du rap en France. « J’ai commencé à m’intéresser de plus près à ce mouvement, et eux m’ont peu à peu pris au sérieux. »
La caméra servira de clef d’entrée dans ce milieu encore très fermé à celui qui est alors travailleur social. L’autre pass d’accès aura pour nom Djida, danseur de rockabilly et un des leaders, avec Grand jack, des Black Panthers parisiens, qui l’embarque dans des block parties, des terrains vagues, des sound systems… Pour Benny Malapa, grandi dans des cités des quartiers nord de Paris et fan de longue date de funk, le hip-hop tombe sous le sens. « J’ai toujours aimé le talk over, la musique où ça tchatche dessus. Mon premier disque de rap, je dis souvent que c’est un coffret de Jelly Roll Morton où il raconte sa vie en s’accompagnant sur le piano. » Le rap, ce sera donc une évidence, d’autant que l’influence de James Brown y est alors essentielle.
Plus de trente ans plus tard, Benny a les yeux qui pétillent à raconter cette drôle d’histoire qui va le propulser producteur d’un disque essentiel du rap en version française. 145 kilos sur la toise, 39 ans au compteur, le bonhomme a à l’époque le bagout et le culot qui emporteront le, les, morceaux. Comme au moment de filmer Daddy Yod au Franc-Moisin, quartier historique de Saint-Denis : entre deux prises, ce dernier parle de ses galères de label, du racisme ambiant qui pollue le petit monde de la musique. « Magyd, mon partenaire, lui propose d’aller voir Bondage ou Justine, deux labels indé. Sauf que moi, dans l’ascenseur, je dis à Magyd : tu vas lui présenter personne, c’est moi qui vais le produire. » Il rentre chez lui et dit à Cathy, sa compagne : « On va créer la Tamla Motown française. » Un peu surprise, elle lui donne son accord et devient dès lors partie prenante de toutes ses aventures musicales et personnelles. Et c’est ainsi que de fil en aiguille, d’une rencontre avec l’auteur de « Rock en zonzon » à l’organisation d’un sound system avec Pablo Master au café des psaumes, au cœur du Marais, il va affûter ses oreilles et affiner son idée.
Dans ce parcours de défricheur, chaque indice compte. Comme quand un Antillais qui a réalisé deux ans plus tôt une compilation autour du reggae français lui dit : « Bienvenue dans la galère black ! » Le temps de la réflexion et de croiser l’ami Sodi, ingénieux ingénieur du son qui produisait Sang neuf en 89, une compilation autour de la scène alternative (Mano Negra, les Wampas, les Negresses vertes), Benny Malapa aura le déclic : au lieu de sortir un album centré autour de Daddy Yod, réaliser une compilation qui, en sélectionnant les dix meilleurs groupes français du genre, soit un état des lieux avant la grande bascule des années 1990. « Le rap, ce n’est pas l’histoire d’un individu, mais d’un mouvement. Dès lors, tout s’est enchaîné. Assassin me présente NTM ; Saï Saï, EJM… Kaza le physio du New Morning, les New Generation MC… » Et ainsi de suite. « Je suis invité partout, ils ne peuvent pas se saquer les uns les autres, mais moi je fais la liaison. »
L’autre coup du sort sera lorsqu’il croise la route de Laurent Vantaux, objecteur de conscience qui bosse à l’Institut de Recherche et Coordination Acoustique/Musique (IRCAM), mais n’en est pas moins fan de hip-hop. Un mois plus tard, Benny Malapa se retrouve au cœur du centre de recherche. « Un truc de malade, des studios immenses, vides, avec des mecs dans des bureaux sur des petits ordinateurs. » En pénétrant dans l’IRCAM, l’idée de maquette se transforme en projet de disque direct.
« Ça a duré quarante nuits, comme la Bible. » Du 20 juillet au 3 septembre 1989, Benny Malapa va donc faire venir à la nuit tombée les porte-paroles du hip-hop dans les arcanes de la musique contemporaine. Salutaire choc des cultures. « Le sampler de Boulez se trouvait dans le studio où on a fait les voix ! » On imagine la scène. Comme celle où il distribuait les badges pour pouvoir pénétrer ce saint des saints de la musique savante. Certains diront plus tard avoir joué à cache-cache avec les gardiens. « C’est faux, ils étaient juste surpris de voir ces jeunes gars là », rétorque Benny. Une fois l’affaire enregistrée, il fera le mix à deux pas de là, au studio Beaubourg, avec – curieuse coïncidence – un autre objecteur de conscience aux manettes du son.
Et il lui faudra encore résoudre « des tas d’embrouilles » avant que la compilation Rapattitude – « le rap, c’est une attitude, non ?! » – sorte enfin le 26 mai 1990 sur le « Labelle Noir » monté à cet effet. Joey Starr, par exemple, le menace de tout plaquer pour aller sur une autre compilation que prépare Dee Nasty pour le compte de Virgin. « C’est comme ça que j’ai appelé Emmanuel de Buretel (à l’époque, patron de Virgin France, NDLR) en lui disant qu’on chassait sur les mêmes terres… C’était en juin, je l’ai vu en septembre. » Ce rendez-vous va s’avérer fructueux d’autant que les autres maisons ont décliné l’offre d’entrer en piste. Benny Malapa qui a jusqu’ici tout réglé de sa poche trouve enfin un soutien essentiel pour transformer l’essai en succès. Couverture signée Mondino, le photographe en vue, avec le rappeur Solo, Mode 2 au graf, Rapattitude se donne les moyens de sortir du lot.
Avant même sa mise en bac, Benny se souvient que la compilation était déjà en orbite. Ça frémissait de partout, et il est invité à Bourges comme sur les scènes rock. « Je sentais qu’il y avait un appel d’air. Et la semaine d’après la sortie, j’étais chez moi avec deux jeunes filles, dont une qui était la nourrice de ma fille et qui deviendra la femme d’Akhenaton, qui écoutaient la chanson de Saliha. Elles étaient à fond ! Enfants du ghetto ! » Assassin, Tonton David, Dee Nasty, EJM, Sai Sai, NTM, Daddy Yod… Les premiers héros d’une autre histoire française sont pratiquement tous là. Manque à l’appel Solaar et IAM. Le premier, il l’avait repéré, mais trop tard. « Au Zoopsie à Bobino, une soirée juste démente, Solaar avec le 501 m’avait fait passer du son. J’ai tout de suite voulu l’ajouter, mais le disque était déjà en fabrication. »
Les seconds, il ne les avait pas encore croisés. Ce sera chose faite après la sortie de la compilation. Sur la foi d’une simple cassette et d’un buzz qui enfle, les Marseillais se voient proposer d’assurer la première partie de Madonna trois soirs à Bercy. « J’avais peur qu’ils se fassent jeter, mais je savais qu’ils avaient un argument massue : Jo était un formidable danseur, qui pouvait calmer le public. Pendant le concert, ça n’a pas manqué, ils ont été très mal accueillis par le public de Madonna et Jo a eu cette répartie extraordinaire au micro. “Vous êtes là pour Madonna ? Ouais ! vous voulez Madonna ? Ouais. Il faut la mériter, il va falloir nous écouter.” Ça s’est vite calmé. »
L’année d’après, IAM fera la une des journaux avec De la planète Mars, sur Labelle Noir. Un disque d’or à la clef, comme pour Rapattitude, comme le Blues des racailles qui sort en 1991, signé Tonton David dont le single « Peuples du monde » sur Rapattitude avait tutoyé le sommet des tops. Deux ans plus tard, après une sélection d’originaux collectés en Jamaïque parus sous le nom de Raggattitude et un disque de Rufus Thomas, sortira Kingston Paris Kingston de Daddy Nuttea. L’aventure tournera pourtant court, sur fond d’embrouilles à tout va. « En France, contrairement aux États-Unis, la notion de talent scout est trop connexe à celle de producteur indépendant. Quand ça marche, tu es le premier qu’on jette », philosophe désormais Benny Malapa, qui persistera pendant quelques années, dont une compile de RnB avant l’heure, sur un nouveau label qu’il a créé, Sensitive. Un quart de siècle plus tard, c’est ce nom qui a inspiré sa nouvelle structure, montée avec ses fils et Cathy, Sensitive Globe Music, qui traque les nouveaux talents du hip-hop comme de la pop urbaine…
Toujours est-il qu’en 1997, il abandonne le terrain, mais en tirera un court métrage, Rap Bizz en 2002 avec Princess Erika, où cet engagé à gauche toute met les points sur le hic d’un milieu où les grosses compagnies ont raflé la mise. Ce drôle de métis – un père allemand-camerounais, une mère juive polonaise – en tirera une morale, non sans une pointe de malice. « Avant je disais : je suis black pour la music, je suis juif pour le business. Et quand je me suis cassé la gueule, j’ai dit : je suis black pour la music, je suis juif pour l’humour. Un ami américain m’a rectifié : tu es juif pour la musique, tu es black pour le business. Parce qu’aux États-Unis, tous les labels de rap sont tenus par des Juifs. »