Le présent et le futur des musiques électroniques s’écrivent en Afrique. L’énergie débordante du collectif Nyege Nyege basé à Kampala en est la démonstration. En Ouganda, PAM a rencontré Arlen Dilsizian, l’un des deux fondateurs du label et du festival Nyege Nyege.
Crédit photos : Renaud Philippe
Les yeux pleins de poussière et le coeur et le corps haletants, nous arrivons avec Renaud Philippe et moi, près de la Yokana Musoke Road. Nous venons de faire notre premier voyage en boda boda, les moto-taxis de Kampala. Sur place, on nous avait dit de simplement demander la maison d’Arlen, tout le monde saurait de quoi il était question. En arrivant, les conducteurs de boda boda, qui arborent tous des autocollants de Bobi Wine, chanteur et opposant politique à Yoweri Museveni, savent en tout cas exactement de qui il est question.
Arlen Dilsizian, est un Arméno-Grec arrivé à Kampala il y a plusieurs années. Manifestement, il est tombé en amour de la capitale ougandaise. Il est grand, élancé et semble dévoré par une énergie violente. Sa maison contraste avec le chaos de Kampala, c’est un havre de paix où il peut réfléchir au festival, au label et aux futurs projets du collectif Nyege Nyege. Sur les murs, une collection de masques et de sculptures du pays, une autre occupation qui garde l’Arménien éveillé.
les premières fêtes à Kampala
« Je suis arrivé à Kampala en décrochant un poste de professeur de cinéma en théorie du cinéma et histoire du cinéma africain », nous révèle-t-il d’entrée de jeu. Arlen vient alors de terminer des études d’anthropologie et termine un contrat d’archiviste à Cambridge. En arrivant à Kampala, il fait la connaissance de Derek Debru, un baroudeur belge passionné de musique et de cinéma.« C’est à cette époque, vers 2014, que nous commençons à organiser nos premières fêtes dans un petit bar dénommé Tilapia. »
C’est là que se forme l’essentiel du collectif Nyege Nyege, les gens qui en forment aujourd’hui l’ADN : Don Zilla, Rey Sapienz et la DJ Hibotep « qui était présente dès le jour 1 », nous apprend Dilsizian. C’est ainsi qu’ils se font connaître des artistes, des musiciens locaux et élargissent leur connaissance de la musique urbaine de Kampala et plus largement des musiques qui essaiment un peu partout en Ouganda. « Il y a peu de recherches produites en ethno-musicologie sur l’Ouganda, et ce que je fais me donne l’impression de participer un peu à ces recherches », poursuit-il.
Naissance du festival et du label
Le festival Nyege Nyege, traduction libre d’une irrépressible envie de danser et de bouger est né ici en 2015. Le festival n’est que la suite logique de ces fêtes et soirées organisées par Arlen et Derek dans la capitale mais également des soirées Boutiq Electroniq qu’animait la Somalienne Hibotep. À l’époque, il y a tout juste cinq ans, il y avait peu ou pas de place pour les musiques un peu plus underground dans les clubs et les stations de radio du pays. « L’architecture de la musique et des évènements musicaux a beaucoup changé ces dernières années ici en Ouganda. Désormais, un DJ qui ne joue pas de la musique grand public peut espérer avoir un réseau et jouer plusieurs fois par mois. Les gens sont avares de nouvelles musiques et sont très ouverts. »
C’est ce que nous découvrons en écoutant chez Arlen toutes les nouveautés (encore à paraître) du label : il y a beaucoup de musiques expérimentales mais également tout un pan d’une musique électronique nouvelle, inédite, inconnue à nos oreilles. Le singeli, cette musique frénétique originaire de la capitale de la Tanzanie, Dar Es Salam, rend Arlen particulièrement enthousiaste. Il faut préciser que le label du duo Debru-Dilsizian est le premier à avoir popularisé à l’extérieur ce style musical au croisement du punk et du tarab. « Le son qui émerge de la Tanzanie en ce moment est extrêmement organique et ce phénomène émerge sans aucune intervention extérieure, c’est une scène extrêmement vivante avec des centaines de studio dans la ville », explique Arlen.
C’est intéressant de constater la façon de faire de Derek et Arlen : ils vivent et développent sur place leur label et leur festival. Ils inversent une tendance où les producteurs et musiciens occidentaux viennent en Afrique pour enregistrer, acheter des disques et repartir avec l’essence de ce travail. Nyege Nyege Tapes est un label ougandais géré par deux blancs mais essentiellement fabriqué par des musiciens du pays. « Nous sommes des blancs ici et il ne faut pas oublier que cela vient aussi avec des privilèges », poursuit Arlen Dilsizian. « Je suis né dans une société où le concept de race est quelque chose de très fort, de très ancré et les structures qui découlent de cela mènent à des inégalités violentes. Tu es d’un côté et cela, peu importe tes positions. Je crois que nous ne devons jamais arrêter d’en être conscient, à chaque instant. Dès que tu oublies cet état de fait, tu peux commettre des erreurs de lecture d’une situation. »
Leur festival Nyege Nyege, qui en sera à sa cinquième édition cette année (du 5 au 8 septembre prochain) est devenu un incontournable de la vie culturelle ougandaise malgré quelques heurts avec les autorités. Il se tient à Jinja sur un site unique. « Le festival est né au moment où nous avons vu les lieux, cela ne pouvait pas être ailleurs », explique Arlen. « C’est un complexe hôtelier abandonné sur les bords du Nil. Pour moi cela évoquait un peu l’Atlantis… l’endroit est magique. »
La première édition du festival a eu lieu en 2015, c’était pendant la saison des pluies, et le seul moment où il n’a pas plu fut la dernière soirée où les gens sont sortis de leurs tentes et se sont mis à danser jusqu’au matin. La soirée est restée gravée dans la mémoire des deux collègues. Et ils se demandent même si cela n’a pas défini et donné une fondation solide au festival et à son esprit fédérateur. Quel en est sa philosophie ? « À la base, c’est donner la possibilité aux gens de faire la fête, d’être ensemble en dehors d’un grand centre urbain et de découvrir de la musique underground. C’est aujourd’hui plus facile de découvrir des musiques modernes africaines dans les grands centres urbains tels que Paris, New York ou Londres qu’ici en Afrique, ce n’est pas normal.«
Une tendance que tente d’inverser Nyege Nyege avec brio et talent mais surtout avec vitesse (+ de 200 bpm) car « le cycle de la vie et de la mort va tellement plus vite, une génération ici, c’est dix ans.” Le collectif projette d’ouvrir un centre culturel pour projeter des films et de créer un lieu pour accueillir des concerts. Une manière de poursuivre la mise en valeur des artistes du pays et de tout le continent. C’est qu’il n’y a pas de temps à perdre : la nouvelle génération est déjà là, qui vient.
Nyege Nyege Festival, du 5 au 8 Septembre à Jinja en Ouganda. Découvrez la programmation complète et réservez vos billets sur le site du festival.