Voici une invitation à sauter à pieds joints dans un grand bol de salsa africaine ! Car, du moins sur la façade Atlantique du continent, c’est bien la première musique « étrangère » qui eut autant de succès et d’influence sur les musiques urbaines d’Afrique.
♫ Écoutez tous les morceaux mentionnés dans la playlist disponible sur Spotify et Deezer.
En réalité, c’est très certainement parce que cette musique venue d’ailleurs n’avait rien d’« étrangère ». Elle revenait, après de nombreux métissages, au continent qui lui avait légué en héritage ses rythmes et ses manières de vivre la musique. Quand le Son, le Cha-Cha, le Mambo déboulèrent sur le continent, on les reconnut comme des lointains cousins depuis longtemps perdus de vue, et qui rentraient au pays avec d’autres habits, d’autres couleurs, mais qui indubitablement appartenaient à la même famille.
« Vous prenez n’importe quelle maman au marché, vous lui jouez une musique cubaine, elle va se mettre à danser comme si c’était la musique de chez elle. »
Nino Malapet, chef d’orchestre des Bantous de la Capitale (Brazzaville)
Souvent, on utilise le terme salsa en croyant désigner la musique cubaine. C’est commode, mais pas vraiment approprié puisque la salsa est un genre qui a certes des racines cubaines, mais qui a été forgé entre Miami et New York par les diasporas cubaines et porto-ricaines.
En réalité, mieux vaudrait parler d’afro-cubain, terme assez général qu’emploient encore les doyens de la musique africaine, et qui désigne l’ensemble des musiques cubaines (son, cha-cha, rumba, bolero, danzon, mambo etc…) qui parvinrent en Afrique dès les années 1940.
Car c’est dans ces années-là qu’une série de 78 tours, les GV (Gramophone Victor), débarquèrent sur le continent. Il s’agissait d’une série de 250 titres majoritairement cubains réédités par le label américain Gramophone, qui depuis 1933 et la grande dépression avait décidé de ré-exploiter son catalogue, et de lui trouver de nouveaux marchés. Distribués en Afrique par HMV / La voix de son maître, ils eurent une extraordinaire influence sur les musiciens des grandes villes, en quête d’une modernité qui portait les marques de l’Afrique : les orchestres cubains l’incarnaient à merveille. « El Manisero (The peanut vendor) » fut un des tous premiers titres distribués, et il a été repris un nombre incalculable de fois par les orchestres d’Afrique. D’ailleurs, raconte Manu Dibango, on testait les nouvelles recrues qui voulaient faire partie d’un band sur ce morceau. En playlist, on peut d’ailleurs savourer la version du maestro gambien Laba Sosseh. Orquesta Aragon, Trio Matamoros, Duo los compadres, Sexteto Habanero ou encore Abelardo Baroso et l’Orquesta Sensacion faisaient ainsi partie des grands classiques de cette série, imités sur toute la façade Atlantique de l’Afrique.
Pour le plaisir, écoutez dans la playlist la version d’Abelardo Baroso telle que popularisée par les GV, et sa reprise par le Congolais Rochereau une génération plus tard.
« On imitait les GV à l’oreille » raconte Sekou Le Growl, trompettiste du Bembeya Jazz . En Guinée, au Mali, dans les deux Congo, au Sénégal, on reprend ces standards, souvent dans un « yaourt » espagnol qui n’en demeure pas moins mélodieux. Et puis, et puis… peu à peu ces musiques cubaines vont être réinvesties par les instruments, les techniques de jeu et les langues africaines. Elles contribueront même à servir de catalyseur à des musiques originales et nationales : comme la rumba congolaise ou le mbalax du Sénégal.
Guajira du Sénégal, Son Montuno de Guinée, Charanga du Mali
Le Sénégal est devenu une terre de prédilection pour l’afro-cubain, et tous les grands orchestres – ceux nés à l’indépendance comme leurs petits frères des années 70 & 80- comptaient dans leur répertoire quelques standards. Aujourd’hui encore, la « salsa » fait vibrer les nuits de plusieurs clubs dakarois. Certains vétérans de l’Orchestra Baobab continuent d’ailleurs de se produire le week-end sur scène avec une fringante et nostalgique élégance. »Fuuta Tooro » et « Gouye Gui » font partie de leurs grands succès, qui seront repris par le all-stars Africando dont on reparlera plus loin. D’ailleurs, cette vogue afro-cubaine va servir de matrice pour de nouvelles musiques. Au Sénégal, des groupes comme le Star Band peu à peu s’émanciperont des modèles d’outre-Atlantique et, introduisant les tambours sabar et le tama (talking drum), s’achemineront vers ce qu’on appelle le mbalax. La chanson « Thiely », où l’on entend la voix du jeune Youssou Ndour, est déjà sur la route du genre qui deviendra la musique nationale sénégalaise.
En Guinée, les membres du Bembeya Jazz National ont été biberonnés aux musiques cubaines tout autant qu’à celles de leur terroir d’origine. Il faut dire qu’après l’indépendance du pays, Sékou Touré avait décidé de bannir les musiques occidentales des ondes, et même des orchestres ! Lui qui aimait à répéter « la culture est un moyen de domination bien plus efficace que le fusil » voulait en finir avec le lavage de cerveau colonial, et redonner aux Guinéens le goût et la fierté de leur culture. Mais la musique cubaine faisait exception, sans doute parce qu’elle venait d’un pays frère partageant les mêmes idéaux que la révolution guinéenne.
Et puis, indéniablement, la musique cubaine avait cette indicible parenté avec l’Afrique. « Les peaux », expliquera un jour, lapidaire, le doyen Manu Dibango. Car tous les orchestres cubains avaient leur congas (ou tumbas) qui rappelaient les percussions africaines, bien mieux que les futs de la batterie jazz. Keletigui Traoré et ses Tambourinis comme d’autres orchestres mythiques des fastueuses années 60 & 70, conservèrent dans leur répertoire quelques morceaux afro-cubains comme Guajira con tumbao – et sa version chantée par la Fania All Stars latino-américaine. Le Bembeya Jazz National eut même la chance d’aller se produire à Cuba, qui accueillait la grand messe du socialisme international : le festival mondial de la jeunesse. Sekou « le Growl » Camara se souvient que pour lui, « c’était comme partir à la Mecque ! ». Sur place, ils rencontrèrent les membres de l’Orquesta Aragon qu’ils écoutaient sur les 78 tours, et Demba Camara, le chanteur vedette du Bembeya, chanta même à Abelardo Barroso son fameux « En Guantanamo ».
L’aventure cubaine
Cuba avait l’avantage d’être révolutionnaire, à la pointe de la lutte anti-impérialiste, engagée dans les luttes de libération en Afrique (Congo, Angola) et de vivre au son d’une musique qui parlait à l’Afrique. L’afro-cubain devint sans le savoir le meilleur ambassadeur du régime castriste. Il faut dire que celui-ci offrait des bourses d’étude à bon nombre d’étudiants africains venus des pays socialistes du continent pour étudier la médecine, l’agronomie, etc… C’est ainsi que Boncana Maiga, originaire de Gao au Mali, partit avec neuf autres compatriotes maliens à Cuba pour y étudier… la musique !
En janvier 1964, ils font cap vers la Havane et sont accueillis au conservatoire, et pris en main par les grands maîtres, comme Rafael Lay, le chef de l’orchestre d’Aragon. Donnant leur premier concert en 1965 à l’ambassade de Guinée à Cuba, ils enregistreront en 1970 un disque entier financé par les autorités cubaines, dans les mythiques studio Egrem de la Havane. Un an plus tard, Moussa Traoré, qui avait déposé Modibo Keita en 1968, les fait rappeler au Mali, et, se méfiant d’eux, les relègue dans un placard. Le groupe n’y survivra pas, mais aura écrit l’histoire d’une des plus belles plages de l’afro-Cubain made by Africans… in Cuba. « Radio Mali » est un hommage à la radio nationale qui diffusait leur musique et où, durant les années 60, s’enregistraient toutes les chansons. Boncana Maiga, seul à mener un carrière à l’international, deviendra le maestro et chef d’orchestre du groupe Africando, référence absolue où se croisent les plus grands noms de la chanson africaine. Sur l’album Betece, Salif Keita y fera une magnifique reprise de son désormais classique Ntoman, mais en version salsa !
On continue ce voyage qui nous mènera dans les deux Congos, au Bénin, au Burkina Faso pour finir par une dernière escale à Dakar, avant de retraverser l’Atlantique et le retour à l’envoyeur : Cuba.
On l’a dit, les musiques cubaines eurent un succès et une influence énorme sur le public et les musiciens des capitales de la façade Atlantique du continent. Témoin de ce phénomène, l’ »Indépendance Cha-Cha » de Joseph Kabasele : la chanson qui servit d’hymne officieux à l’indépendance du Congo (actuelle RDC). Son succès phénoménal en dehors des frontières congolaises atteste de la popularité de ces musiques, qui représentaient alors une certaine idée de la modernité africaine, différente des modèles qu’imposait la colonisation.
La rumba congolaise, qui pendant près de cinquante ans dominera toute l’Afrique subsaharienne naît de la rencontre de l’extrême richesses des musiques rurales parvenues en ville, et de ces modèles importés et choisis que diffusaient les disques cubains. Bien des orchestres comme l’OK Jazz, fondé en 1956, reprennent des standards cubains soit en espagnol, soit en lingala. Ainsi, le célèbre « El Carretero » de Guillermo Portabales devient « A moins que namikosa », porté parla guitare électrique de Franco, qui brille aussi dans Café, reprise d’un titre d’Eddie Palmieri. Comme ailleurs en Afrique, les guitares remplaceront le plus souvent le piano si prisé des salseros d’Amérique latine. Côté vocaliste, inutile de rappeler que le Seigneur Rochereau (Tabu Ley) fut aussi l’un des héros de cette vogue afro-cubaine au Congo.
Un pont sur le Congo
Si à Léopoldville (aujourd’hui Kinshasa), l’afro-cubain va bon train, il ne faut pas oublier que cette période charnière des années 50 et 60 se construit de part et d’autre du fleuve Congo, et donc aussi à Brazzaville, capitale jumelle du Congo (à l’époque encore) français. Les Bantous de la Capitale, fondés en 1959, en sont certainement le grand orchestre le plus emblématique. Certains de ses membres fondateurs (Nino Malapet, Jean-Serge Essous, Edo Nganga) participèrent aussi à la création de l’OK Jazz sur l’autre rive du fleuve, avant de revenir à Brazzaville, poussés par le vent des troubles qui secouèrent Léopoldville à l’approche de l’indépendance du Congo Belge. Pour les Bantous aussi, et jusqu’à nos jours (car l’orchestre se produit encore de temps à autre, augmenté de jeunes recrues), l’Afro-Cubain est une langue vivante qui cimente l’Afrique et la diaspora que les vents de l’histoire ont disséminé de par le monde. Le générique de leur dernier album paru en 2007 perpétue ce long flirt entre l’Afrique et ses cousins cubains. Le flûtiste cubain Don Gonzalo, basé à Paris, fut d’ailleurs parfaitement à son aise quand Joseph Kabasele et Manu Di Bango lui proposèrent de collaborer sur une série d’enregistrements, dont la chanson Kokoko… qui est là ? fait partie. La scène de bar qui l’introduit annonce d’ailleurs son arrivée dans l’assemblée (« c’est Gonzalo qui arrive… »).
Cotonou – Ouaga – Abidjan – New York
Retour en Afrique de l’Ouest, pour une escale au Bénin, que l’on a longtemps surnommé « le Quartier Latin de l’Afrique ». Le pays fut en effet un vivier d’intellectuels et de cadres qui essaimèrent au delà de leurs frontières. Côté musique aussi, le Dahomey (qui devient République populaire du Bénin en 1975) fut une terre de prédilection pour les musiques afro-cubaines. Gnonnas Pedro, en est certainement la figure cardinale. Ici, avec « Yiri Yiri Boum », il reprend un titre du sonero mayor cubain Beny Moré, auquel les guitares (absentes de la version cubaine) donnent une extraordinaire puissance nostalgique. Décédé en 2004, Gnonnas Pedro fut aussi un des piliers du groupe Africando, qui lui rend hommage dans son tout dernier disque paru en 2013.
Sur ce même disque, Viva Africando, figure aussi le salsero du Burkina Amadou Balaké, qui nous a quitté en aout 2014. A la fin des années 70, il part même enregistrer deux albums à New York, avec la crème des salseros de là-bas. Yamba en fait partie, qui ironise sur les méfaits du yamba, entendez de la marijuana (« le satan envoyé en Afrique pour arrêter le progrès africain », assène-t-il). Balaké manquera à la salsa made in Africa.
Bon nombre de chanteurs qui firent les grandes heures de la salsa ouest-africaine, ont comme lui officié au sein du All Stars Africando. Pour l’heure, et pour le plaisir, la playslist compte un titre chanté par le défunt Pape Seck, ancien du Star Band de Dakar dont la voix rocailleuse n’a jamais trouvé d’égal.
Retour à l’envoyeur
Ou quand les cubains chantent la salsa africaine. Ainsi donc, les musiques afro-cubaines sont entrées dans la bouillonnante marmite culturelle des villes africaines qui mijotait au feu des indépendances à venir. Elles ont partout accouché de recréations originales. Quelques décennies plus tard, alors que peu à peu des ponts partout se reconstruisaient entre le Continent mère et ses enfants, qui depuis quatre siècles en cultivaient la mémoire, les musiques africaines ont retraversé l’Océan.
Si bien qu’aux Etat-Unis, au Brésil, en Colombie, les afro-descendants tendirent l’oreille vers le continent. On s’intéressait notamment aux musiques rituelles, aux rythmes traditionnels dont les Amériques avaient subi l’empreinte. Il faut dire que certains rythmes cérémoniels – comme ceux utilisés en Afrique dans le vaudou ou la religion Yorouba – étaient toujours en vigueur dans les cultes comme la santeria cubaine ou le candomblé brésilien.
La chanson « Agoh », du béninois Michel Pinheiro, mélange avec brio le rythme traditionnel agbè avec de la salsa dura. Les échanges, souvent invisibles se poursuivirent donc. Cuba bien sur n’y fit pas exception. Et le mythique orchestre Aragon, qui avait inspiré dès les années 50 des centaines et des centaines de musiciens africains, s’emparait d’un classique de la salsa sénégalaise, Yaye Boye, déjà repris par Africando. L’Orquesta Aragon reprend la chanson en wolof, en y mettant sa touche cubaine, et notamment les fameux arrangements de violons, marque de fabrique de la formation née en 1939, il y a 75 ans !
Cette longue et durable histoire d’amour entre l’Afrique et ses enfants d’outre Atlantique se poursuit donc. A travers la salsa mais bien sur aussi d’autres musiques (jazz, reggae, rap, afrobeat, etc…), l’arbre âgé de plus de quatre cents ans est plus vigoureux que jamais, donnant toujours naissance à de nouveaux bourgeons.
Lire ensuite : Le retour des Maravillas de Mali, vu par le producteur Daniel Cuxac
Article publié une première fois en série en décembre 2016.