Deuxième volet de notre série consacrée aux visages de la guitare africaine, aujourd’hui Pierre « Dizzy » Mandjeku, enfant du jazz passé maître de la guitare rumba.
Photo Une : Dizzy Mandjeku par Daniela Incoronato
À 72 ans, Dizzy Mandejku est un papa, et un morceau d’Histoire à lui tout seul. Ce guitariste formé à l’école de l’African Jazz a traversé les époques et joué avec les trois grands mousquetaires de la rumba congolaise : Verckys, Tabu Ley, et le géant Franco.
Depuis maintenant huit ans, Pierre « Dizzy » Mandjeku parcourt le monde avec Baloji. Dans le groupe du rappeur belge originaire de République démocratique du Congo (RDC), le guitariste âgé de 72 ans est un « papa ». Vêtu de son costume trois-pièces, cet ancien passe le témoin à une nouvelle génération de chanteurs hip-hop qui a largement fait appel à ses services. La guitare de « Papaoutai » de Stromae ? C’est lui ! « Je ne connaissais pas personnellement Stromae. J’avais vu à la télévision son clip « Alors on danse », que j’appréciais, mais sans plus, raconte-t-il, pas peu fier d’avoir été à l’avant-garde de cette “congolisation” du hip-hop. Un jour j’ai reçu un appel, et il me dit : “Dizzy, c’est moi. Je voudrais te faire intervenir sur morceau, je veux mettre de la rumba là-dedans”. Il est venu me chercher, j’ai fait quatre, cinq lignes de guitare. Son producteur a fait la sauce. On a signé le contrat et je suis devenu co-auteur de la chanson. »
« On faisait les chauves-souris »
C’est que bien avant cela, Pierre « Dizzy » Mandjeku a été dans l’intimité des grands de la rumba congolaise. Né le 20 août 1946 à Léopoldville, Pierre Evariste Dieudonné Mandjeku Lengo a grandi à Coquilhatville, la future Mbandaka, dans ce qui est alors le Congo Belge. Sa mère, chanteuse dans une chorale, éduque ses enfants en chantant jusqu’à son divorce. Son père, médecin, qui prendra en charge l’éducation du jeune Pierre, est un ami d’Henri Bowane, l’auteur du tube « Marie-Louise » avec Wendo Kolosoy. « Quand vous entendez les Koffi Olomidé, les Fally Ipupa, c’est pratiquement les mêmes gimmicks, c’est la même rumba qui continue. C’est ce gimmick que le “vieux” Bowane, qui était l’ami de mon père, a composé en 1949 », relève le guitariste, à propos de l’influence des pères de la rumba sur la musique actuelle. La guitare de la rumba congolaise doit beaucoup à une transcription du likembé, le piano à pouces, sur la six cordes, et à cette impression d’être un long solo répétitif et ininterrompu.
Dans le Congo qui file vers l’indépendance, les influences sont multiples. Il y a celle de chaque peuple, celle, évidente, des colons belges qui écoutent du jazz, et celle de la musique afro-caribéenne. Cela comprend non seulement la musique de Cuba, mais aussi un grand ensemble qui va du Mexique jusqu’aux Antilles. C’est à seize ans, en 1964, que le jeune Pierre Mandjeku Lengo bricole sa première guitare avec son frère aîné, en prenant un bout de bois, une boîte d’huile, et du fil de pêche en guise de cordes. Il aura rapidement deux professeurs, l’un haïtien, l’autre belge, qui lui apprendront à déchiffrer les partitions. « À cette époque, on faisait les chauves-souris, on allait dans les bars pour voir comment jouaient les gens et on faisait la même chose. Mais j’ai eu la chance d’avoir un professeur liégeois, Marcel Vam Bruystegem, qui cherchait un guitariste pour faire un quatuor de jazz. Vous imaginez, moi, je ne connaissais rien, je n’avais jamais joué sur une guitare accordée à l’espagnole. Dès que j’ai su jouer de la guitare, j’ai commencé dans un orchestre de rumba qui s’appelait Equajazz. J’ai un parcours atypique, j’ai commencé à apprendre les standards de jazz avant de savoir jouer la rumba », souligne-t-il. La passion du jazz, son ardeur sur scène, amène le jeune guitariste influencé par Wes Montgomery, Django Reinhardt et Raymond Brainck à prendre le surnom de « Dizzy ».
« Voir Kinshasa et mourir »
Tout au long des années 1960, la musique congolaise se divise en deux grandes écoles, celle de l’African Jazz, notamment incarnée par les guitaristes Tino Baroza et Dr Nico, et celle de l’OK Jazz, qui prend corps autour du colossal Franco Luambo, dit Franco (1938-1989). Toujours étudiant, Pierre « Dizzy » Mandjeku appartient à la première école. La rumba congolaise essaime alors « dans toute l’Afrique noire ». Dans les orchestres, on retrouve aussi des musiciens ghanéens, nigérians, et les échanges de musiciens sont la norme entre Brazzaville et Kinshasa. Dizzy Mandjeku ne quitte pas pour autant son poste de fonctionnaire à la Banque Nationale, où il est notamment en charge de la stabilité de la monnaie. Guitariste du Festival des Maquisards, dont le leader est le chanteur Sam Mangwana, il joue d’abord de cette guitare mi-solo, intermédiaire, destinée à être un pont entre la guitare rythmique et le soliste. Membre des Grands Maquisards, il lance ensuite l’orchestre Kosa-Kosa, qui reprend les grands standards de la rumba congolaise, un peu comme le font les orchestres américains avec les standards du jazz.
L’apogée de la musique congolaise est marqué par le « Combat du siècle », entre Mohammed Ali et George Foreman, qui se tient le 30 octobre 1974, à Kinshasa. Le festival qui a précédé le combat de boxe en septembre, a réuni au stade du 20-Mai, Celia Cruz, James Brown, Miriam Makeba ou encore… Franco et Tabu Ley. C’est en cette même année 1974 que Dizzy Mandjeku intègre l’Afrisa du grand Tabu Ley Rochereau (1937 — 2013). Il vivra sous le même toit que le chanteur, et sera premier guitariste soliste de l’orchestre qui représente (avec l’OK Jazz) le Zaïre de Mobutu à la deuxième édition du Festival international des arts nègres, le FESTAC, à Lagos en 1977. Le 5 mars 1978 cependant, la base de l’Afrisa, en « litige avec le patron » pour des questions d’argent, reste en Côte d’Ivoire et forme l’African All-stars, autour de Sam Mangwana. « La musique congolaise avait presque disparu d’Afrique de l’Ouest. Il y avait des orchestres dans tous les pays, au Nigeria, en Côte d’Ivoire, en Guinée, où il avait le Bembeya jazz. Et c’est nous qui avons remonté cela, on a dit qu’on allait danser le soukouss. Au moment du “Combat du siècle”, c’était, “Voir Kinshasa, et mourir !” À ce moment-là, en 1978, c’était : “Voir Abidjan, et mourir ! ” » , note Dizzy Mandjeku.
« Des travailleurs acharnés »
Après des années passées à parcourir l’Afrique de l’Ouest, Dizzy Mandjeku s’installe à nouveau à Kinshasa. Il devient directeur artistique de la prestigieuse maison de disques Vévé, l’« empire » initié par Verckys. Les plus grands artistes de la rumba congolaise enregistrent sous sa direction. C’est par l’intermédiaire d’un ami qu’il intègre le Tout puissant OK Jazz, en 1983, pour « boucler la boucle ». La formation, dont les initiales sont celles de son fondateur, Oscar Kashama, et qu’on a appelée Orchestre kinois de jazz, est déjà une institution trentenaire amenée par le « Vénérable » Franco. Le style de Franco, détaché de la musique afro-caribéenne, puise dans le folklore des Bakongo. « C’était un grand monsieur, Franco, un musicien dans l’âme, témoigne Dizzy Mandjeku. Dans l’histoire de la musique congolaise, j’ai un parcours différent des autres du fait que j’ai joué avec tous les grands, et même les jeunes. J’étais là où se prenaient les décisions. Tabu Ley, Verckys, et Franco, on les appelle “Les trois mousquetaires” de la musique congolaise. Ce sont eux qui ont donné le ton. » Conseiller du maître, il sera son porte-parole et chef d’orchestre, Dizzy Mandjeku restera fidèle à Franco jusqu’à sa mort.
Quelle est la personne qui l’a le plus impressionné, au fil de cette carrière exceptionnelle ? « C’est Franco lui-même, répond sans hésiter Dizzy. Avec Tabu Ley et Verckys, c’était des meneurs d’hommes, des travailleurs acharnés. Moi, en voyant comme ils travaillaient, je me suis dit : “Ouh là, là. Pour pouvoir arriver à leur niveau, il faut faire ce qu’ils font… ” J’ai appris de Franco, en le regardant jouer. Je lui ai amené mon passé, et lui m’apportait son style. Il était malin, il a incorporé des gens de l’école African jazz, des grands guitaristes comme Papa Noël ou Michelino Mavatiku. Par exemple, j’ai arrangé beaucoup de chansons au sein de l’OK Jazz. » Cette collaboration avec Franco ne sera pas l’apogée de la carrière de Dizzy Mandjeku, mais elle fera certainement de lui un exemple à suivre pour les jeunes musiciens. Depuis Bruxelles, en Belgique, où il est désormais installé, notre guitariste salue une « nouvelle génération » qui « est allée au conservatoire », alors que tous les grands de la rumba étaient autodidactes. « J’ai toujours plaidé pour que les gens apprennent l’harmonie. Cela veut dire que je n’ai pas prêché dans le désert », conclut-il.
Redécouvrez le premier volet de notre série consacrée aux visages de la guitare électrique sur le continent africain : Bombino : « la guitare c’est comme les maths ».