À 82 ans, Karl Brasse n’a rien perdu de sa dextérité au banjo, à la mandoline ou à la guitare. Il est difficile d’établir sa discographie exhaustive Il ne se souvient pas lui-même de tous les 45 tours auxquels il a participé… et pour lesquels il n’est pas toujours crédité. On peut citer « Vive le séga » avec Serge Lebrasse, « Alouda limonade » avec Cyril Labonne mais aussi des enregistrements obscurs comme l’oublié « Séga dans camp créole » de Jean Aufray. Le mieux est de fouiller sur Discogs et sur le site de l’ancien ingénieur du son Philippe de Magnée: Filoumoris.com.
Karl grandit à Grand-Gaube, au nord-est de l’île Maurice. Au début des années 1950, il n’a que six ans quand, avec son frère aîné, il fabrique leurs premiers banjos… avec des boîtes de conserve et du fil de fer. « Avec une pince, on serrait les fils jusqu’à obtenir un son. Mon père s’est aperçu qu’on arrivait à faire quelque chose. Il n’avait pas beaucoup de sous, mais un jour il a sauté sur une occasion. Il a acheté un banjo trente-cinq roupies pour mon frère aîné. Moi j’ai récupéré sa boîte de conserve. » Avec leur petite soeur qui joue sur un semblant de caisse de batterie, ils forment un trio qui joue de la polka dans les propriétés sucrières alentour détenues par des Blancs mauriciens comme la famille Lagesse.
À quatorze ans, le père de Karl veut lui faire intégrer le Police band, l’orchestre de la police à Rose-Hill. « Ce n’était pas un big band mais il y avait près de quinze musiciens, avec une section de cuivres, trois saxophones, une clarinette, deux trompettes. Le problème c’est que je ne lis pas du tout la musique. Depuis toujours, je joue à l’oreille. J’écoute un morceau deux ou trois fois et je suis capable de le reprendre. J’ai dû avouer au chef d’orchestre Philippe Ohsan que je ne savais pas lire une partition. Il a voulu tester mon oreille puisque tout le monde disait que j’étais fort et que j’apprenais vite. » À la fin Ohsan concluera : « C’est vrai, tu as une oreille en or, mais je ne peux pas te prendre!» Karl est presque soulagé car la discipline d’un orchestre de police où on doit porter l’uniforme ne lui convient guère.
Cinq frères chinois et cinq frères créoles
Quatre ans plus tard, en 1958, grâce à un ami il intègre un orchestre de variété composé de cinq frères sino-mauriciens le Typhoon band à Port-Louis. Le groupe se produira à la Cabane Bambou à Port-Louis. En 1960, Karl est prêt à voler de ses propres ailes et forme son groupe le Golden moon dance band qui joue à Pointe-aux-Sables. « On se produisait tous les samedis avec Alain Permal, qui était un chanteur très connu, drôle, il nous faisait rire tout le temps, Yvon Emile, surnommé le « Nat King Cole mauricien » parce qu’il avait vraiment une belle voix de crooner et une autre chanteuse très douée Sylvaine Ramen. C’était des soirées bondées. On refusait du monde. »
Trois ans plus tard commence l’aventure des Corsaires au Vattel, un restaurant huppé de Cure-Pipe. Après les cinq frères chinois du Typhoon Band, Karl joue cette fois avec cinq frères créoles les Pouzet dont le leader est Lucien. Le groupe fera partie d’une tournée en Rhodésie du Sud (devenu indépendant en 1965 et rebaptisé Zimbabwé en 1980 NDLR) « On avait un contrat de six semaines mais on a été prolongé de deux semaines tellement les gens sur place étaient contents de nous avoir. » Le répertoire est rétro Victor Silvester, Billy Vaughn, les Shadows… « Tout le monde dansait, la piste était tout le temps remplie. On a même joué du séga pour montrer aux Rhodésiens comment ça se danse. On est aussi passés à la télévision nationale. » Une autre résidence dans un grand hôtel de Lusaka en Zambie lui laissera le souvenir glacé de s’être fait poser un serpent sur son épaule! Le 28 avril 1965, le jour de son anniversaire, Lucien « Lulu » Pouzet fait une belle surprise à Karl Brasse en lui présentant… Jacques Brel qui venait de se produire au « Plaza »: « Il m’a souhaité bon anniversaire au restaurant. Son costume, le nez, les oreilles pissaient de transpiration tellement il s’était donné sur scène ! »
Karl Brasse se taille vite une réputation de virtuose de la guitare, en compétition avec Marclaine Antoine. « On était un peu comme Cliff Richard et Elvis Presley » sourit Karl. Karl jouera aussi avec le fils de Roger Augustin, le très prolifique Jean-Claude Gaspard, avec Georges Marchand, Jeanine Lebout sur « Qui ti balié la », Cyril Ramdoo ou encore Roger Clency, dont il reprendra « Ti Joseph Galant » dans une belle version instrumentale. Karl a surtout signé le séga instrumental le plus connu, sans doute de l’île Maurice « Séga stacato » : « Lucien Pouzet m’a dit: « Pourquoi tu ne fais pas un séga toi? » et deux heures plus tard c’était composé ! »
Gaspard Jean Claude & – Mo alle sa cricri. Piste 1.
Mais la plus belle collaboration de Karl est celle qui l’associe au pianiste Gérard Cimiotti, chef d’orchestre et arrangeur : « On enregistrait dans son studio à Quatre Bornes avec beaucoup de plaisir. Avec Gérard on était un peu pareils. On apprenait vite, on pouvait jouer dans n’importe quelle tonalité. On était toujours ensemble. Quand les gens parlent de nous ils disent toujours : »Gérard Cimiotti et Karl Brasse » ».
Au studio, poursuit le guitariste, il y avait toujours un ou deux chanteurs. On me disait: « Tu peux m’accompagner sur tel séga ? Ça allait vite. » Parmi les plus belle séances (effrénées) de l’époque « Montagne zacot » ou encore « Soul Séga » de Coulouce :« J’ai trouvé un effet de distorsion sur ma guitare. J’ai improvisé et ça a bien marché. C’était assez moderne pour l’époque. »
Commandeur Karl
Pendant longtemps, Karl « a mangé beaucoup de margozes » (légume amer), c’est-à-dire qu’il a été mal payé à jouer dans les hôtels de l’île comme le Paradis ou le Touessrock… par tous les temps: « J’ai même dû jouer au Morne un soir de cyclone en alerte trois. Ma femme m’a engueulé mais j’étais engagé, j’ai dû y aller malgré le danger. » Cette période s’arrêtera en 1988 à cause d’une paralysie de sa main droite. La déconvenue n’a pas arrêté le guitariste qui a signé un album instrumental de belle facture « Séga dantan » en 2006. Il est régulièrement accompagné par de solides musiciens comme le trompettiste de jazz Philippe Thomas ou l’accordéoniste Jocelyn Cartier. Récemment, à l’initiative de son fils Patrice, également musicien dans le groupe les Firehawks, Karl a participé à une jam-session à San Mateo en Californie. Il s’est distingué en reprenant au pied levé des standards comme « I’m in the mood for love » Mais pour lui pas question de quitter son île! L’an dernier, Karl a été décoré au titre de commandeur par son gouvernement pour sa contribution à la musique mauricienne. Ce n’est que justice!