Armstrong avait été en son temps le « roi des Zulus », figure cardinale du carnaval de la Nouvelle-Orléans. Basquiat l’avait fait figurer dans ses tableaux, comme une manière de se relier à l’Afrique et aux identités multiples que ses enfants diasporiques ont réinventées. Mais à la fin des années 70, les Zulus n’habitent plus seulement la Louisiane, ils sont dans les rues du Bronx, et sortent tous les jours pour rapper, graffer, danser… ils forment la Zulu Nation : un collectif de rappeurs et DJ dont le chef de file, Afrika Bambaataa (en mémoire d’un prince zulu) fait partie de ceux qui vont faire descendre ce courant né dans les ghettos du Bronx vers le Lower East Side de Manhattan où squattent les artistes expérimentaux. Dont Basquiat.
Vincent Bessières, l’un des trois commissaires de l’expo « Basquiat Soundtracks », a reconstitué les chemins de cette rencontre, pour mieux montrer l’impact qu’elle a eue sur le peintre : « Basquiat ne pouvait qu’être sensible à cette musique et à tout ce qui allait avec : la danse, le graffiti et le tag, et aussi toute une culture vestimentaire avec des codes : une nouvelle modernité inventée par cette jeunesse. Au début des années 80, il fréquente les premières soirées hip-hop à Manhattan, d’ailleurs Michael Holman (qui fonda avec Basquiat le groupe Gray) a fait venir Afrika Bambataa et les Dj affiliés à la Zulu nation pour jouer dans les clubs, ou encore Fab Five Freddy… ». Basquiat, qui avait débuté sa « carrière publique » par les phrases énigmatiques et acides qu’il bombait sur les murs avec son copain Al Diaz, signait SAMO© : un nom de scène, mais aussi ou d’abord un nom de tag, comme il commence à en fleurir sur les murs de la ville. C’est le graffeur Toxic (Torrick Ablack) qui introduit Basquiat à ces crews de DJ et de graffeurs qui vont se frotter en ce début des années 80 à la new wave et la no wave de Manhattan. Souvenir de cette époque d’échanges et de mélanges, le titre « Rapture » de Blondie qui, sur une rythmique funk rock, se met à rapper en citant Fab 5 Freddy. Dans son clip, elle croise un DJ… incarné par Jean-Michel Basquiat ! Le peintre remplaçait au pied levé Grandmaster Flash qui devait jouer le rôle.
Basquiat ne s’arrête pas là : après l’expérience de Gray (qui n’enregistrera qu’un seul titre avec Basquiat), il fait entrer en studio deux rappeurs – K Rob et Rammellzee, pour un duel au micro sous sa direction artistique. « C’est Basquiat qui a produit ce disque, qui l’a réalisé, qui était en cabine pour façonner le morceau, qui a fait la pochette et a fait presser le disque pour le distribuer autour de lui » rappelle Bessières. Le morceau s’appelle « Beat Bop », un jeu de mots entre le be bop qu’il aimait tant, et le beat qui propulse les mots des rappeurs. Rolling Stones a d’ailleurs classé ce morceau dans les 100 titres qui font l’histoire du hip-hop.
Avec Toxic et Rammellzee, Basquiat forme même un crew qu’ils appellent « Hollywood Africans », qui donnera son nom à un tableau où les trois larrons sont représentés. Une idée venue de leur séjour à Los Angeles, lorsqu’ils se rendent à l’évidence : parmi les fameuses empreintes que les stars laissent dans le sol, signe ultime de la reconnaissance hollywoodienne, il n’y a pas l’ombre de celle d’un noir. D’où leur gang en forme de pied de nez et de revendication, qui témoigne cependant d’un des leitmotiv de Basquiat : rendre aux noirs leur place dans l’histoire des Etats-Unis, où ils n’ont jamais été considérés. D’où les célèbres couronnes qu’il peint au-dessus des figures héroïques admirées (outre les jazzmen, les boxeurs font aussi partie de son panthéon), d’où aussi la représentation sous la forme d’un sinistre personnage des lois ségrégationnistes Jim Crow, qui ne furent abolies qu’en 1964, soit quatre ans après la naissance de Basquiat, et vingt seulement avant « Beat Bop ».
Comme il le faisait pour les groupes de no wave qu’il connaissait, Basquiat dessine aussi les affiches de ses copains rappeurs – comme celle de Rammellzee dont l’art, baptisé « Ikonoklast Panzerism » fut exposé, en même temps que des œuvres de Toxic et Basquiat, au Squat Theater, un autre des hauts lieux du bas-Manhattan.
Évidemment, les copains du mouvement se retrouvent dans ses toiles, comme les graffeurs Toxic, Ero (pour Ever Rocking On) ou encore Anthony Clarke (aka A-One), dont les portraits sont exposés à la Philharmonie de Paris. On y voit aussi des extraits du film Downtown 81 produit par la Française Maripol, dans lequel Basquiat joue le rôle d’un jeune peintre en tout point semblable à lui-même, qui tire le diable par la queue dans son quartier à l’abandon. Il y croise les groupes DNA, Tuxedomoon, ou encore Kid Creole et DJ Fab Five Freddy… On le voit entrer dans une boîte où un MC (est-ce DJ Cool Herc ?) lui fait une dédicace.
Sampling visuel
Mais la relation de Basquiat avec le hip-hop n’est pas qu’affaire de sympathie ou d’affinités. Ou alors, on pourrait dire que ces affinités sont le fruit d’une époque, dans laquelle le jeune peintre baigne lui-même, et dont à sa manière il met les codes en pratique. Greg Tate (célèbre critique du Village Voice), disait que « Basquiat était le plus grande contribution à la modernité du hip-hop, et réciproquement... ». Une citation que Vincent Bessières aime à reprendre, avant de poursuivre : « Difficile de pas voir les correspondances entre le mix, le sampling, la boucle… Ce que fait Basquiat sur ses toiles, notamment dans l’usage de la photocopie, cette façon dont il utilise ses propres dessins et les ré-injecte – par le biais de la photocopie – dans ses toiles comme un producteur de hip-hop va aller arracher des samples et refaire une création à partir de ça… ». Et de fait, les personnages, les disques et autres mots qui se répètent impriment un rythme à certains des tableaux, au point que – comme le suggèrent certains, il faut les lire à haute voix pour les entendre. « Toutes ces couches, ce rapport au langage et à la répétition des mots ont peut-être à voir avec la scansion des mots que l’on retrouve dans le rap, abonde Bessières ». Mais l’art du sampling visuel du jeune homme ne s’arrête pas là.
C’est que Basquiat, à sa façon, écrit en sons : D’ailleurs, le jeune peintre qui dans dès les années 84-85 est déjà devenu une star de la peinture et expose de Zurich à Los Angeles en passant par Tokyo, peint constamment avec du son : celui de sa platine vinyle, de la radio, ou de la télévision : et parfois des trois à la fois. Les mots de l’actualité s’entrechoquent et atterrissent sur la toile, comme une écriture automatique du réel qui l’entoure, au même titre que les bruitages d’accidents de voitures, ceux de Popeye décochant une bonne droite, ponctuée comme dans les cartoons d’un « smack » aussi graphique que sonore. Basquiat peint les sons qui l’entourent, et les musiques les plus variées – dont le jazz, la no wave et le hip-hop sont la bande originale de ses toiles. Et c’est toute la force de l’exposition « Basquiat Soundtracks » : elle montre comment le son et la musique sont une clef extrêmement féconde pour entrer dans l’œuvre du « Radiant Child » (le gamin radieux), comme l’avait surnommé le critique d’art René Ricard dans un article qui allait faire connaître le jeune peintre de Brooklyn dans le monde de l’art contemporain.
A suivre : Chassol, méditations Basquiat