Aux États-Unis, au début du XXe siècle, des femmes noires de la classe laborieuse s’opposent à l’oppression à travers leur musique. Leur blues revendique avec détermination l’autonomie (sexuelle, financière, de mouvement) et l’égalité – de genre comme de race. L’ex-Black Panther et toujours combattante Angela Davis, a analysé ce mouvement dans un livre paru en 1998. Il est désormais disponible en français aux éditions Libertalia.
Dans Blues et féminisme noir, Angela Davis s’intéresse à l’émergence des figures féminines dans le Blues de la première moitié du XXe siècle et plus précisément à deux d’entre elles, Gertrude « Ma » Rainey (1886-1939) et Bessie Smith (1894-1937). La première, surnommée la « Mère du blues », n’a qu’une génération d’écart avec l’abolition de l’esclavage. Quand elle commence sa carrière dans le Sud, à 14 ans, la ségrégation post-esclavagiste est déjà fermement installée. La seconde, considérée comme « la première artiste de jazz moderne », gagne en 1923 son titre d’ « Impératrice du blues » en vendant plus de 750 000 copies de son premier enregistrement, Down Hearted Blues. Bien que son œuvre ait été confinée au marché de la « musique raciale » par l’industrie du disque, elle fut aussi populaire dans le Sud rural que dans le Nord urbain, et quand Harlem devint la capitale culturelle de l’Amérique noire, elle y était « la quintessence de la blueswomen ».
« Mon livre ne va pas faire plaisir à tout le monde, il va jeter un pavé dans la mare parce qu’il va nous rappeler à nous les Noirs-Américains que nos premiers leaders étaient des femmes et qu’elles n’étaient pas forcément hétérosexuelles. »
Ces femmes iconoclastes des années 20 – noires, indépendantes, bisexuelles et fêtardes – jouèrent un rôle décisif et méconnu, tant dans l’élaboration de la culture musicale populaire des États-Unis que dans celle de la conscience noire. Réfutant les analyses simplistes sur le Blues (qui selon certains n’aurait jamais été porteur de contestation sociale), la militante Angela Davis analyse en détail le terreau fertile que constituent les 252 morceaux enregistrés par les deux femmes. En les contextualisant, elle met en évidence les prémices du féminisme noir et les signes avant-coureurs des grandes luttes émancipatrices à venir : « Mon livre ne va pas faire plaisir à tout le monde, il va jeter un pavé dans la mare parce qu’il va nous rappeler à nous les Noirs-Américains que nos premiers leaders étaient des femmes et qu’elles n’étaient pas forcément hétérosexuelles. »
Ma Rainey – Prove It On Me Blues
« Ils disent que je l’ai fait, personne ne m’a vu / Alors il faut le prouver / Sortie hier soir avec une foule d’amies / Ça devait bien être des femmes, parce que je n’aime pas les hommes », chante Ma Rainey en 1928, affichant effrontément son homosexualité. Deux ans auparavant, dans Young woman’s blues, Bessie Smith s’attaque, elle, avec audace à la domination masculine inhérente au mariage : « pas le temps de se marier, pas le temps de s’installer / Je suis une jeune femme et je n’ai pas fini d’aller voir à droite et à gauche. »
Revendiquant le droit de faire ce qu’elles veulent de leur corps, Bessie Smith et Ma Rainey abordent sans ambages le thème de la sexualité dans leurs chansons et célèbrent le désir féminin sur un ton volontiers provocateur. En même temps qu’il défit « l’institution Africaine-Américaine la plus influente, l’Église chrétienne, » et la morale conservatrice de la bourgeoisie noire, leur discours rompt radicalement avec la période de l’esclavage, où la privation de liberté et la violence s’étendaient jusque dans la vie intime des Noirs : « le statut économique des anciens esclaves n’avait pas connu de transformations radicale, leur existence était marquée par la même pauvreté qu’auparavant. Mais c’est le statut de leurs relations entre eux qui était révolutionné. Pour la 1ère fois dans l’histoire de la présence africaine en Amérique du Nord, des masses d’hommes et de femmes noires étaient en position de décider librement de leurs relations et de leurs partenaires sexuels ». Bondissant sur cette liberté post-esclavagiste, les chansons de ces deux wild woman mettent en avant des femmes qui loin d’être résignées, passives ou désespérées par les injustices ou les mauvais traitements infligés par leur daddy, sont confiantes en elles, autonomes et parfois bagarreuses. Elles veulent boire et passer du bon temps, revendiquent leur prérogative, en tant qu’égales des hommes, à se montrer infidèles et se vantent d’accumuler les partenaires sexuels dans de nombreuses villes et États.
« Et sans le pauvre, Monsieur le riche, que ferais-tu ? »
Chanson Ma Rainay – Barrel House Blues
Leur vie sort du carcan domestique habituel et s’organise autour de longues tournées à travers un pays vaste comme un continent. Des périples qui marquent également une césure nette avec la période esclavagiste, quand la liberté de mouvement n’était qu’un rêve inatteignable. Dans la manière qu’elles ont de le chanter, le voyage est investi d’un sens particulier chez Ma Rainey et Bessie Smith. La vie sur la route les éloigne avant tout des rôles traditionnels de mère et d’épouse. Leurs paroles comme leurs parcours perturbent « la conception dominante de la femme au foyer » et apparaissent comme de véritables transgressions face à l’organisation sociale conventionnelle : « Nombre des amants […] infidèles, dont il est question dans les chansons des blueswomen, étaient en quête de cette vision fugitive de la liberté offerte par la nouvelle possibilité historique du voyage librement choisi. En revanche, cette option n’était pas admise pour la plupart des femmes. »
Ma Rainay, dont la musique est tout particulièrement imprégnée de cette question, incitait les femmes à user de cette liberté nouvelle. Dans ses chansons, elle met en scène des femmes qui n’acceptent pas que leurs hommes prennent la route en les abandonnant. Certaines quittent le foyer, laissent leur partenaire masculin derrière elles et se libèrent ainsi dans le même temps « de leurs nouvelles chaines post-esclavagiste qu’étaient les responsabilités domestiques et leurs emplois de servantes. »
Gertrude ‘Ma’ Rainey – Runaway Blues
Avec l’humour, la satire et l’ironie hérités de la musique des esclaves, ces blueswoman offrent aux femmes de la classe laborieuse la possibilité inédite de contester les normes sociales déterminant leur place dans leur communauté et dans la société en générale. En nommant leur quotidien, en particulier leurs relations aux hommes, Ma Rainay et Bessie Smith montrent que des expériences individuelles, relevant de la sphère privée, sont communes à de nombreuses femmes. À ce titre, si Angela Davis souligne l’absence de condamnation claire des violences misogynes, elle précise : « Le blues des femmes suggère une rébellion féministe émergente dans la mesure où il nomme sans ambiguïté le problème de la violence masculine. Il sort cette dernière de l’ombre de la vie conjugale, où la société la gardait cachée, soustraite au regard public et à l’analyse politique. » Dans Please Help Me Get Him Off My Mind, par exemple, même si elle n’offre pas de perspective critique, Bessie Smith nomme le problème et l’ambivalence qu’il implique.
Les blues de ces dames abordent « tout ce qui constitue les réalités de vie de la classe laborieuse africaine-américaine, y compris ses aspects considérés comme immoraux par la culture dominante ou la bourgeoisie noire ».
Bessie Smith – Please Help Me Get Him Off My Mind
Si elle dépeint des rebelles conscientes de leur particularité, l’auteure ne fait pas de Ma Rainay et Bessie Smith des militantes. Elle soutient en revanche que leurs chansons constituent « un prélude historique annonçant la contestation sociale à venir ». Car les blues de ces dames abordent « tout ce qui constitue les réalités de vie de la classe laborieuse africaine-américaine […] y compris ses aspects considérés comme immoraux par la culture dominante ou la bourgeoisie noire ». Pour les domestiques, Bessie Smith chante Washwoman’s Blues. Pour ceux qui peinent à payer leur loyer : House Rent Blues. Pour ceux qui connaissent la réalité carcérale : Jail House Blues. Backwater Blues s’adresse à ceux qui, frappés par les crues du Mississipi, ne trouvent aucun secours auprès de l’État en raison de leur couleur de peau. Enfin, dans Poor Man’s Blues, enregistrée en 1928, Bessie Smith « accuse directement les classes possédantes d’êtres responsables de la pauvreté – et pas seulement de celles des Noirs, insistant sur le fait que leur mode vie luxueux les rend aveugles à l’injustice économique qu’ils ont eux-mêmes crées ». Elle termine par cette question, toujours d’actualité : « Et sans le pauvre, Monsieur le riche, que ferais-tu ? »
Bessie Smith – Poor Man’s Blues
« Ce livre d’Angela Davis est, pour moi, une révélation et une véritable rééducation » a dit Toni Morrison, lauréate du prix Nobel de littérature en 1993. On ne peut que se ranger à son avis, tant cet ouvrage donne envie de (re)découvrir l’œuvre d’artistes dévalorisées par les spécialistes du blues et du jazz – en général des hommes blancs – et dont le rôle dans l’histoire africaine-américaine a, lui, été trop ignoré.
Blues et féminisme noir, est accompagné d’un CD qui reprend 18 des principaux morceaux de ces blueswomen ainsi que leur retranscription. L’intégralité des textes relevés dans l’édition originale américaine par Angela Davis est en ligne sur le site des éditions Libertalia.