Lisbonne a les oreilles toutes tendues vers l’Afrique, le Brésil et les Caraïbes. Depuis plus de 50 ans, la capitale portugaise est le creuset de musiques noires métissées, en évolution permanente.
Au rayon des musiques portugaises, je connais déjà bien le fado, qui se chante et se joue du nord au sud, à Porto, à Coimbra, et à Lisbonne, berceau du genre. Quand j’allais visiter cette terre maternelle, depuis une décennie déjà, je ne manquais pas de passer par le quartier d’Alfama à Lisbonne, pour écouter ce chant entonné par des amateurs, le fado vadio, c’est-à-dire « voyou ».
Mais dans la Mouraria, le quartier populaire que je n’ai arpenté que lors de mes plus récentes visites, j’ai découvert à chaque coin de rue un peu de cette Afrique sans laquelle Lisbonne serait bien pâle et triste. J’ai appris à déguster la cachupa cap-verdienne de Beto, qui tenait un restaurant à quelques mètres de chez lui, ou les pastéis de milho de Maria, elle aussi cap-verdienne née en Guinée-Bissau, mais qui se plait également à cuisiner le muamba de galinha angolais. À peine plus loin, c’est Aziz le Mozambicain qui sert de généreuses portions de curry de crevettes accompagnées de quiabos. Et les dîners se finissent souvent en musique, jouée par les habitués du lieu et amis des patrons.
Je contemple souvent le souvenir d’une certaine nuit à Lisbonne, un lundi soir de septembre dans une rue en pente de mon quartier où passe le fameux tramway jaune. Un panneau peint à la main me fait de l’oeil. J’y lis « Shilabo’s ». C’est un minuscule restaurant angolais. J’arrive trop tard pour goûter le muamba de galinha ou le fumbua de cavalo, et j’opte pour une bière en bouteille, assis à l’une des trois tables de la minuscule salle, occupée par seulement deux autres clients. À ma gauche, trois musiciens attablés improvisent, et j’apprendrais plus tard leur identité (Chalo Correia l’Angolais, Bilan le Cap-Verdien, et un de leur ami, inconnu). Deux guitaristes inspirés pour deux voix troublantes, et leur ami qui assure les percussions en frappant de son couteau les bouteilles de bière vides et les verres, et secouant un set de table et une sorte de maracas pour marquer le rythme. S’enchaîneront des mornas cap-verdiennes et des sembas angolais, qui me firent instantanément oublier le fado, seule musique de Lisbonne qui jusque là me donnait la chair de poule et me tirait quelques larmes. J’étais fait comme un rat, pris au piège d’une musique que j’allais passer chacun des jours suivants à explorer, écouter, disséquer, comparer, ressentir et danser. Comme si un monde entier et parallèle venait de s’ouvrir dans un Lisbonne dont j’étais pourtant déjà tombé amoureux dix ans plus tôt. Un deuxième coup de foudre, en somme, avec Lisbonne l’Africaine.
Parce que depuis plus de 50 ans, la capitale portugaise est aussi le creuset de musiques noires métissées, en évolution permanente, et indissociables de l’histoire d’une ville à la croisée des continents : Lisbonne a les oreilles toutes tendues vers l’Afrique, le Brésil et les Caraïbes.
Allers-retours et questions-réponses musicaux
L’Afrique, parce que des habitants des anciennes colonies portugaises (Angola et Cap-Vert en tête, mais aussi Mozambique, Guinée-Bissau et São Tomé-et-Principe) se sont massivement installés dans les zones périphériques de la « ville blanche » dans les années 50 et 60 pour combler le manque de main-d’œuvre dû à l’exil des Portugais ; puis après 1974 dès l’obtention de leur indépendance à la suite de la Révolution des Œillets, à la recherche de travail et d’une meilleure stabilité politique. Mais aussi parce que dès le 16e siècle, une large présence africaine à Lisbonne est avérée par les historiens. Environ 20% des 250 000 habitants de la ville étaient africains, esclaves ou travailleurs affranchis. La monarchie portugaise faisait venir des esclaves dans le pays, une pratique qui s’est épuisée après l’abolition de l’esclavage, non sans avoir laissé de nombreuses traces génétiques, mais aussi linguistiques ou culturelles : les musicologues José Ramos Tinhorão (Brésil) et Rui Vieira Nery (Portugal) ont même prouvé l’origine africaine du fado, issu du chant et de la danse lundu d’Angola.
Le Brésil, parce que les échanges commerciaux et culturels entre ce pays et le Portugal (et l’Afrique noire) n’ont jamais cessé depuis le 16e siècle et la colonisation de cette terre latine. Là encore, le fado y aurait puisé une autre partie de ses origines via les esclaves africains, selon les deux musicologues déjà cités. Et pour ajouter à la richesse des échanges entre les trois territoires, citons le philosophe jésuite portugais António Vieira, au 17e siècle, selon qui « le corps du Brésil est est en Amérique, et son âme est en Afrique ».
Les Caraïbes, parce que le zouk, la rumba, le merengue, notamment, trouvent leurs racines dans les rythmes et mélodies que perpétuent ou adaptent les descendants des territoires africains, nés sur le continent ou au Portugal. Le merengue vient d’Angola et la rumba du Congo. Le zouk antillais a donné le cola-zouk au Cap-Vert, le kizomba en Angola et le zouk bass au Portugal. Des échanges en forme d’allers-retours incessants, en somme.
Alors à Lisbonne, dans les clubs, dans la rue, dans les maisons, on chante, joue et danse africain depuis au moins 60 ans. On mange africain, un peu partout dans la ville. Ce n’est pas le sujet ici, bien que Shakespeare ait écrit « si la musique est l’aliment de l’amour, jouez toujours ! ».
Mais c’est à partir du milieu des années 1960, et l’installation massive d’immigrés du Cap Vert et d’Angola principalement, que la musique africaine a vraiment commencé à résonner dans les chaudes nuits lisboètes, grâce à des DJs qui jouaient leur collection de vinyles, et des musiciens qui (re)montaient des groupes avec leurs compatriotes tout juste arrivés sur le territoire. Lisbonne (re)découvre alors les musiques et danses des anciennes colonies : parmi elles, la coladeira cap-verdienne (de koladera, « chanter le colá dans la rue »), le semba angolais (de masemba, pluriel de semba qui signifie en kimbundu « le coup de nombril » qui frotte le partenaire). Au même moment, certains groupes ou artistes lusophones avaient déjà commencé à internationaliser leur carrière, parfois obligés de s’exiler pour fuir la censure du colon portugais ou les guerres d’indépendance, et sont apparus comme des exemples et catalyseurs. À Lisbonne, on peut régulièrement croiser et entendre Bonga l’Angolais (dont les disques ont été enregistrés et produits d’abord aux Pays-Bas) et son compatriote Waldemar Bastos. À l’époque, on tombait facilement sur les Cap-Verdiens de Voz de Cabo Verde (groupe fondé à Rotterdam en 1965, puis délocalisé à Lisbonne en 1972 avec le regretté Bana au chant), aux côtés de Tito Paris, Nancy Vieira, parmi d’autres.
Créolisation et internationalisation
Dans la deuxième moitié des années 1990, les banlieues de Lisbonne – où habitent la majorité des immigrés africains des classes populaires venus combler le manque de main d’oeuvre sur les grands chantiers financés par la Communauté Européenne – commencent à se faire entendre, via le hip-hop chanté en portugais (Da Weasel), en créole cap-verdien (Boss AC) ou en calão de Luanda, mélange de portugais et de kimbundu angolais (Conjunto Ngonguenha).
Puis au début des années 2000, la nouvelle génération adapte un genre musical qui explose en Angola : le kuduro, qui signifie tout bonnement « cul dur » (cu duro) mais aussi « environnement difficile » (ku signifie le lieu en langue kimbundu). Une transe électronique inspirée par les percussions traditionnelles angolaises mélangées à la soca caribéenne et techno et l’eurodance européennes, qui sollicite aussi bien les jambes des danseurs que leur cerveau, puisqu’il s’agit d’un coup de gueule social lancé depuis le musseque (bidonvilles) de Luanda. « La recréation sous forme poétique, bien qu’inconsciente, de l’intensité de la vie à Luanda », comme le décrit Kalaf Epalanga, tête pensante du collectif lisboète Buraka Som Sistema. C’est ce groupe qui va promouvoir avec efficacité le kuduro version portugaise dès 2006. Son nom est une référence à Buraca, le quartier périphérique de Lisbonne où vivent ses membres cosmopolites aux origines diverses : Portugal, Angola, Mozambique, Cuba et Brésil. Le kuduro version Lisbonne va rapidement sortir des cités, jusqu’à convaincre M.I.A. de collaborer sur le deuxième disque du groupe, qui vient cet été de mettre un terme à une carrière scénique et discographique de 10 ans. Leur nouvelle mission ? Poursuivre le défrichage et l’accompagnement de nouveaux talents découverts sur le territoire portugais.
Quand la musique des banlieues obtient le droit de cité
Et des artistes émergents et talentueux qui s’inspirent et réinventent les musiques africaines, le Grand Lisbonne n’en manque pas : Batida, AF Diaphra, Octa Push… on y reviendra dans ce magazine. Un exemple parmi d’autres : depuis 2011, une dizaine de jeunes producteurs (17 à 30 ans) sont réunis sous la bannière Príncipe Discos. Leurs blases : DJ Marfox, DJ Nigga Fox, DJ Lilocox, DJ Nervoso… Littéralement « les Disques Prince », le label au nom aristocratique est fondé par quatre lisboètes dans le seul but de faire entendre à leur juste valeur les sons métissés des quartiers périphériques de la ville : un mélange de kuduro et de batida (le beat) angolais, et de techno occidentale.
Une fois par mois, le collectif co-produit une soirée dans un des clubs les plus pointus du centre-ville, le MusicBox, à Cais do Sodré, un quartier plutôt bigarré quand il s’agit de faire la fête, où s’y côtoient étudiants Erasmus, anglo-saxons en quête de bière pas chère, et jeunesse portugaise infatigable. Pour la soirée mensuelle « Noite Príncipe », c’est un public de banlieue et du centre-ville, de branchés et de novices, mais avant tout de danseurs audacieux qui fait la queue à partir de 2 heures du matin, pour sortir en sueur à l’aube après un marathon de mouvements de danse et de déhanchements ultra physiques.
Aujourd’hui en 2016, la vivacité et la présence des musiques d’influence ou d’inspiration africaine à Lisbonne – et notamment dans les clubs du centre-ville – prouvent la qualité et le succès des efforts des artistes, producteurs et autres activistes du quotidien. Promouvoir et faire entendre ces musiques en dehors de Lisbonne et notamment à l’étranger est une des façons de permettre à la production locale de s’émanciper des étiquettes discriminantes (évoquer le racisme envers les populations d’origine africaine est encore un véritable tabou au Portugal) et de se construire comme une scène vigoureuse et fière de ses métissages.
C’est justement l’un des objectifs de cette nouvelle rubrique : avoir les oreilles grandes ouvertes à Lisbonne et retransmettre la pulsation de la batida de la ville, en permanente évolution, les yeux rivés sur un futur encore inconnu, mais sans doute toujours plus cosmopolite, à l’image de la musique africaine.
Comme le disaient récemment les membres de Celeste/Mariposa, un duo de DJs lisboètes spécialisés dans la musique afro-lusophone et afro-portugaise, organisateurs des soirées Afrobaile et fondateurs du label C/M Discos, interviewés par le quotidien national Público : « à l’étranger, on nous dit qu’aujourd’hui le Portugal se situe au centre alors qu’on est plutôt habitués à être considérés comme la périphérie. Parce que c’est comme ça qu’on a grandi en tant que Portugais. Et pour la première fois, on se retrouve au centre. On est vraiment au centre de notre petit monde. Au centre de la diaspora des PALOP, les Pays Africains de Langue Officielle Portugaise. »
Oui, Lisbonne est au centre des continents. Et ce n’est pas un petit monde.