Le micro est ouvert. Dans le casque d’Empereur, un beat massif. “Laaaapopete” (il est de retour), rappe-t-il, le visage en sueur. Il faut dire que dans ce studio de fortune, il n’y a pas de ventilation. Ce serait un luxe. Inenvisageable dans ces conditions. »Obina omalaba” (tu sais que t’es chaud), poursuit-il de sa voix rauque. Dans ces murs, Empereur est un leader, un boss. Et ceux qui le suivent sont du genre durs à cuire et plutôt dangereux. Un gang. « Laaaapopete, laaaapopete ». Empereur sort la tête de la cabine d’enregistrement. La sueur augmente, et le flow avec. Dans ce studio rudimentaire, une silhouette aux dreads épaisses assise derrière un ordinateur observe Empereur, l’allure confiante et le sourire aux lèvres. C’est lui que l’on redoute. Autour de lui, une clique bigarrée aux t-shirts déchirés donne la réplique au rappeur: «Ndongo!». «Laaaapopete… Ndongo! Laaaapopete… Ndongo!» Le mur est recouvert de dessins représentant des hommes torses nus, leurs noms gribouillés à l’encre noire. «Israel»… «Dione»… Il y a foule au studio ce jour-là, et l’ambiance est plus que joyeuse. Derrière la porte, un couloir glauque, le long duquel des cellules en tôle bourrées de lits et d’objets de contrebande, encerclées par un mur haut de deux mètres, couronné d’une guirlande de fil barbelé et surmonté d’une pancarte indiquant «Prison Centrale de Douala». D’un côté des murs, c’est New Bell, un quartier prolétaire et immigré en bordure de la capitale économique du Cameroun. De l’autre côté, ça continue de chanter, le micro toujours ouvert. Bienvenue à Jail Time Records, «les Disques de la Taule».
Jail Time est un collectif fondé par le Camerounais Steve Happi, ex-détenu et producteur de musique, associé à l’Italienne Dione Roach, artiste et bénévole dans une ONG. C’est en 2018 que Jail Time a ouvert son studio en prison, le premier du genre en Afrique. Un défi d’autant plus remarquable que l’établissement pénitentiaire de New Bell est notoirement connu au Cameroun, et ceux qui y font un séjour se voient frappés d’un stigma bien difficile à effacer – comme c’est le cas pour la plupart des détenus dans le reste du globe. Ce qui a commencé comme un simple projet musical s’est vite métamorphosé en aventure humaine, entre épisodes d’espoir, rêves et rédemption. En 2021, Jail Time a ouvert un autre studio à Douala, en dehors des murs de la prison. Sorte de centre de réinsertion où les ex-détenus peuvent poursuivre leurs créations, comptant sur le soutien des fondateurs, il leur offre un sentiment de stabilité dans un environnement souvent turbulent et problématique qu’est la rue.
Malgré son échelle modeste, Jail Time a fait énormément pour transformer le regard de la population locale sur les personnes incarcérées, qui elles sont et qui elles peuvent devenir. On peut se tromper sans être un raté. Coupable ou innocent. Avec déjà une compilation au catalogue et la toute récente agence Jail Time Productions qui fournit la trame visuelle du monde carcéral et de la vie dans les rues de Douala, Jail Time a su patiemment construire les solides fondations du changement social, toujours à travers le pouvoir de la musique.
L’imaginaire de la prison nourrit bien des fantasmes, avec son univers de gangs, de lois tacites, et la présence terrifiante du mal. La prison est fétichisée par la télé, stigmatisée par la société et glorifiée par la musique. De quoi masquer la réalité du quotidien d’un détenu. Le banal et l’horrible sur le même plan. Et voici qu’on déshumanise, collant trop facilement l’étiquette de prisonnier ou de criminel, oubliant rapidement la série d’erreurs et de malchance, eux bel et bien humains, qui conduisent derrière les barreaux. Chose encore plus difficile, il semble, est d’imaginer les difficultés émotionnelles qu’une personne doit affronter dans cet environnement hostile.
Si le prisonnier a sa propre histoire, la prison aussi, et c’est souvent pour le pire. New Bell ne fait pas exception à la règle, le quartier portant le même nom étant autrefois désigné par «le quartier des Étrangers». C’est en 1914, sous le régime colonial allemand, que la zone spéciale a été érigée au sein d’un vaste plan d’urbanisation consistant à y reloger la population locale et les toujours plus nombreux migrants du continent africain, laissant le centre de Douala aux Européens et fonctionnaires coloniaux. Entre les deux territoires, une zone franche d’un kilomètre de large séparait les populations, une ségrégation géographique maintenue par le colon français lorsqu’il a évincé les Allemands en 1916.
Alors que l’économie coloniale a plus que jamais besoin de la main-d’œuvre africaine bon marché dans les années 1920, New Bell devient une pièce-clé du système et le quartier se retrouve sous surveillance rapprochée, forçant ses résidents à collaborer uniquement pour les intérêts européens. Ceux qui cherchent à fuir leurs obligations sont considérés comme des délinquants, tandis que la définition des activités criminelles et les sentences s’élargissent, faisant tomber un nombre considérable d’habitants dans la catégorie de criminels (cf. Schler, 2003). Pour autant, le contrôle de cette population grandissante est une tâche ardue. Le trafic clandestin, les mouvements migratoires et la résistance au régime colonial persistent. En 1923, le gouverneur Marchand conçoit un système de carte d’identité indiquant les dimensions de l’index de l’individu afin de mieux contrôler et catégoriser la population. Afin de gérer la criminalisation exponentielle de ce territoire qu’habitants comme fonctionnaires coloniaux surnomment «le bush», une prison est érigée et rapidement agrandie pour accueillir un nombre croissant de désobéissants.
Sous le régime colonial, la prison était réputée pour sa brutalité, l’usage disproportionné de la violence, et l’attribution facile de peines de mort. Au cours des années 1950, tandis que New Bell devient un vivier de résistance nationaliste et anticoloniale, l’administration centrale s’acharne à nouveau sur la population locale, remplissant les prisons au-delà de leur capacité, et ne faisant aucun effort pour améliorer les conditions de vie ou de soin. Après l’indépendance en 1960, la prison reste en activité. Les décennies de conflit, de résistance et de mauvaise gestion ont fait de New Bell une communauté défavorisée, et de sa prison un environnement violent pour tous les détenus, que ce soient de sérieux criminels, des citoyens en attente de jugement et des marginaux purgeant de courtes peines pour de petits délits.
Aujourd’hui, la prison n’a plus rien de spécial. La ville de Douala déverse sa population de plus de 5 millions d’habitants répartis le long du fleuve Wouri, dans un va-et-vient frénétique autour des hauts murs d’enceinte surplombés de la pancarte historique qui ne laisse rien deviner de l’histoire et de la réalité cruelle de la prison et des vies qui s’y déroulent en son sein. Pourtant, l’histoire de New Bell et son bâtiment protégé par des barbelés possède comme l’écho d’une époque révolue. La population carcérale hétéroclite est à la fois le miroir de l’histoire coloniale de la ville portuaire et l’héritage cruel de la criminalité, tandis que les conditions de vie des détenus sont les vestiges peu gracieux d’une mauvaise gestion et d’une administration brutale. Avec le recul, tout ceci semblait inévitable. Une histoire indélébile. L’ombre vide d’une cellule où l’histoire collective et individuelle se rejoignent.
Steve Happi est né à Douala. Dès son plus jeune âge, il s’intéresse à la musique, mais pas nécessairement à celle qu’écoute sa génération. «J’étais le mec bizarre. Un ado camerounais qui écoute de l’électro-house», explique-t-il. Dès l’âge de 16 ans, Steve commence à produire ses propres morceaux inspirés de la house européenne et d’autres musiques électroniques. Il entre en contact avec Avicii sur un blog musical avant même que le producteur suédois d’EDM ne devienne une star mondiale, et s’inspire de pointures telles que Daft Punk ou Swedish House Mafia. Sous l’influence de ses frères aînés, il découvre également le hip-hop nord-américain des années 2000, de Lil Wayne à Rough Riders. Adolescent, Steve partage son temps libre entre le sport, la musique et la danse. Il apprend le DJing et voyage pour jouer au Maroc, en Méditerranée et ailleurs, avant de rentrer chez lui pour entamer une licence en gestion internationale des entreprises. Steve comprend rapidement que ce n’est pas sa voie, passant alors plus de nuits dans les studios d’enregistrement que de matinées à l’école, et décide finalement de se consacrer à la musique à plein temps, entouré de ses frères avec qui il lance un festival local, «Ça vient de la rue», et un label, God Made.
Les choses prennent un tournant moins allègre lorsque le père de Steve décède en 2017. Le fils, de confession chrétienne, se dispute avec les membres de sa famille, animistes, à propos des droits d’enterrement de son père. Ne voulant pas laisser sa famille décapiter son père comme le veut la tradition, Steve enterre son père selon ses propres termes, et sans le consentement familial. Les proches de Steve qui travaillaient dans la justice l’accusent alors de meurtre, lui et ses deux frères aînés. «C’était complètement absurde, raconte Steve. Il est mort d’une crise cardiaque, comme l’ont attesté les services hospitaliers. Mais la sœur cadette de mon père, qui est juge, a utilisé sa position pour faire pression sur nous.»
Steve et ses frères sont alors déférés à la prison de New Bell, dans l’attente de leur procès. Il y restera deux ans avant que les charges ne soient finalement abandonnées et que lui et ses frères soient disculpés de tous les chefs d’accusation.
L’histoire de Steve est malheureusement trop courante. Les punitions sévères, la corruption et les retombées d’un système pénal qui fait pression sur ceux qui n’ont aucun recours sont la norme. La possession de drogue, le vagabondage et l’absence de pièce d’identité sont des infractions mineures qui accumulées peuvent conduire à une peine de prison de longue durée, ou à des accusations qui obligent les gens à attendre leur procès derrière les barreaux – souvent sans la moindre idée de la date de leur comparution devant le tribunal. Selon certaines estimations, le nombre de détenus en détention provisoire s’élèverait à 69 %. Cette situation, associée au manque de surveillance et à des conditions de vie déplorables, peut entraîner une dégradation physique et psychologique susceptible de transformer une population déjà vulnérable en criminels endurcis.
«La prison est un monde sauvage, tu sais», affirme Steve, se remémorant la nuit où il est entré à New Bell. «Vous arrivez en pleine nuit et la première image, ce sont ces milliers de personnes derrière les barreaux. Ces visages d’acier dans l’obscurité de la nuit, ces criminels, qui vous gueulent à la figure : « Va te faire foutre, tu vas mourir ! », et d’autres amabilités du genre. Ils essaient de vous intimider. C’est comme si vous étiez entouré d’une meute d’animaux sauvages prêts à vous dévorer. C’est une expérience vraiment difficile. Les mots ne suffisent même pas à la décrire. Il faut le vivre pour le comprendre.» Et Steve l’a vécu, s’y est adapté et a trouvé sa propre façon de survivre à l’intérieur. Laissant d’abord la musique de côté, il s’est lancé dans un nouveau projet audio. «Chaque soir, je rencontrais des gens qui me racontaient leurs histoires et j’enregistrais des notes vocales. Des histoires… pas vraiment belles, mais étranges, que j’enregistrais sur mon téléphone. Une façon d’apprendre des choses.» Steve a fait le tour des détenus, écoutant l’histoire de chacun d’entre eux, et apprenant tout ce qu’il pouvait sur ce milieu hostile. Un jour, lors d’une discussion avec son frère, connu sous le nom de D.O.X., Steve apprend qu’une Italienne fréquente les sessions de freestyle du quartier des condamnés à mort et qu’elle serait en train de monter un studio d’enregistrement à l’intérieur même de la prison.
«Au début, c’était vraiment difficile», explique Stone Larabik, fondateur du collectif de rap carcéral La Meute des Penseurs, et artiste de Jail Time Records depuis les débuts. «Réunir toute une bande de gars dans une prison ne va pas de soi. Chacun a ses propres trucs à faire. Chacun doit trouver quelque chose à manger. Alors il faut essayer de les captiver», explique Stone dans les murs du studio de New Bell. Des mots à ne pas prendre à la légère. Avant d’être emprisonné, Stone faisait partie d’une faction spéciale de l’armée camerounaise, la garde présidentielle. Stationnés à Garoua-Boulaï, à la bordure de la République centrafricaine, Stone et son bataillon avaient pour mission de tenir la frontière. Après ce que Stone décrit comme un malentendu à propos d’une arme à feu volée lors d’une permission, il a été condamné à une lourde peine de prison et envoyé à New Bell en 2016.
Au 21e siècle, New Bell a toujours la réputation de prison la plus dure du Cameroun. La surpopulation, le manque de surveillance et la corruption interne ont rendu les conditions de détention parfois intolérables. En 2005, une émeute a éclaté et un détenu a été battu à mort par un groupe connu sous le nom d’«anti-gang», en réalité un ensemble de prisonniers alloué au maintien de l’ordre par le personnel en sous-effectif. Après l’attaque, les autres détenus ont riposté, faisant 15 blessés et provoquant un scandale public. «La prison de New Bell devait à l’origine accueillir 800 détenus, mais quelque 3100 personnes y sont enfermées, dont un tiers en attente de jugement», a déclaré à l’époque le greffier de la prison, Jean-Pierre Ayissi Biyegue. L’établissement pénitentiaire a également un historique de tentatives d’évasion. En 2017, trois détenus se sont évadés avec un faux pistolet en bois entouré de scotch noir. Une tentative qui s’avéra mortelle pour l’un d’entre eux, les autres réussissant à s’échapper. On estime qu’à l’époque, le taux de surpopulation carcérale dépassait les 380 %. (Source)
L’intérieur même de la prison est divisé en quartiers, à l’image des différentes zones de Douala. Stone, lui, a été envoyé dans le quartier des condamnés à mort. Bien que la peine capitale soit toujours légale au Cameroun, aucune exécution n’a eu lieu depuis 1997, de sorte que cette section de la prison est, dans les faits, réservée aux condamnés à perpétuité, aux peines longues et aux soi-disant «condamnés à mort». Puis il y a le «Quartier latino», une zone dangereuse où des jeunes du ghetto font la loi ; le «Hangar» où les plus jeunes peuvent se reposer ; la «Zone musulmane» et sa mosquée, ses cordonniers et ses hommes amateurs de thé chaï ; «Akwa», du nom du quartier commercial de Douala ; le «Troisième âge» réservé aux détenus plus âgés ; et enfin le «Texas». «Là-bas, c’est le Far West», dit D.O.X., qui est tombé sur Stone Larabik et son équipe lors d’une de leurs sessions de rap organisées. «C’est là qu’on trouve le grand banditisme. Le genre de quartier qui n’existe pas en ville, à Douala. Mais le reste de la prison, c’est vraiment un Little Cameroun.»
Et dans ce Little Cameroun, les gardiens laissent les détenus ouvrir des boutiques, faire du commerce et faire leur vie comme à l’extérieur. Seules deux choses ne sont pas autorisées et peuvent être saisies lorsque les gardiens procèdent aux fouilles : les drogues et les téléphones. Stone, qui rappe depuis l’époque où il était à l’armée, a enfreint les règles et s’est procuré un téléphone pour que lui et son crew puissent produire des rythmes pour rapper. «J’ai téléchargé l’application n-Track sur mon Samsung Galaxy. Le matin, au réveil, la première chose que je faisais était un peu d’exercice. Ensuite, je mangeais. Puis je m’allongeais sur mon matelas avec mon petit téléphone, qu’on n’a pas le droit de posséder, soigneusement caché dans l’obscurité. J’enregistrais ma voix avec le micro de mes écouteurs, puis je la faisais écouter à mes collègues. On en parlait tous ensemble, puis je recommençais. C’est comme ça que je passais mon temps. Caché dans l’obscurité, avec un simple téléphone pour objet de contrebande…»
C’était alors la seule façon dont on pouvait enregistrer la musique à New Bell, avant 2018. Et malgré le matériel bon marché et officiellement clandestin, Stone a persévéré. Allant même plus loin. «Il n’y avait pas d’autre moyen de s’exprimer qu’à travers les émeutes ou l’église. Alors je me suis dit, pourquoi ne pas organiser un concert de rap où les gars pourraient s’exprimer librement ?» C’est au cours de l’un de ces showcases que Stone a rencontré Dione, une Italienne qui faisait alors du bénévolat au sein de la prison.
Dione Roach est une artiste et photographe italienne. Diplômée des Beaux-Arts de l’University of East London, Dione a mené une vie d’artiste pluridisciplinaire, travaillant dans la photographie, la production vidéo, la peinture et les projets artistiques communautaires dans le monde entier, y compris en Amérique du Sud. «Je pense que le fait d’être consciente du privilège que j’ai eu d’être exposée à l’art dès mon plus jeune âge et d’avoir toujours et inconditionnellement été soutenue pour le faire, m’a donné envie de partager cette expérience avec des personnes qui n’ont pas reçu ce soutien, que ce soit de la part de leur famille ou de leur entourage, ou à qui on n’a jamais fourni les outils et les moyens réaliser leurs passions créatrices», déclarait Dione au magazine Metal Magazine en 2022.
En 2018, Dione s’est rendue au Cameroun pour poursuivre ce travail, cette fois-ci en effectuant une année de service civil pour l’ONG italienne COE (Centro Orientamento Educativo), organisant des activités culturelles et enseignant la photographie dans une école d’art à Douala. Après une première visite à New Bell pour un atelier de couture organisé par l’ONG, Dione est marqué à jamais par cet endroit. «Je n’étais pas censée y travailler», dit-elle en riant. Dione rit, «mais après cette visite, je n’ai pas arrêté d’y penser et à imaginer les possibilités de faire exister l’art entre ces murs.» Dione a commencé à organiser des ateliers de peinture puis, étant passionnée de danse depuis longtemps, elle a également décidé d’organiser un événement pour les prisonniers, en s’appuyant sur le réseau de danseurs de son entourage.
C’est au cours d’un de ces événements de danse qu’un groupe de prisonniers s’est spontanément formé, attiré par un microphone ouvert, une rareté en milieu carcéral. Quelqu’un s’en est saisi pour faire un freestyle. Dione ne le sait pas encore à ce moment, mais il s’agissait d’un membre du collectif carcéral La Meute des Penseurs. Stupéfaite, Dione a voulu en savoir plus. «J’ai assisté à l’une de leurs répétitions dans le quartier des condamnés à mort et c’était incroyable. Faire ça dans ses conditions, c’est vraiment extrême», admet Dione. «Entrer dans une prison et voir ces mecs chanter… je me suis alors dit que même dans des conditions de vie aussi misérables, et peut-être même indépendamment de ce qu’ils ont bien pu faire avant, on peut encore trouver le pouvoir de s’exprimer et de rechercher une sorte de rédemption ou de libération à travers l’art.» Dione philosophe : «Tu vois ce que je veux dire ? Même si tu vis en enfer, tu peux être libre.»
Au milieu de la tragédie, dans un quartier où tout, littéralement tout, peut vous être enlevé, ce groupe a su exprimer sa voix. «Et si on faisait un album ?», propose Dione au crew. «Je trouverai un moyen de faire entrer du matériel d’enregistrement à la prison.» Le travail de Dione avec l’administration pénitentiaire s’est déroulé sans accroc, étonnamment. Aucune objection au projet de Dione qui a été autorisée à construire un studio à l’intérieur, grâce à un financement partiel de l’ONG qui l’a envoyée au Cameroun et à des partenariats judicieux avec des marques de mode italiennes. Mais il y a tout de même eu un hic : «Alors que le studio était achevé, on n’avait personne pour le faire fonctionner», raconte Dione. Quelqu’un a alors mentionné le nom d’un ancien producteur de musique, un détenu qui passait son temps à recueillir des témoignages oraux. Rapidement, les deux finissent par se rencontrer. «On a tout de suite connecté», se souvient Dione, qui explique : «On avait les mêmes idées et la même sensibilité pour ce projet.» Steve est donc devenu le responsable du studio et, peu de temps après, Dione a dû rentrer en Italie pour quelques mois. «Quand je suis revenue, ils avaient enregistré énormément de sons ! Pas seulement du rap, mais toutes sortes de musiques avec plein de gens différents», s’enthousiasme Dione. «C’est alors qu’on a eu l’idée de créer un label.»
Au départ, Steve s’était donné pour mission d’enregistrer un album avec Stone et son collectif, La Meute des Penseurs. Mais cette mission a rapidement évolué. «J’avais envie de découvrir de nouveaux talents», explique Steve. «Car à force d’enregistrer des gens en prison, j’ai fini par connaître beaucoup d’autres artistes. J’ai donc décidé d’ouvrir le projet.» Entre deux séances de studio, Steve fait le tour de la prison, repère les talents, demandant aux détenus s’ils connaissent des artistes, et retrouvant ceux dont il sait qu’ils ont quelque chose à offrir. Peu à peu, les talents commencent à affluer, certains ayant déjà une formation musicale, d’autres s’y essayant pour la première fois. «J’ai même eu l’idée de faire venir des gens au studio juste pour passer un bon moment», raconte Steve. «Il n’y a pas que ceux qui font de la musique. Il y aussi ceux qui mettent l’ambiance… Ceux qui font partie du mouvement.» Certaines personnes, comme Ba’a, qui n’avaient jamais fait de musique, se révèlent être des stars en herbe. Il y a aussi l’exemple de Djafar qui a fait de la musique toute sa vie, mais comme il n’avait pas le look qu’on attend généralement d’un artiste, il n’avait aucune chance de percer si ce n’est dans ce studio. Des personnages plus improbables les uns que les autres vont et viennent, avec des idées de projet, ou simplement pour observer.
Dans les deux années qui suivent, Jail Time sort une incroyable compilation double-face de 24 titres avec 13 artistes, Jail Time, Vol. 1. Les beats ont été produits par Steve, puis retravaillés et remaniés par lui, sélectionnés parmi un catalogue encore plus large de morceaux créés et archivés pendant d’innombrables heures passées au studio de New Bell. Au fur et à mesure que Jail Time prend de l’ampleur et que le projet se fait connaître au sein de la prison, les artistes commencent à rivaliser pour obtenir des opportunités telles que le tournage d’un clip vidéo, ou simplement rapper sur le meilleur beat. Une nouvelle éthique de travail se façonne, chacun essayant de créer la meilleure chanson possible. «Avant un concert ou avant un événement organisé dans la prison, les gens voulaient entrer en studio et enregistrer une nouvelle chanson. Ça créait une ambiance où tout le monde était super motivé et productif», raconte Steve. «Le studio a eu un impact sur le long terme. Même s’il y a des disputes et des jalousies, il crée un sentiment de fierté.»
Steve a également joué un rôle-clé dans l’élargissement des horizons musicaux de ceux qui fréquentent le studio. Alors que beaucoup reproduisent les codes de la culture du hip-hop occidental, Steve a insisté pour que les détenus apportent quelque chose de personnel à leur expérimentation musicale – qu’il s’agisse de leur propre langue ou d’un son traditionnel. Le Cameroun comptant au moins 250 langues et groupes ethniques différents, cette diversité est source d’une grande richesse culturelle et musicale. Dans le documentaire Off the Map qui suit Steve, on le voit insister auprès de Djafar pour qu’il apporte un élément de la culture Nguon, issue du royaume historique de Bamoun, dans le nord-ouest du Cameroun. «J’ai dit aux gars, lors d’une séance de brainstorming, qu’en tant qu’Africains, on avait aussi quelque chose de spécifique à partager. Et si tu veux que les gens t’écoutent, tu dois leur apprendre quelque chose sur toi-même et sur tes origines… Trop souvent, on a tendance à se noyer dans la culture des autres.» Nombreux sont ces exemples de partage d’histoires et d’héritages culturels des détenus.
Outre le chant en langue Bamum de Djafar
il y a aussi le drill à la sauce Atalaku de Kengol DJ
le chant de Moussinghi en langue Douala
et enfin le drill mbole qui est la signature de Steve dans les productions de Jail Time.
Ce qui donne à la compilation une vaste palette de sons, pour un projet étonnamment représentatif de la diversité culturelle du Cameroun. «On fait de l’électro avec du nguon par-dessus», dit Steve, «ou bien du hip-hop avec du Bafia, du Bassa, ou du Douala… C’est une façon pour nous de partager, de se connecter, de voir qui on est.»
«Assis derrière l’ordinateur, en les enregistrant, en écoutant leur histoire, j’ai été plongé dans leur propre vie», confie Steve. «Ils partagent beaucoup de choses avec moi à travers ces morceaux.» Prenez le morceau «Père irresponsable» de Stone Larabik. Ce militaire endurci y déplore la souffrance d’une vie sans père, tout en s’accommodant du fait qu’on l’a éloigné de sa propre fille. «Cela vous redonne de la force et de la foi. C’est comme un rêve», dit Stone à propos du processus de création.
«Empereur, par exemple, est un enfant de la tribu, des pratiques traditionnelles, des Douala, mais il a été envoyé loin de sa famille pour vivre à Yaoundé, et il s’est rebellé dans la rue», explique Steve. Cas difficile s’il en est, Empereur purge actuellement une longue peine de prison et ne risque pas d’être libéré de sitôt. «Il est en quelque sorte le patron du Quartier Latin», explique Steve. Mais cela ne lui donnait pas pour autant un accès prioritaire au studio. Tandis que l’équipe travaillait, Empereur se pointait, testait des idées, maniant sa langue maternelle Sawa de Douala, gagnant ainsi peu à peu ses galons. En studio, il est mis sur le même plan que les autres, car les hiérarchies de la rue y sont transposées en mesures 4/4 et en kicks astucieux. «Il est dur à l’extérieur, mais il sait être gentil», reconnaît D.O.X. Au cours de ce processus, Empereur peut se concentrer sur un autre type de sujet, et déconstruire son idée des relations basées sur «la loi du plus fort», pour finalement pouvoir entrer dans un monde créatif où la sensibilité et la collaboration sont la seule voie à suivre. «Quand il a commencé à maîtriser le micro, quittant la sphère des freestyles, on a compris que ça avait un réel impact sur lui», confirme D.O.X. «C’est une énergie et un esprit positifs, c’est celui de ses ancêtres.»
Empereur pose dans le quartier latin de la prison de New Bell, un quartier connu pour ses activités de gangs.
Jeje, née au Nigeria, est l’une des seules artistes féminines de Jail Time.
Jeje est née au Nigeria, mais a été envoyée chez son oncle à Douala alors qu’elle était encore adolescente. Pendant son séjour, Jeje a été maltraitée par son oncle, qu’elle décrit comme colérique, violent et excessif. Finalement, Jeje a décidé de s’enfuir et de retourner dans sa famille au Nigéria. Pour s’échapper, elle a volé l’argent que son oncle avait dans la maison et en a utilisé une partie pour payer un homme qui était censé lui faire passer la frontière nigériane en douce, n’ayant pas de papiers. Pendant le voyage, l’homme lui a volé le reste de l’argent avant de l’abandonner. Jeje a survécu avec le peu d’argent qu’elle avait réussi à cacher, avant d’être rattrapée par les autorités camerounaises, accusée de vol et envoyée au quartier des femmes de la prison de New Bell. Elles ne sont qu’environ 50 détenues, un groupe très réduit par rapport aux 6 000 détenus masculins, mais les conditions n’y sont guère meilleures. «Au moins avec la musique, quand je me sens un peu inquiète, je peux aller au studio, poser un son avec ma nouvelle famille, et ça m’aide à oublier mon chagrin.»
L’anxiété, la peur et l’inquiétude sont monnaie courante à l’intérieur, pour les femmes comme pour les hommes. «Au début, c’était terrifiant», résume Jeje à propos de sa vie derrière les barreaux. «Entre les bagarres et le bruit, pas facile d’être seul.» Jeje a depuis été libérée et compte deux singles à son nom : «Show Me the Way», écrit et enregistré pendant sa peine, et «This Life», produit en liberté. «Faire de la musique m’a aidé à m’en sortir», explique Jeje. «Quand je travaille avec Steve, il me donne confiance, il me pousse à faire toujours plus.» Pour Jeje, Jail Time est bien plus que de la musique, «c’est le son d’une nouvelle chance dans la vie. C’est le son de la liberté.»
Dione et ses apprentis fournissent également la trame visuelle qui accompagne la musique. Les vidéos musicales montrent l’intérieur chaotique de New Bell, avec ses cellules de fortune, ses murs de pierre et ses allées bondées. Les allées étroites et le linge suspendu donnent l’impression que les vidéos ont été filmées dans un marché ou un bidonville. Sans parler de l’énergie créatrice qui surgit à l’écran comme dans «SA NGANDO» où Empereur rappe face caméra entouré des torses et bras nus des détenus peints en rouge ou bleu, se trémoussant à l’arrière-plan. Une certaine violence comique faite de jeux de jambes élastiques, le tout dans le décor frénétique de la prison. Dione, qui a tourné la vidéo à l’intérieur de l’établissement, y bénéficie d’un accès privilégié. «Dione est très appréciée dans la prison. On l’aime pour de vrai», confie Steve, les pieds sur terre, brisant tous les stéréotypes.
«Cela leur donne un objectif», explique Dione à propos du travail de Jail Time Records et Jail Time Productions. «La paresse est un piège facile en prison.» Dione a su combler cet obstacle en organisant des cours de photographie et de vidéo. Étape par étape, les étudiants et les détenus sont en mesure de prendre le contrôle, de manipuler l’appareil photo et de produire quelque chose par et pour eux-mêmes. Même Steve a bénéficié de ce cours intensif. «Elle tient la caméra, je tiens les sacs», s’amuse Steve à propos de leurs séances de tournage. Steve, désormais vidéaste en devenir, lui est reconnaissant : «Elle m’a tout appris.»
Et cette économie interne est prometteuse. Plus on produit de musique, plus on a besoin de vidéos, et de professionnels pour le mixage et le mastering, de promoteurs pour faire connaître le son, de gérants de studio… et ainsi de suite. C’est un contrepoids positif aux économies informelles et illicites qui dominent le secteur privé camerounais, lequel représente environ 90 % de la main-d’œuvre et 50 % du PIB. Au fur et à mesure que Jail Time Productions se développe, avec l’aide d’acteurs internationaux et les dons caritatifs nécessaires à son démarrage, la structure offre une alternative aux pratiques commerciales illicites telles que la contrebande, la contrefaçon et la fraude, qui sont accessibles aux ex-détenus mais peuvent rapidement les renvoyer derrière les barreaux.
Et certains gros noms font tourner les têtes. «L’équipe internationale qui participe au projet lui donne des airs de grandeur et d’importance», dit Dione à propos de leur travail collaboratif. Les photographies et les vidéos musicales ont fait l’objet d’une couverture médiatique internationale sur Vice, NTS, BBC, et Crack Magazine. La vision artistique de Dione, de la photographie austère en noir et blanc aux vidéos musicales collaboratives qui font la part belle à la physicalité, est une œuvre d’art en soi. Et le contexte finit de leur donner un sens. «Beaucoup d’entre eux n’étaient pas très sérieux en matière de musique auparavant, ou le faisaient juste par passion ou par loisir, mais ne s’investissaient jamais vraiment. Alors qu’aujourd’hui, ils prennent cela très au sérieux. Et on voit un énorme changement dans la qualité du travail, par rapport à ce qu’ils faisaient au début», explique Dione. «C’est un message très fort envoyé au monde entier.»
«Au bout du compte, toutes ces vidéos et tout le reste, c’est super, mais le cœur du projet, c’est l’être humain», souligne Steve. «Il s’agit de réinsertion. On essaie de leur redonner une vie.» Il n’a pas fallu longtemps à Steve et Dione pour comprendre que Jail Time avait un rôle encore plus important à jouer à l’extérieur. «Lorsqu’ils sont en prison, ils sont coincés», déclare Steve, «et tout ce que nous pouvons faire, c’est leur faire oublier la douleur. Mais quand ils se retrouvent dehors, alors on travaille au développement d’un être humain».
La récidive est un phénomène global auquel les systèmes judiciaires du monde entier semblent incapables de faire face. Le Cameroun n’échappe pas à la règle. Et les raisons sont nombreuses. Certains peuvent se retrouver en prison pour des petits délits de circonstances non violents, comme c’est le cas de Djafar, que Steve a décrit comme s’étant retrouvé au «mauvais endroit au mauvais moment» sans pièce d’identité officielle. Mais une fois à l’intérieur, il est facile de se laisser entraîner dans la criminalité qui maintient un ordre autoproclamé et offre des voies d’accès au fric facile et aux jeux d’influence. Une enquête de terrain réalisée en 2020 a révélé que 47 % des prisonniers alors en détention au Cameroun y purgeaient au moins leur deuxième peine (African British Journal). Et puis il y a aussi la stigmatisation qui colle à la peau des anciens détenus une fois qu’ils sont à l’extérieur. Les membres de la famille rejettent facilement ceux qu’ils considèrent comme des criminels, tandis que les employeurs hésitent à les embaucher, et les vieilles habitudes de consommation de drogue peuvent anéantir toute volonté et ressources qui pourraient encore subsister.
Et il y a les mille et une petites tâches fastidieuses qui doivent être accomplies de toute façon. «On leur trouve un domicile lorsqu’ils sortent, ainsi qu’un téléphone. Mais ils le perdent à chaque fois. Mais surtout, on essaie de leur trouver un boulot. Et une carte d’identité, ce qui s’avère le plus difficile car ils ont souvent perdu leur certificat de naissance», explique Steve, éternel patient.
Moussinghi a passé sa vie à faire des allers-retours en prison. Lors de son dernier séjour, à cause d’une violente altercation avec la police, Moussinghi a écopé d’une peine de prison. Depuis sa libération, il est un exemple d’espoir pour la réinsertion.
Cela ne veut pas dire que les choses sont faciles, ni que le chemin vers une vie saine sera sans embûches. Mais jusqu’à présent, Moussinghi a su rester à l’écart des problèmes, rester concentré et envisager la possibilité d’une autre alternative. Cet état d’esprit s’incarne dans le titre «Sacrifice» où Moussinghi explique : «Il s’agit de savoir où tu puises ton énergie, où tu commences quelque chose, et si tu crois en ce que tu veux être demain», avant de conclure, «Je vois des changements arriver. J’ai de l’espoir.»
Steve a mis l’accent sur le développement de compétences à travers Jail Time. L’informatique, les bases de la production audio, l’enregistrement, le design graphique, ou encore la gestion administrative : Jail Time a permis aux détenus d’acquérir les compétences nécessaires pour que le projet puisse fonctionner de manière autonome. «Une grande partie de ma mission consiste à créer de l’autonomie», explique Steve, «afin que, même sans moi, le studio puisse continuer de tourner». C’est ce type de compétences, et la discipline requise pour les maîtriser, qui peuvent se transformer en opportunités dans le monde extérieur. Chacun des membres de Jail Time peut jouer un rôle au sein de l’entité de production du collectif, car faire de la musique ne se résume pas à se poster derrière le micro. «J’ai commencé comme prisonnier, je suis devenu responsable de studio, et Djafar a désormais pris ma succession…», explique Steve. «Cet aspect, l’éducation, me tient vraiment à cœur.»
Le récit s’écrit. Parfois gravé sur les murs de pierre, où l’on compte les jours à tirer, liste des noms ou exhibe des initiales. Ici, c’est une égratignure sur la peau. Là, une cicatrice indélébile. Ou encore un tatouage à l’encre bas de gamme avec une aiguille usée. Et parfois, c’est en musique qu’on écrit ces histoires. Un témoignage fait de mots. Un récit dans lequel la vérité est toujours flottante, entre deux eaux. Sur un tout autre plan. Caché dans la mémoire collective, ou dans les motifs tremblants qui ornent les murs dans l’ombre des nuits agitées. Que peut-on deviner d’une personne à partir des marques qu’elle arbore sur sa poitrine ? Du procès-verbal sténographié par la greffier ? De la liasse de documents sur laquelle est écrit en gras CASIER JUDICIAIRE ? Et d’une prison… que d’innombrables âmes ont hantée. Où la mort et la rédemption cohabitent dans l’exiguïté d’une cellule. Qui sommes-nous pour savoir ? Qui sommes-nous pour juger ? Jail Time offre un espace-temps à ceux dont l’histoire est chevillée au cœur, tendue dans les muscles saillants sous leur peau. C’est une rare opportunité de réécrire ce qui a déjà été, de resignifier les concepts de criminel et de prison. C’est l’occasion de comprendre comment nous sommes définis par ceux que nous voyons en face de nous. Et par ce que nous décidons de faire en retour. Devant l’infinie possibilité d’un logiciel de production, et dans le refuge d’un studio silencieux, Jail Time permet de renouveler le récit. Dans les immeubles administratifs et les rues bruyantes, en dehors des prisons, le collectif donne vie à de nouveaux récits. Un collectif dans lequel on peut enfin être libre.