Le label Analog Africa réédite les deux premiers albums du groupe somalien Dur-Dur, bande-son d’un âge d’or révolu.
Il fut un temps où la ville côtière de Mogadiscio, capitale de la Somalie, était surnommée « la perle de l’Océan Indien » et brillait par sa vie nocturne et culturelle dans toute la corne de l’Afrique. Ce temps, c’est celui d’avant 1991 et la chute du général Mohamed Siad Barre, avant que le pays ne plonge dans 20 ans de guerre civile, ne soit dévasté par les famines et les divisions claniques ou, comme ce fut encore le cas récemment, ne soit en proie aux attentats perpétrés par les islamistes du groupe Al Shebab.
À cette époque, c’est-à-dire dans les années 80, les États-Unis constituaient un soutien de poids au régime en place. James Brown, Santana, Bob Marley ou encore Mickael Jackson enjaillaient les ondes, et les artistes étaient encouragés à se nourrir d’influences extérieures. Résultat : ça groovait sec à Mogadiscio. Au Bar Lido, mais aussi dans les discothèques des hôtels Jubba, Jazeera et Al-Curuuba, on transpirait jusqu’au petit matin au son de l’Iftin Band, du Shareero Band et, à partir de 1984, du Gor-Gor Band (« l’aigle » en Somali) qui changera vite de nom pour choisir Dur-Dur (« cours d’eau »).
Avec ses guitares funky, ses claviers de l’espace et ses chants haut perchés, cette émanation du Bakaka Band — créé pendant la guerre qui opposa l’Éthiopie et la Somalie avec pour but de stimuler le moral des troupes — vint vite élargir la palette d’une scène foisonnante d’ores et déjà reconnue sous le nom de « Mogadishu Funk ». Il deviendra l’un des groupes les plus populaires de la Somalie et des pays frontaliers (Éthiopie, Djibouti et Kenya) avant de sombrer dans l’oubli.
Samy Ben Redjeb – fondateur d’Analog Africa, mordu de belles histoires et d’enquêtes de terrain – s’est lancé sur leurs traces en 2016. De Columbus dans l’Ohio (où se sont exilés certains membres du groupe) à Mogadiscio, c’est non sans difficulté — et accompagné parfois d’un ancien agent de sécurité affublé d’un uniforme militaire et d’un AK-47 — qu’il a réuni les meilleures sources audio disponibles, mais également des interviews et des documents d’époque. L’ensemble est à retrouver dans le livret qui accompagne la réédition des deux premiers albums du groupe, enregistrés respectivement en 1986 et 1987 : Dur-Dur of Somalia – Volume 1, Volume 2 and Previously Unreleased Tracks.
Ce crate digger (ou chineur de disque professionnel) résume la recette du Dur-Dur en ces termes : « le groupe est d’abord devenu connu grâce à ses chanteurs qui auraient pu être des stars à part entière. Mais son ascension fulgurante est inextricablement liée à la vision de son fondateur Isse Dahir Qassin : fusionner la musique somalienne traditionnelle avec les rythmes qui faisaient danser les gens. Funk, Reggae, Soul, Disco et New Wave se mêlent sans effort avec la musique spirituelle Sarre ou avec le Daantho, un rythme de la partie nord du pays dont la ressemblance avec le reggae est frappante. »
Outre le talent de ses différents chanteurs, si le Dur-Dur band résonne de manière si moderne à nos oreilles, c’est sans doute aussi parce que son fondateur et clavier, Isse Dahir Qassin, y a attiré les musiciens les plus avant-gardistes de Mogadiscio : « Ujeeri, le bassiste, fut recruté dans le Somali Jazz et l’incroyable batteur Handal avait joué au sein du Bakaka Band. Ces deux éléments étaient l’épine dorsale de Dur-Dur, devenant l’une des sections rythmiques les plus extraordinaires de la Somalie. Isse a également ajouté ses deux jeunes frères à la formation : Abukar Dahir Qassin à la guitare et Ahmed Dahir Qassin fut embauché comme ingénieur du son permanent, une première en Somalie et l’une des raisons pour lesquelles Dur-Dur fut connu aussi comme le groupe le mieux sonorisé du pays » , raconte Samy Redjeb.
30 après avoir fait les nuits de Mogasdicio, ce son unique a inspiré le collectif d’Ottawa Soul Jazz Orchestra (2017) et le rappeur belgo-congolais Baloji. Taillé pour les dancefloors, « Soleil de Volt« (2018) reprend en effet le terriblement funky « Dooyo« . Un titre que l’on retrouvait en 2013 sur Dur-Dur Band volume 5, la réédition par le label « Awesome tapes from Africa » d’une cassette enregistrée en 1989.
Sur le double album d’Analog Africa, on retrouve un titre de la même veine, « Yabaal », lui aussi porté par la voix aux accents bollywoodiens de l’unique chanteuse du groupe, Sarah Dawo. C’est avec ce morceau que le Dur-Dur prit d’assaut la scène musicale de Mogadiscio en 1986 : « Nous avons enregistré le Volume 1 dans la boîte de nuit de l’Hôtel Jubba un après-midi et c’est Yabaal (fleur) qui en est devenu le premier gros succès. C’est une chanson traditionnelle, mais la façon dont elle a été arrangée était très différente de ce qui se faisait à l’époque en Somalie », confie Abdulahi Shariif Hassan, plus connu sous le nom de Baastow, l’un des chanteurs de légende du groupe.
Comme Sarah Dawo, Baastow a intégré le groupe en 1985 : « nous faisions tous les deux partie du Waaberi Band et étions donc employés par le Ministère de l’Information. Nous avons dû demander la permission de toucher un autre salaire. Notre requête a été acceptée par un décret présidentiel. Mais, techniquement, nous étions tous les deux membres du Waaberi jusqu’à ce que la guerre civile commence ».
Si Isse Dahir Qassin – futur époux de Sarah Dawo — a approché Baastow c’est, selon lui, en raison de sa connaissance approfondie de la musique somalienne traditionnelle, en particulier de la Saar, une danse destinée à invoquer les esprits lors de rituels religieux : « Des titres comme « Jaajumoow Jees » et bien d’autres empruntent des éléments à la Saar. Et même si nous avons changé les paroles pour les adapter aux goûts de l’époque, ce mélange nous a parfois mis en désaccord avec le directeur de l’hôtel Jubba qui m’a dit une fois :
— Je ne vais pas risquer d’avoir des touristes italiens possédés par des esprits somaliens. Tenez-vous-en à la disco et au reggae !
À l’époque, cela m’avait agacé. Aujourd’hui, ça me fait sourire. »
Contrairement aux groupes somaliens de l’époque, payés, logés, bref subventionnés par le régime pour chanter les louanges du président Mohammed Siad Barre, le DDur-Dur Band semble avoir bénéficié d’une certaine autonomie. S’ils reçurent l’ordre de changer de nom à leur début (à la fin d’un concert, un militaire vint leur rappeler que Gor-Gor, « l’aigle », était l’emblème de l’armée), leurs textes, eux, n’abordent qu’un seul et même sujet : les relations hommes-femmes. Un répertoire qui, des skanks reggae de « Dinleeya » (Mystère) aux guitares psychédéliques de « Caashaqa Maxaa Il Baray » (Que m’a enseigné l’amour ?), fit les belles heures du groupe avant que n’éclate, en 1991, l’interminable guerre civile qui poussera ses membres à l’exil.
En 1992, les membres du Dur-Dur Band fuient la Somalie pour l’Éthiopie où ils continuent à se produire et enregistrent même un album, beaucoup plus politique cette fois, avant de se séparer. Une histoire que nous racontera peut-être Samy Ben Redjeb puisque ce double album n’est que le premier volet d’une série, en trois parties, consacrée au Dur-Dur Band, un orchestre qui n’a décidément pas fini de nous faire danser.
Dur Dur of Somalia – Volume 1, Volume 2 & Previously Unreleased Tracks, disponible en digital et physique chez Analog Africa