New Orleans est une ville de fantasmes et d’exubérances. Une ville de couleurs vives et de fêtes, et aussi une ville de sombres souffrances. Une ville qui croit au vaudou et qui vénère les morts. Une ville où les vivants se battent encore pour vivre avec leurs mémoires, malgré les catastrophes et la lenteur des réponses de l’Etat fédéral qui les oublie, et les laisse se débattre avec l’eau qui monte, les armes à feu, le Covid ou les ouragans.
Dans cette ville qui connait les coupures d’eau ou d’électricité, l’huile de palme et le gombo, on vénère les rythmes. Ici plus que nulle part ailleurs aux Etats-Unis, l’Afrique éclaire, elle éduque et permet de se tenir debout face aux dominations sociales, économiques ou raciales. Sur le port de Ouidah, dans l’actuel Bénin, avant de prendre la mer pour atteindre le Nouveau Monde, les esclaves arrachés à leur terre étaient sommés d’oublier leur passé en tournant sept fois autour d’un arbre, mais ils ont quand même emporté avec eux l’invisible : ce dialogue ininterrompu qu’on appelle ici le call and response, et qui structure les parades de ceux qui se nomment désormais Mardi Gras Indians ou Black Indians.
L’appel de la liberté, la réponse de la résistance
Un individu lance un appel par une phrase et le groupe répond. C’est le « call and response », une tradition omniprésente en Afrique, que l’esclavage a transportée de l’autre côté de l’Océan Atlantique.
La tradition Black Indians a ses codes, ses figures, ses chefs (qu’on appelle Big Chiefs), ses spyboys et et autres flagboys, ses chants et ses costumes flamboyants qui ont fait le tour du monde, mais son histoire reste difficile à tracer, même si l’on peut s’accorder à dire que cette culture rend hommage aux Afro-Américains qui ont fui l’horreur de l’esclavage et qui dans cette fuite héroïque ont été soutenus ou accueillis par des Amérindiens.
Et cette histoire résonne encore dans les fameux chants en forme de call and response accompagnés par les tambourins des Black Indians, qui sont devenus des hymnes chantés à chaque parade durant le carnaval (comme « Indian Red » ou « Big Chief Got a Golden Crown ») et dont l’écho résonne encore dans le jazz et le rock de la ville, notamment dans le « Iko Iko » des Dixie Cups de 1964 ou dans le « My Indian Red » de feu Dr John. Dans les années 70, les tribes (tribus, en français) ou gangs de Black Indians comme les Wild Tchoupitoulas ou les Golden Eagles et surtout les Wild Magnolias ont commencé à graver ces traditions orales sur disque, le plus connu restant leur fameux album éponyme, Wild Magnolias, sorti en 1974.
Depuis, ces traditions jadis gardées secrètes et réservées aux parades et aux Indians practices (ces répétitions dans les bars de la ville) ont commencé à devenir plus visibles et à se mélanger sporadiquement aux production hip hop ou bounce locales, et surtout elle se sont fait connaitre dans le monde grâce à la fameuse série TV Treme, diffusée par HBO en 2010, dont l’un des principaux héros est un chef (un Big Chief), qui finit par enregistrer avec le vrai Ron Carter !
Tremé c’est le quartier historique des musiciens de la Nouvelle-Orléans, mais dans cette série géniale, il devient la métaphore de la lutte des habitants et des musiciens pour se reconstruire, notamment après l’ouragan Katrina de 2005. Dans le premier épisode, un vieil homme que tout le monde appelle Chief, demande au shérif de l’aide pour remonter un bar. Le shérif lui répond qu’il y a d’autres urgences, qu’il y a encore des cadavres et que cette année Mardi Gras risque d’être annulé. Dans la scène suivante, le shérif dort, mais il entend au loin le son d’un tambour, et il se lève : c’est ce vieil homme – celui que tout le monde appelle Chief – qui joue, avec une immense coiffe de Chef indien. Il use de toute sa majesté pour qu’on l’aide à reconstruire ce bar. Ce bar c’est plus qu’un lieu de retrouvailles, c’est un lieu de partage de traditions : c’est là que la musique devient la vie et qu’elle fait tenir debout. C’est le passé, le présent et l’avenir. Et c’est pour lui une question de vie ou de mort.
Au-delà des clichés, cette scène raconte bien l’importance des luttes collective dans le maintien actuel de ces traditions Black Indians vieilles de plus de trois siècles, mais elle dit aussi combien cette mémoire permet à chacun à titre individuel de trouver un sens et une majesté dans une vie quotidienne souvent rude.
Mardi gras
Toute l’année, chaque Mardi Gras Indian confectionne son costume à la main, coûte que coûte, en enfilant chaque perle pendant des heures et des heures. Les perles évoquent les Orishas de la tradition Yoruba, les plumes rendent hommage aux amérindiens qui ont protégé les esclaves qui fuyaient les plantations en bravant les lois du Code Noir mis en place par les esclavagistes blancs.
A la Nouvelle-Orléans, et nulle part ailleurs au monde, il existe encore une quarantaine de tribus de Mardi Gras Indians. Chaque année, ils partagent leur culture dans la rue pendant les défilés de Mardi gras et de la Saint Joseph. Il ne s’agit pas du tout d’une procession folklorique, mais bien d’un art de vivre. Avoir la chance d’être Mardi Gras Indian, c’est être dépositaire d’une tradition que l’on porte et que l’on sert au quotidien, souvent dans l’ombre et en secret. Une culture qui se transmet dans les heures de coutures nécessaires pour réaliser un costume, et dans les heures de pratique et de défis musicaux des Indians Practice, qui s’organisent spontanément dans des bars de la ville, loin des clichés et des touristes qui déboulent à la Nouvelle-Orléans le jour de Mardi gras et laissent derrière eux des cannettes de bières et 9 million de kilos de déchets de perles fabriquées de Chine.
Le jour de Mardi gras, dans les défilés des Mardi Gras Indians, on célèbre l’histoire et la tradition, loin des parades commerciales du vieux Quartier Français en rendant hommage aux métissages de l’histoire de la ville.
Les Afro-Américains ont une longue histoire de métissage avec les tribus amérindiennes qui vivaient dans le sud des États-Unis. Beaucoup d’esclaves fuyant les plantations ont trouvé refuge auprès d’Amérindiens bienveillants. De ces rapprochements et des unions face à l’oppression sont nés de nombreux courants et de nombreux métissages culturels (Jimi Hendrix, Beyoncé, Tina Tuner, James Brown ou Ben Harper en sont d’ailleurs les lointains héritiers)… mais les Black Indians eux ont inventé une culture unique au monde.
« C’est difficile de définir ce que signifie être Mardi Gras Indian, explique Big Chief Jermaine Boissier des Creole Wild West – qui a également formé le groupe 79rs avec Big Chief Romeo -, car c’est d’abord une façon de vivre qui nous apprend à nous dédier à l’héritage de nos Anciens. Mais attention il ne s’agit pas juste de parader et de coudre de beaux costumes toute l’année, c’est une culture de guerrier qui s’enracine dans la résistance. »
Et comment pourrait-il en être autrement en Louisiane après tant de siècles de violences ? « On est issus d’une histoire très violente, et avant les parades pouvaient parfois refléter cette violence, explique Larry Bannock, Big Chief des Golden Star Hunters. Avant, quand deux tribus se rencontraient, il devait y avoir un mort ou quelqu’un d’envoyé à l’hôpital, mais aujourd’hui nos aiguilles et nos perles parlent pour nous et la beauté est notre fierté. »
Si la plupart des chercheurs s’accordent à dire que le premier Mardi gras dont nous avons connaissance aurait été célébré en 1699 à l’embouchure du fleuve Mississippi (par des explorateurs français, les frères Bienville et Iberville), l’origine exacte de la naissance des traditions des Black Indians reste incertaine.
« Les origines des Black Masking Indians restent floues, explique l’universitaire et Black Indian Kim Vaz-Devill co-commissaire de l’exposition Black Indians au Quai Branly et Black Indian elle-même. Tout au long du XXe siècle il était fréquent de voir défiler des personnes portant des costumes amérindiens, il faut toutefois attendre la fin des années 1880 pour trouver les premières traces de groupes entiers ainsi vêtus ». Aujourd’hui l’histoire de ces années est encore racontée par les vieux chefs, qui eux-mêmes ont commencé à sortir de l’ombre depuis que la répression policière s’est adoucie.
Ainsi en 1996, dans le journal New Orleans Times-Picayune, le Big Chief Robert Lee dit Chief Robee, expliquait que « tout a commencé quand de jeunes hommes se sont enfuis des plantations de maîtres et ont été recueillis par des Amérindiens. Après l’abolition de l’esclavage, ils ont commencé à se disperser, mais ils n’ont jamais oublié ces tribus avec qui ils avaient vécu tant d’années. Au départ les Amérindiens pensaient que ces parades c’était pour se moquer d’eux, et plus tard ils en ont compris la profondeur …»
Code Noir, rythmes afro, plumes indiennes
Lorsque la Nouvelle-Orléans, était encore sous domination Française, le Code Noir, qui s’appliquait alors sur les territoires d’Outre-Mer, et notamment en Guadeloupe et en Martinique, était aussi en vigueur en Louisiane. Edicté en 1685, il est appliqué en Louisiane à partir de 1724.
Il légitime notamment les châtiments corporels pour les esclaves [1], y compris des mutilations comme le marquage au fer, ainsi que la peine de mort (les art. 33 à 36, et art. 38 stipulent que tout fugitif disparu pendant un mois aura les oreilles coupées et sera marqué d’une fleur de lys avant d’avoir le jarret coupé en cas de récidive, puis condamné à mort à la deuxième récidive). Le Code Noir considère les esclaves comme des Chrétiens, et à ce titre, il leur octroyait un jour de repos le dimanche. Ce congé hebdomadaire va permettre aux Mardi Gras Indians d’inventer une culture singulière. Chaque dimanche, ils ont pu se retrouver sur la fameuse place de Congo Square pour battre les tambours, souvent accueillis par des chefs améridiens, à qui ils ont commencé à rendre hommage en s’habillant de costumes de plumes et de perles, aussi inspirés des imageries du far-west en vogue à l’époque. Ces esclaves venus d’Afrique et ces chefs indiens, seront peu à peu rejoints par des hommes libres venus de la première république noire du monde, Haïti, née en 1804. Ensemble, ils vont former les premiers défilés de Mardi Gras Indians. Aujourd’hui encore, des rythmes ancestraux, comme le « bambula beat » animent les processions emmenées par leur call and response, ce bagage invisible que les esclaves ont amené avec eux dans le Nouveau Monde, et qui va se réincarner dans toutes musiques modernes (rock, samba, salsa, blues, jazz, rap, bounce).
Aujourd’hui ils sortent même des rues pour entrer au musée du Quai Branly en France , ou comme le 79rs Gang, se produire sur scène. Ils seront au centre du second article de cette série, à paraître la semaine prochaine.