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The Pan African Music Magazine
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Quand le Roukaskas casse la baraque

Binda Ngazolo alias « le Vieux lion » aurait dû détester le coupé-décalé. Mais le Roukaskas, la dernière évolution proposée par DJ Arafat et suivie par d’autres ténors du mouvement, lui a ouvert les yeux.

Il faut toujours se méfier de certaines certitudes et des affirmations péremptoires et définitives. Du genre : « le coupé-décalé tendance Roukaskas, c’est du bruit ! C’est nul ! Ce n’est pas de la musique, ça ! » J’en passe et des meilleures. Cette critique virulente, récurrente et sans appel vient parfois de la bouche de certains grands artistes ivoiriens de mes amis, beaucoup plus jeunes que moi au demeurant.

Une situation plutôt cocasse. D’ordinaire ce sont des vieux cons comme moi qui tiennent ce genre de propos, du haut du fameux « c’était mieux avant ».

Ajoutons à ça certains intellectuels, journalistes, et autres oiseaux du même plumage… Bref, « ceux qui savent, quoi ». Ceux qui regardent avec mépris et condescendance ce ramdam insupportable. « Quoi ? Ce boucan qui vient de la rue, où traîne cette jeunesse mal éduquée ? », les entend-t-on dire à l’envi.

Mais là, je suis tenté de demander : à qui  la faute ?


C’était mieux avant VS c’est mieux maintenant

Ceci dit, je dois avouer qu’au moment de l’irruption du coupé-décalé sur la scène musicale ivoirienne en 2003, mon opinion personnelle sur cette question ne valait guère mieux. Mon regard sur ce que l’on nommait alors « Sagacité » se résumait à peu de choses : ces gens, pour moi, n’étaient même pas des musiciens. Ils polluaient l’espace sonore avec une détestable idéologie : l’apologie de la consommation à outrance, de l’escroquerie, de l’argent facile et de la flambe érigée en idéal de vie. Pour un pays qui ramait pour survivre, ça me paraissait un peu raide. Je trouvais pitoyable cette vague de sous-sapeurs congolais à la sauce ivoirienne, née sous le couvre-feu, pendant que la crise s’enlisait. Autant dire une exécrable soupe populaire qui mijotait dans les boîtes de nuit à la dérive sur les rives de la lagune Ébrié. Une sorte de décoction d’ambiance facile contre les balles souvent fatales.

c)Xabi Etcheverry

On a coupé, on a décalé, ensuite c’est le s’envolement, pour aller faire le travaille-ment. Cette génération-là venait d’inverser la vielle tradition du « Pièr-tchè » : le friqué qui épatait la galerie en déversant une pluie de billets de banque sur le Djeli-griot. Ce coup-ci, dans la nouvelle tradition du coupé-décalé, c’est le chanteur (souvent en play-back) qui inonde son public de billets de banque… De quoi normalement dégoûter la génération consciente.


Du boucan au Bataclan

Nous sommes en 2005. Je sors d’Abidjan totalement désespéré comme d’autres par cette tendance que je considérais comme un non-sens. Surtout si on la comparait au zouglou et à ses textes conscients, aussi intelligents que drôles. J’ai donc ratissé les dernières productions de cassettes de coupé-décalé d’Abidjan, pour rendre compte à la famille de Paris, lieu de naissance de ce délire. À peine arrivé, me voici réquisitionné par mes frères pour un concert de… coupé-décalé. « Et c’est où ?… » Tenez-vous bien : au Bataclan! J’hallucine !… Il y a forcément une erreur quelque part !

c)Xabi Etcheverry

Ce soir-là, quand j’arrive devant la salle de concert mythique, l’Afrique et les Caraïbes font foule, comme au bon vieux temps de Kassav. Il y a du monde à l’intérieur et plus encore à l’extérieur. Il y a même des blancs  ! Je me dis qu’il y a quelque chose dans cette affaire que je ne comprends pas bien. Comment le coupé-décalé est-il arrivé au Bataclan ? Ils ne vont tout de même pas faire du play-back avec juste un DJ dans le temple du live ? Pour ne pas mourir idiot, je surmonte mes réserves et j’entre en jouant des coudes et des épaules, avançant dans la foule tel Moïse qui traverse la mer Rouge (là, j’exagère un peu… Mais bon, c’est mon côté conteur). La salle de concert est bondée. Devant la scène, le public est pour ainsi dire exclusivement féminin. Sur la scène, il y a un noir en kilt écossais ! (ça craint !) Je ne sais pas qui c’est. Il tète un cigare aussi énorme qu’une bûche, un peu comme s’il allait mettre le feu. Effectivement, le DJ enflamme la salle quand arrivent Le Molare et une partie de la Jet set. Les billets de banque pleuvent. Le public se bat pour en récupérer quelques-uns. La musique tonne. C’est la transe collective, la folie pure…

Je me dis : il se passe quelque chose ici. Ça me dépasse, mais ça se passe. Voilà comment je commence à reconsidérer le phénomène coupé-décalé autrement qu’un simple épiphénomène du genre la « Sagacité » comme tube de l’été.


Les DJ’s entrent dans la danse, et font une OPA sur la Saga

Entre temps, pour aller vite, les DJ’S ont fait main basse sur le coupé-décalé. À force de faire des atalaku (chanter les louanges) pour les autres, ils veulent eux aussi être chantés ! Exit le JET SET et ses ténors… d’autant que depuis 2006, son président Douk Saga est mort. Une nouvelle génération prend progressivement le contrôle du mouvement. L’un d’entre eux n’est autre que DJ Arafat. Il prend d’assaut les sommets du coupé-décalé. D’accord, je sais. « ON » parle de ses frasques, de ses écarts de conduite et ses clashs avec son ancien partenaire Debordo Leekunfa, sans parler des autres ténors du coupé-décalé ivoirien.

DJ Arafat

Mais en dépit de la culture du buzz et de ses dérives concomitantes sur les réseaux sociaux, force est de constater que DJ ARAFAT semble bien être le numéro un du coupé-décalé en Côte d’Ivoire. C’est aussi lui et son YOROGANG qui, me semble-t-il, installent le concept du ROUKASKAS dans le paysage musical ivoirien. N’en déplaise à certains, il s’agirait bien d’un projet artistique résolument urbain. Alors, laissons donc de côté les assertions binaires et manichéennes sur l’artiste et parlons de l’influence de son travail.

Mes classes sur le roukaskas

Un ami journaliste français me demandait un jour : « le roukaskas ? C’est quoi encore ? » Je dois dire que moi-même je n’en savais pas grand-chose jusqu’à ce soir-là, à la clôture du FAR (Festival des Arts de la Rue) de Grand Bassam. Un attroupement s’était formé sur la place de l’Abissa. Intrigué, je me rapproche pour y voir clair. Au milieu du cercle, un gamin d’environ sept ans tape un triple salto arrière, sans prendre son élan. Il enchaîne avec un décalage façon Ziguéhi avant de se retrouver les jambes en l’air, à faire la toupie sur la tête, elle-même plantée dans le sol ensablé. Il rebondit comme si de rien n’était et se retrouve debout, avant de rejoindre le cercle. Un autre gamin plus terrible encore s’éjecte du cercle. Il s’envole littéralement dans les airs, pour retomber en souplesse et se lance dans une danse effrénée, enchaînant des figures compliquées dans le pur style hip-hop… à la sauce ivoirienne. Nous sommes bien loin du coupé-décalé à l’ancienne. Je sors mon smartphone et je filme ce que je crois être une découverte.

Le lendemain, je me retrouve à la fondation DONWAHI (une célèbre galerie d’art d’Abidjan). Je montre donc ma vidéo à Marc, le fils de mon ami Jems KOKO BI (grand sculpteur devant l’éternel). Le fiston me dit : « ce n’est pas mal… » J’en suis offusqué. « Comment ça, ce n’est pas mal ?…» Pour me convaincre, Il sort son portable et me montre une vidéo des danseurs de DJ Arafat. Je réalise alors ma bévue et l’étendue d’un mouvement générationnel impulsé par LE YOROBO (un des blazes de DJ Arafat, désormais BEERUS SAMA).

Le fiston m’ouvre ainsi les yeux sur un acteur majeur de la reformulation contemporaine du coupé-décalé, devenue encore plus ivoirienne que ne l’était le genre originel, qui empruntait allégrement au ndombolo des deux Congo. Parlons déjà de l’orientation des différentes productions : au sortir du studio, en plus des sempiternels play-back dans les boites de nuits et autres, DJ Arafat instaure en instrumentiste une manière de live. Son utilisation de la batterie par exemple semble prolonger les commentaires des percussions traditionnelles Bété et Guéré de ses racines. Celles-là mêmes qui guident les pas des danseurs.

Ce qui nous amène aux chorégraphies tout en roukaskas (danse acrobatique) popularisées par le YOROGANG. Un mélange de Ziguéhi (attitudes et gestuelle des loubards abidjanais dont John POLOLO était l’inspirateur) et des battles les plus variées de la culture hip-hop, avec un clin d’œil évident selon moi à la danse BOLOYE (une danse acrobatique traditionnelle Sénoufo). Le tout saupoudré d’un zeste de pas de coupé-décalé à l’ancienne.

Cette déferlante est portée par toute une génération de cinq à vingt-cinq ans à peu près. (Au-delà, on commence à être dépassé). Dans tous les cas, « les enfants s’amusent » et se reconnaissent dans cette puissante énergie que véhicule le son de DJ Arafat. Il faut dire qu’à force d’entendre les injures et autres délicatesses échangées à longueur de réseaux sociaux entre Arafat et ses rivaux, j’aurais dû me détourner de cette affaire, si je n’avais été frappé en plein cœur par le roukaskas de rue.

Le fiston en a-t-il seulement conscience ? En tout cas, Arafat a su digérer certaines des influences musicales et gestuelles qui ont déferlé sur la Côte d’Ivoire depuis les années 80. Je veux parler du makossa du Cameroun, du Ndombolo congolais, le ZIGUEHI de Côte d’Ivoire en passant par le hip-hop. Il aura ainsi réussi un syncrétisme spectaculaire. Avec lui (et quelques autres), le coupé-décalé est plus ivoirien que jamais. On y ressent le souffle urbain typique d’Abidjan. Car DJ Arafat assume sa culture NOUCHI (culture et langue urbaine d’Abidjan forgée par les jeunes de la rue) et a trouvé une manière de sublimer la gestuelle ZIGUEHI (caïds qui tenaient le haut du pavé de la rue abidjanais).

Je sais de quoi je parle, pour avoir travaillé vingt ans sur la culture urbaine abidjanaise et contribué à mettre sur pieds le collectif VOGGO SOUTRA, à la suite de Pierre HOUON, le père de DJ Arafat. Le premier à avoir produit du rap en NOUCHI. Notamment : les morceaux fondateurs « Samara Kollo » de Rap Kenny, et « Djosseur de Naman » de Roch Bi. De ce côté-là, DJ Arafat a de qui tenir. Son père avait pourtant tout fait pour le décourager de suivre ses pas… raté ! À mon humble avis, il est porteur de quelque chose de très fort, qui peut-être le dépasse, mais dont il est, comme au cinéma, l’acteur principal. Et moi, ce quelque chose là m’enjaille.

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