Ce duo mère-fille de la diaspora cap-verdienne revisite les traditions musicales de l’archipel. Pour PAM, c’est l’une des belles surprises de l’Atlantic Music Expo qui vient de s’achever à Praia, sa capitale. Retour sur une histoire familiale où la musique relie les générations.
Beth la maman, courtes dreadlocks poivre et sel et sa fille Patricia, 28 ans, nous reçoivent chez elles, dans la maison de « vacances » qu’elles ont fait construire dans le quartier de Palmajero, situé au sud-ouest du centre-ville.
Beth est née à quelques encablures de là, dans la vielle de Praia, où siège l’ancien quartier colonial du Plateau. Dans la rue du cinéma et donc tout près de la scène où elle se produira avec sa fille pour l’Atlantic Music Expo. Son « petit pays », elle l’a quitté à l’âge de 20 ans : « à l’indépendance, en 1975, il n’y avait ni universités ni Écoles Supérieures au Cap-Vert. Mais des accords se sont mis en place avec plusieurs pays. Après le lycée, on avait la possibilité d’aller en Russie, à Cuba, au Portugal, au Canada ou en France. Les places étaient chères pour la Suisse, il n’y en avait que deux ou trois. Mais j’ai préféré attendre et pendant trois ans j’ai donné des cours. Si j’étais allé en Russie, je serais peut-être rentrée ! » s’exclame-t-elle dans un grand éclat de rire.
Beth est en effet restée en Suisse où elle vit et travaille en tant que directrice administrative depuis 32 ans. Elle y a fait des études, deux enfants — dont Patricia — et, toujours, de la musique. Un goût hérité de son papa, le guitariste Alipio Soares, qu’elle accompagnait dans le bar de son oncle ou chez les voisins. C’est comme ça qu’elle a appris à jouer de la guitare : « Les plus beaux souvenirs que j’ai sont ceux des fins d’année. Traditionnellement, pour le 31, on va de maison en maison pour dire au revoir à l’année qui vient de s’écouler et souhaiter une bonne arrivée à la nouvelle. Je savais peut-être jouer deux chansons, mais j’étais heureuse. Je buvais mon jus de fruits et mon papa, évidemment, buvait son rhum. On pouvait sortir à 10 h du matin et rester avec lui jusqu’à 10 h du soir. À l’époque, nos voisins étaient notre famille, on pouvait sortir, aller partout. Une de mes chansons, « Tempo Agu Poti », parle de cette belle époque où l’on respectait les gens, notamment les anciens, où il n’y avait peu ou pas de violence. »
La musique et le créole, de mère en fille
Non seulement Beth compte parmi les rares instrumentistes capverdiennes, mais c’est en plus la seule, à sa connaissance, à jouer du cavaquinho (petite guitare à quatre cordes, NDLR).
Sa passion pour la musique et les traditions de son île, Beth les a transmises à sa fille, Patricia : « Le Cap Vert, explique la jeune femme, c’est mon pays, je viens tous les ans depuis que j’ai 3 ans. Ces dernières années, grâce à la musique, je viens même deux fois par an. Pour moi, c’est la maison. Les gens sont étonnés que je parle créole, car beaucoup d’enfants de la diaspora ne le maîtrisent pas, mais j’ai de la chance, ma mère me l’a appris tout comme le portugais. Petite, je n’ai pas choisi la musique. On m’a dit de faire du solfège et il se trouve que j’ai aimé ça. »
Suivront des études au Conservatoire de Musique de Genève, en piano classique et chant lyrique et aujourd’hui, entre autres, un grand intérêt pour le batuque (genre musical joué par les femmes de l’île de Santiago, dominé par les voix et les percussions, NDLR). Et sa maman rajoute : « Elle le danse aussi très bien », ce que nous pourrons vérifier, non sans plaisir, sur la scène de l’AME.
Sur scène justement, le duo existe depuis 2012 et leur premier concert à Genève, mais « à la maison, c’est depuis toujours, raconte Beth dans un sourire complice. Céline Dion, Billy Crawford, Britney Spears, tout ça j’ai dû apprendre à le jouer quand Patricia avait 10 ans pour quelle puisse le chanter ! »
À 40 ans, parce qu’elle a plus de temps pour elle, Beth décide de prendre des cours pour perfectionner son jeu de guitare. Et c’est son professeur de musique, un Argentin qui les accompagne désormais sur scène, qui a eu l’idée de leur duo : « un jour, il a demandé à tous les élèves de présenter une chanson. J’en ai écrit une et j’ai demandé à Patricia de venir la chanter. À la fin, il a dit : « mais elle est où la caméra ? Vous vous me moquez de moi ou quoi ? Il faut faire un disque ! »
« Miss Saudade », une nouvelle naissance dans la famille
Résultat : en décembre dernier, Beth et Patricia ont autoproduit leur premier album Miss Saudade. D’une voix de velours, Patricia y interprète les titres composés et écrits par sa maman. On lui pose la question : Qui est cette miss saudade ? « C’est nous tous. Nous qui sommes loin du pays. Il y a une certaine nostalgie dans ce que je fais. Même si la coladeira (autre genre typiquement capverdien, ndlr) c’est très entraînant, je parle de ma grand-mère, des endroits où j’ai été, de mes amis.
Dans « Saudade de precihno », je parle de cette place où j’ai grandi et de la dame qui nous vendait des bonbons. On commence par une bossa-nova et puis ça part en batuque. »
Le mélange des genres, c’est l’une de marques de fabrique du duo. À l’image du titre « Nos mundo » qui flirte avec la rumba.
« Dans cette chanson, je dis que tout ce qu’on possède reste ici-bas, on part avec rien. Donc c’est important de s’entraider, de veiller sur notre prochain et de ne pas s’attacher au matériel. C’est une chanson très sérieuse, mais qu’on essaye de faire très entraînante sur scène », explique l’enfant de Praia.
Leur prochain projet en duo : « un album autour des mornas écrites par mon grand – père et ses amis, confie Patricia. Il nous a laissé un super bel héritage, on est une famille de musiciens : en plus de ma mère et moi, mon oncle et mon cousin en font.
On a déjà enregistré une morna qui a été très bien reçue ici, car justement on l’a faite de manière hyper traditionnelle. Il s’agit de Ricardina, une très jolie chanson d’amour. Ma génération n’écoute pas de morna généralement, donc les gens ont été agréablement surpris. »
Beth et Patricia nous font le cadeau de cette chanson en acoustique, et nous serons nous aussi surpris, pour ne pas dire émus. À propos du chanteur capverdien Ze Luis, Jose di Silva (fondateur du label Lusafrica et de l’AME, NDLR) a dit un jour : « Dans la morna, il faut du vécu pour atteindre un tel niveau d’émotion, très peu d’interprètes en sont capables ». Patricia est donc sans aucun doute une amoureuse (pour ne pas dire une chanteuse) née. Le concert qui suivra à l’AME finira de nous le confirmer. Car si un marché sert de tremplin à de nombreux groupes et les aide à professionnaliser leur projet, la mère et la fille Soares Carvahlo, elles, ont déjà tout de grandes.
Revivez l’Atlantic Music Expo 2019 avec notre compte-rendu.
Hortense Volle est sur Twitter.