Yacine Boularès, étoile montante du jazz, a choisi de rendre hommage à un personnage mythique des cultures noires du Sahara : Abu Sadiya.
Les poètes tunisiens l’ont chanté comme un chasseur ouest africain emmené comme en esclave, dont la fille aurait été enlevée par la lune. Devenu fou, errant, il chante et danse pour que l’astre brillant lui rende son enfant.
En Tunisie, son père lui avait parlé de ce personnage sulfureux, habillé en haillons et portant chapeau conique, dont les traditions populaires avaient fait le père Fouettard tunisien. Abu Sadiya, pour peu qu’il ait historiquement existé, aurait vécu au XIème siècle. Guide des esclaves subsahariens arrivés en Tunisie après avoir traversé le désert, il est aussi considéré comme un maître spirituel, ayant perpétué des rites thérapeutiques où la musique et la transe jouaient les premiers rôles. C’est avec lui qu’est né le stambeli, cousin des cérémonies Lila des Gnawas du Maroc et d’Algérie.
Un culte qui eut le malheur de déplaire à la fois aux autorités coloniales et aux rigoristes musulmans, ligués contre ces manifestations africaines où les esprits descendent parmi les vivants.
Pour évoquer le fantôme de ce personnage aussi fascinant que décrié, dont seuls les vieux ont gardé la mémoire, le jeune saxophoniste (et clarinettiste) s’est entouré du batteur Nasheet Waits et du violoncelliste voyageur Vincent Segal, pour un trio inédit et un album qui coule naturellement comme une longue suite serpentant sur les dunes silencieuses du Sahara. En écoutant Abu Sadiya, on en voit d’ailleurs les couleurs et les humeurs. Fugaces rosées, brumes de chaleur, siroccos et tempêtes, soleil accablant et fontaines aux sons verts chantant les mirages d’un printemps… Le Vieux désert est changeant. Le violoncelle joue parfois les gembris hérités, dit-on, des ngoni de l’ancien empire du Mali, et la batterie de Waits chevauche tout en douceur les contrées que traverse le saxophone soprano de Yacine Boularès.
Photo couverture : Yacine Boularès, Vincent Segal & Nasheet Waits (Abu Sadiya, Accords croisés, 2017)